Ex utero
salander
EX UTERO
MOI
J’ai écrit quelque chose, une nouvelle pas très longue qu’un type a publié. La chose se vend, paraît-il. Comme elle se vend, ce type m’a demandé de venir à un cocktail distingué pour m’y exhiber. Si on me voit au bras d’une jet-setteuse bandante ou en train de tailler une bavette avec un baron au cheveu gras, j’ai toutes les chances d’être photographié. La photo sera publiée dans un canard à ragots. Avec mon nom et le titre de mon bouquin. Et un commentaire racoleur du genre « La haute Société l’adore déjà », qui boostera mes ventes.
A peine arrivé dans le hall de l’hôtel où se déroule la fête, j’ai envie de vomir. L’angoisse sourd par tous mes pores, la foule m’étouffe, ces visages inconnus deviennent autant de masques hostiles derrière lesquels la violence ricane. Je n’ose plus avancer. En essayant de ne pas être vu, je me prends les pieds dans le tapis et heurte une console. Le métal vibre. Quelques truies se retournent, froufroutantes de dédain, et leurs mecs haussent les épaules avant de se fondre dans la masse.
Cette masse prête à m’écraser. Dans laquelle je dois pénétrer et me montrer parce que quelques curieux ont acheté un bouquin qu’ils ont jugé merveilleux. « Cette souffrance qui transparaît, cette détresse, jamais un écrivain n’avait réussi à aussi bien capter les maux tapis dans le noyau de sa conscience… » a écrit un critique littéraire. A cause de lui, je suis là. A cause des autres, aussi. Tous ces gens qui ont cru à la démonstration narrative d’un mal être coincé dans les abysses de mon être, bloqué derrière une muraille.
L’écriture ment. Les lecteurs sont crédules.
J’attrape une coupe de champagne sur un plateau d’argent porté haut par un homme chauve en costume blanc. D’une traite, je l’avale. Une fille passe devant moi, robe noire et cheveux courts d’un brun presque rouge. Elle me demande si j’ai envie de rester. Je lui dis que non. Nous sortons.
Dehors la lune éclate en sanglots d’argent sur le toit des voitures. Nous marchons sans parler, j’ai très envie d’elle, je finis par le lui dire.
- On va où ?
- Loin.
- J’aime bien l’idée.
La fille aux cheveux d’un brun presque rouge s’appelle Zénith. Elle fume une cigarette, allonge ses jambes sur le tableau de bord et je démarre. L’odeur de vanille distillée par le petit sapin vert suspendu au rétroviseur central m’écoeure. Je l’arrache, le jette par la fenêtre. Devant nous les rues se dispersent. Gauche, droite, un sens interdit pour savoir si la chance est de notre côté. Elle l’est. J’accélère. Entre les lèvres de Zénith se gondolent des ronds de fumée.
- Tu pars souvent loin ? demande-t-elle.
- Jamais. C’est la première fois.
- Pourquoi aujourd’hui ?
- Je vais rejoindre un pote, un ami d’enfance pour être précis.
- Où ?
- Loin.
Assise à l’arrière de la voiture, Zénith lit mon bouquin qui se vend. Ses lèvres pulpeuses remuent lentement. On dirait qu’elle récite le texte, mais les sons n’existent pas. Je lui rappelle que j’ai envie d’elle. Sans lever les yeux du livre, elle sourit. Comme je ne sais pas si son sourire est un acquiescement ou un signe de mépris, je m’enfile deux rails d’un pur plaisir. Je me sens mieux. Au-dessus de nous flotte un ciel bleu métallisé qui me rappelle mes vacances à la mer. Il y a plus de vingt ans. J’étais un môme tranquille, sans père et sans repères, qui bricolait ses défonces à coup de colle synthétique.
Nous reprenons la route. La ville se perd en méandres et bretelles autoroutières, en banlieues craquelées, en parc publics et en routes barrées. Je ne sais plus où je vais. Sous mes pieds, la pédale des gaz toussote. Une odeur de cuir imprègne mes mains, j’ai soif et mal au dos. J’aimerais qu’il pleuve. Putain d’anticyclone.
