Fiona

vividecateri

Je venais de rentrer du continent, je reprenais contact avec mon île, je me promenais le long des quais du port de la Pointe des Galets.

Je ne sais pourquoi, je pénétrai dans un bouge où l'on fait l'amour dans toutes les langues avec les mêmes coutumes. Où l'on boit des alcools communs à tous les continents.

Là comme partout ailleurs, des cristaux, des miroirs aux ors dépolis et des gravures érotiques suggèrent aux habitués les limites de l'endroit où des lourdes tentures saisissent le rouge d'un abat-jour.

Je ne saurai jamais quel démon m'avait poussé à ouvrir la porte de ce bordel si fascinant, pour mon esprit.

Quand un visage, fuyant mes yeux retint mon attention. Fiona!

Fiona était là, triste et pitoyable! J'eus à cet instant le même serrement de cœur, le même étonnement qu'elle.

J'en étais persuadé.

Je voulais tout d'abord lui faire signe mais, par une inexplicable entente, ni elle, ni moi, ne réagîmes.

L'évocation d'années heureuses, comme le fait de notre séparation, ressuscita aussitôt avec une acuité inouïe.

Nous étions devenus amants très jeunes. Moi, le fils blanc, héritier d'une grande plantation qui exporte depuis deux siècles, du sucre, de la vanille, du manioc, du café, du tabac, du maïs, des fruits et des légumes…  

Et Fiona la métisse, la bâtarde de la cuisinière de mes parents, une fille d'esclaves rebelles…Une jolie petite Fiona qu'elle avait eue avec un métayer de la propriété voisine, qui avait, comme beaucoup de zoreilles, aux temps des colonies, désavouer son acte.

La mère et la fille furent remerciées.

Mes parents les avaient recueillies un peu par pitié mais aussi par intérêt, car Mimi était une très bonne rôtisseuse.

Nous avions été élevés ensemble Fiona et moi. Et personne, ni mon père, ni nos mères ne pensaient nous séparer. Dans la tête de mon patriarche, ce n'était pas plus mal que je fasse mes expériences d'adolescent avec cette belle enfant en parfaite santé. Devenue femme trop vite…

Ma mère fermait les yeux et Mimi la cuisinière rêvait d'un bel avenir pour sa fille, puisqu'elle avait appris à lire et à compter.

Fiona, elle, rêvait en secret d'un futur en rose et blanc, avec moi.

Moi, Jean-Charles, l'héritier, enfant unique et gâté, égoïste au plus haut point, je rêvais d'aventures avec de splendides filles blondes et légères, à Paris.

Il n'était pas question pour mon statut de prochain maître de la plantation, d'épouser une négresse même jolie et amoureuse.

Et quand vint le temps de partir, afin de poursuivre mes études de droit sur le continent. En bon stratège, je m'éloignai de Fiona, quelques mois auparavant, afin qu'elle comprenne que ma vie future et brillante ne lui appartenait plus.

Je fréquentais et invitais la jeunesse huppée de l'île que servaient la mère et la fille.

Et c'est sans culpabilité, ni même un adieu pour la belle enfant, que je quittai mon île pour la métropole.

J'appris plus tard qu'elle avait quitté la plantation pour travailler dans une distillerie de rhum…

Maintenant, je me retrouvais dans ce bar et je la revoyais.

J'étais bouleversé par cette apparition, je commandai à la patronne un verre d'un affreux rhum, puis, pour me donner assurance, m'accoudai au comptoir, mordillant mon cigare…

De temps à autre, intrigué et indécis, je lançai des légers regards vers mon ancienne amie d'enfance.

J'aperçus Fiona au fond du bar, alanguie près d'un homme, elle buvait ce qui pouvait être du champagne, plutôt un mousseux médiocre  et elle riait aux lourdes plaisanteries de cet olibrius. Je me plaçai de telle façon qu'un miroir me renvoyait l'image de cette scène et demandai un second verre. A peine avais-je bu une gorgée, que du coin qui retenait mon attention, des cris et des sanglots à demi-étouffés se firent entendre.

Pourquoi quittai-je aussitôt le bar, jetant ma monnaie sur le zinc. Je ne me le suis jamais expliqué. Dans les rues désertes, dans les cafés assoupis, prêts à la fermeture que je venais de retarder, partout ce bruit de cris et de pleurs me suivait.

Le souvenir de Fiona en larmes m'obsédait.

Notre passé insouciant, me revenait à la mémoire par épisodes.

Ma vie, à Paris n'avait pas été aussi réjouissante que je l'entrevoyais. J'étais un exilé, un créole presque un sauvage et on me le faisait comprendre.

La Réunion me manquait. Sa luxuriance, ses plages immaculées, les lagons aux eaux turquoises…son climat…La peau de Fiona…

Mon diplôme en main, je revins, auprès de mon père afin de m'occuper de ses biens. Car dans l'île, on parlait de la fin de la colonie.

