La rue Blanche

Fanny Chouette

Et notre siècle qui s'accroche à virtualiser les heures. Je ne t'apprends rien, c'était déjà le cas à l'époque où nos "Je t'aime" croisaient les ondes de millions d'autres messages. Vas savoir ce qu'ils se disaient, les autres ? D'autres mots doux d'un père à sa fille, d'un inconnu à une erreur d'un seul chiffre, d'un cocu à sa future ex-femme, peut-être. T'as raison, on s'en fout des autres. Dans ces moments-là, y'avait plus que nous et c'était bien. Ce grand Nous flottant au milieu des ondes d'une Terre déjà has been. 

Tu te souviens de ce temps où voyager demandait un minimum d'efforts ? Le choix de la destination d'abord, l'énumération grisante des noms de cartes postales qui font rêver, l'imagination qui s'envole, on s'y voit déjà, et puis la résignation, souvent. On peut pas Mamour, avec les gosses à nourrir et les crédits sur le dos. Sans parler de ta mère qui creuse son trou plus vite que celui de la Sécu. Ferme cet Atlas et mets la table, ce soir c'est coquillettes-jambon.  Tu t'en souviens ?
Aujourd'hui les abonnés aux nouilles-cochon jubilent de parcourir le monde depuis leur canapé. Venez voir les enfants, c'est fou on s'y croirait. Tous ces sites, fenêtres sur un monde en 3D et 15 pouces, ces visas pour l'aventure au bout d'une souris. C'est bien c'est pratique, et ça fait voir le monde aux bambins entre deux tranches de jambon découéné. Moi-même je me jette dedans, souvent. 

La dernière fois ? Pas plus tard qu'à l'instant. Pour venir te voir, et je t'ai cherché. Je savais que je ne t'y trouverai pas, t'étais pas du genre à te montrer. Alors je me suis promenée, pour y revenir. Tu me suis ?


Dans ce parc d'abord, où la balançoire que tu guidais pour mon envol n'a pas eu la décence de garder trace de notre passage. Le toboggan que l'on trouvait affreux est toujours là lui aussi. C'est marrant, avec le recul des années et du curseur, ce parc esquisse le visage d'une femme. Pas une de ces gravures de beauté superlative posée là pour faire crever de jalousie toute la clientèle de Sephora. Non, plutôt cette femme que l'on croise tous les jours sans jamais la remarquer. Elle a pourtant quelque chose. Ses traits sont loin d'être parfaits, sa peau raconte ses croisades et ses yeux brillent moins fort qu'avant. Mais elle a du charme regarde, elle est de cette beauté qui n'ose pas. Et ce toboggan est l'imperfection sur ce visage qui la rend belle.

Un peu plus loin, il y a cette place et son harem d'arcades. La Mairie ne laisse pas le poids des années entacher sa fierté. Elle est belle, et ses pierres le savent. Et puis mon mètre et quelques qui serrait fort ta grande main, sur ces pavés. On riait trop fort à tes blagues idiotes. J'en ai oublié très peu. 

L'église. A l'écran, elle m'est apparue de dos, folle de honte de nous avoir donné rendez-vous sur son parvis, moi dans un mouchoir et toi dans une petite boîte.
J'ai fait le tour, lentement. Cette grande porte, et ma robe noire. Ce jour-là, je m'étais juré de sourire jusqu'à n'en plus pouvoir, je l'ai fait. La suite tu la connais et mes mots n'en veulent pas. Le genre de souvenirs que l'on veut mépriser comme un fond de coquillettes froides. Et découennées,  pourquoi pas.

Ce matin-là, la balançoire a compris doucement qu'un autre père donnerait de l'élan à sa fille. Et le toboggan lui, d'attendre  que d'autres esthètes osent lui dire qu'il est hideux.

Tout ça, c'est presque plus doux maintenant.
Tiens, c'est juste là. Il reste un détail que mes pupilles ont manqué ce jour-là. La rue qui nous frôlait alors porte le poids du contraste. Ce matin-là, la scène se joue en noir et blanc, et le Soleil qui fait ce qu'il peut.

Un peu comme un vieux film, un Chaplin boitillant qui vient saluer son héros. 
Sur la rue Blanche.

  • "...et mes mots n’en veulent pas"
    Cette phrase m'est restée en tête, longtemps.
    Une visite virtuelle, en 3D: Dualité, Désir, Douleur.

    · Il y a plus de 11 ans ·
    Un inconnu v%c3%aatu de noir qui me ressemblait comme un fr%c3%a8re

    Frédéric Clément

  • fort et pudique

    · Il y a plus de 11 ans ·
    Mariage marie   laudin  585  orig

    franek

  • "Ferme cet Atlas et mets la table, ce soir c’est coquillettes-jambon."

    Très fort, mon passage préféré :)

    · Il y a plus de 11 ans ·
    P1140230 orig

    Mathieu Cesa

  • Il m'a fallu relire posément pour comprendre, non pas que c'est mal écrit, bien au contraire, et ce que j'ai décelé derrière ma seconde lecture est "fort".
    Pudeur, retenue, fragilité, délicatesse.
    L'angle est génial, ce voyage entre ces quelques années qui te séparent de ce moment, et le 2.0 qui te/vous rattrape !

    · Il y a plus de 11 ans ·
    Sdc12751

    Mathieu Jaegert

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