Écrire ma souffrance. La cracher sur une feuille, noircir l’écran de mon ordinateur avec l’encre de cette bête qui rampe en moi, qui mord les parois blindées de mon corps, cette bête jamais vraiment endormie, toujours un œil fixé sur moi, surtout ne pas lui échapper, j’ai beau courir, m’essouffler, me brûler la gorge en cherchant de l’air comme un poisson à l’agonie sur le pont d’un bateau, si je m’éloigne elle tend sa patte crochue et me ramène en son sein pour que je vacille encore sous le poids de l’angoisse.
Incapable d’écrire ma souffrance.
Trop de barrières. Plutôt un mur, blindé et lisse, froid comme la mort. Autour, d’autres palissades, plus petites mais infranchissables, et des barbelés. Les mots ne sont pas bloqués derrière cet artifice, je peux m’exprimer, dire n’importe quoi, enfiler des phrases et construire un texte. Facile. Les mots ne sont pas bloqués mais leur substance est tarie. Mes mots ne frappent pas, ne blessent pas, ne souffrent pas. Parce qu’ils n’y arrivent pas. Privés de sève, exsangues de toute émotion, ils pleurent des larmes sèches qui creusent sous leurs yeux d’arides ornières.
Mes mots se craquèlent, mes émotions se fendent.
Ma souffrance continue à exister en silence au-delà de ma conscience.
Couchée sur les draps blêmes d’un lit, la tête renversée en arrière, Zénith se laisse pénétrer, muette de désir. Ses bras reposent le long de son corps comme deux excroissances inutiles. Ses jambes écartées ne bougent pas, elle regarde le plafond, son sexe mange le mien et je reste planté entre ses cuisses pendant de longues minutes, presque des heures, tandis que le ventilateur du plafond craque sur son axe, que les rideaux jaunis se cabrent poussés par le vent et que la présentatrice télé remue les lèvres sans le son.
Il ne se passe rien. Mon pénis me fait mal, je continue, la fille s’est presque endormie. Je lui donne une demi ecstasy. Sa bouche se referme, ses paupières retombent. Dans un murmure elle me dit merci et je jouis et me cabre avant de tomber à côté de ce corps toujours placide. Je m’endors.
- Tu as une femme dans ta vie ? me demande Zénith.
- Je ne sais pas.
- Tu l’as oubliée ?
- Non. Il y en a une qui ne veut pas de moi. Quelle heure est-il ?
- Le jour se lève.
Une clarté aseptisée décolore les rideaux qui flottent toujours comme les pans d’un manteau. Zénith est assise par terre contre le mur, nue, les mains jointes sur son pubis. Elle me regarde sans me voir, ses yeux fixent le papier peint sur le mur d’en face. Je descends du lit, boutonne mon pantalon, donne un coup dans le ventilateur avec ma chaussure. L’engin hoquette puis s’arrête. Une des pales est tordue.
- Tu voudrais que je t’aime ? demande encore Zénith.
- Je ne sais pas.
- Je n’arrive pas à aimer. C’est plus fort que moi, j’ai beau essayer, mon cœur ne s’ouvre jamais, c’est comme si toutes ses parties étaient soudées.
Une larme gicle de son œil droit. Une seule. Je la vois tomber sur sa jambe, éclater et mourir. J’enfile ma veste, sors de la chambre, traverse le couloir qui donne sur la rue. Le réceptionniste me souhaite une bonne journée. Je ne réponds pas.
Synopsis : le narrateur, écrivain torturé auteur d’une longue nouvelle bien accueillie par la critique décide de tout plaquer pour retrouver un ami d’enfance. Il prend la tangente avec Zénith, une fille rencontrée à un cocktail mondain. À bord d’une voiture, en train puis enfin à pied, ils vont faire la route, entre défonce, rencontres et délires, à la recherche de cet ami – et d’autre chose, d’un passé révolu qui s’appelle l’amour absolu.
En parallèle, on découvre l’histoire de l’homme et de la femme, un couple branché et malsain, détonateur du drame qui met un terme à l’aventure du narrateur, le récit du suicide du père et la nouvelle écrite par le narrateur et qui lui a valu d’être publié.
Entre rêve et réalité, détresse et espoir, ces personnages se croisent, se rencontrent ou se ratent au gré des circonstances.