La Réunion allait certainement être intégrée dans l'état français et allait devenir un: Département français d'outre-mer". Nous savions, nous les propriétaires terriens, qu'il allait s'ensuivre une modernisation de l'île au niveau éducation, santé, croissance économique, expansion démographique.

J'avais de l'ambition et la politique me tentait. On entendait parler de guerre en Europe. Je devais revenir au pays!

Et voilà, que Fiona réapparaissait dans ma vie.

Soudain,

J'eus honte de ma fuite, je maudis ma lâcheté, je fis connaissance avec deux sentiments pratiquement inconnus pour ma petite personne si vaniteuse.

La timidité et une sensibilité quasi morbide m'envahirent et m'interdirent toute paix avec ma conscience tourmentée par quelques imaginaires ou réels méfaits.

C'est cette sensibilité subite qui me détermina à retourner du côté du bar. Quand, m'arrachant à ma perplexité, je vis de loin les lumières de l'établissement s'éteindre une à une.

Puis en sortit un homme qu'une femme soutenait. C'était Fiona. J'eus à peine le temps de me cacher derrière un mur sous les ténèbres d'un magasin. Déjà le couple s'éloignait, se donnant le bras comme un ménage uni par les ans, l'habitude et les malheurs.

Je leur laissai du champ libre pour les suivre à distance. La poursuite ne dura pas longtemps; quelques dizaines de mètres plus loin, ils s'arrêtèrent à la porte d'une petite maison. Fiona fouilla dans la poche de l'homme qui me semblait ivre, en retira une clef et le couple s'engouffra dans la maison avec un automatisme qui en disait long de leur relation.

Cependant la pensée de la savoir peut-être mariée ou au pire "protégée", ne calma pas mes remords que je traînais le long des quais. M'abandonnant aux ombres de la nuit dont je n'étais plus que le triste sire errant.

Un autre bar, au coin d'une ruelle, s'offrît à mon tourment.

Le démon de la la possession, réveillée après tant d'années d'oubli, me reprit et me fit poser aux personnes encore éveillées, des questions sur Fiona.

J'appris, qu'elle avait tourné sur toute l'île, qu'elle était tombée bien bas. Amusette d'hommes sans scrupules, elle était souvent et malheureusement  la proie du delirium, victime de l'alcool et de stupéfiants.

Depuis quelques mois elle vivait avec cet homme sur lequel je ne parvins à obtenir que d'incertaines réponses. Ces larmes, ne m'étaient donc pas destinées. Elles n'étaient que les spasmes d'une crise comme elle en avaient tant.

M'avait-elle seulement reconnu?

Loin de me consoler, ces précisions me plongèrent au sein d'un indéfinissable malaise qui ne me quitta pas de toute la semaine.

Je savais qu'elle prenait les quais pour se rendre à son travail  et je fis en sorte de la rencontrer et feindre la surprise.

Elle me regarda et ne dit rien.

Nous étions là, tous les deux, dans la fraîcheur d'un pâle matin. Elle, avec l'étonnement de ses yeux noirs fatigués, moi sous le poids d'une ancienne et terrible ennemie…

Quand nous étions enfants, nous venions souvent au port. Comme des amoureux nous jetions aux paille-en-queue et aux macouas, des morceaux de pain sec.

Fiona riait, des combats que se livraient les plus gourmands d'entre eux pour le pain lancé en l'air.

Tout à cette époque, nous paraissait magnifique et charmant. Les voiles blanches des esquifs qui s'inclinaient sur la vague, les petits remorqueurs essoufflés à la voix éraillées qui s'obstinaient à remonter le courant, traînant à leur suite des navires fatigués du voyage. Il y avait des cargos qui progressaient paisiblement et dont on devinait le nom, le drapeau et le port d'attache. Il y avait encore les chalutiers dont on admirait l'agilité à se faufiler entre les autres embarcations.

Comme deux amoureux, nous étions…

Douce illusion…

Perdue à jamais.

Toi, Fiona, non encore remise de la veille, tu respirais avidement quelques bouffées d'air pur avant de prendre ton travail dans la rhumerie.

Quant à moi, pauvre de moi, je te confiais le fardeau de mes fatales irrésolutions et de ma culpabilité.

Soudain, tu as éclaté de rire! Mais ton hilarité, qui sonnait faux a été brève. Tu as soupiré et baissé la tête.

Je me suis tu.

Pendant quelques secondes, j'ai regardé le va-et-vient des vagues.

Que pouvais-je faire? Que dire? A quoi devais-je m'attendre? Immonde lâche que je suis!

Toi, qui durant toutes ces années, devais pleurer en cachette, d'éternels malheurs et déceptions, que ta pudeur, bien mieux que ton visage et ton cœur ravagés, m'empêchait de soupçonner…

Que pouvais-tu me répondre après tout ce temps?

Tu es partie, sans un mot…

Avec raison.

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