Frères

osilvestre

Quelle heure est-il maintenant ? Allez, ouvre les yeux ! C’est le jour ? Je sais pas, la lampe de chevet est allumée. Pas dû l’éteindre. Le réveil, cherche le réveil. 22h22, hum, j’aime pas tous ces 2 alignés. OK, j’ai le temps, pas de panique, ça commence pas avant une heure du mat. Je suis fatigué, mais je dois y aller. Pour une fois que Rob mixe à Paris, je ne peux pas manquer ça. Ca va être top. OK, la boîte à bonheur, elle est où ? Concentre-toi. Ah oui, penderie de gauche, dernier tiroir. Se lever, allez ! OK, la bouteille d’eau est là. Pas assez fraîche, ça va le faire quand même. Hum, plus grand-chose dans la boîte à bonheur, faudra appeler Alex. Pour ce soir, ça suffira, pas de panique. Un cachet bleu et un vert pomme pour me lancer, allez ! Une douche, il me faut une douche. Quelle heure est-il maintenant ?

Julien était étonnamment calme. L’effet bénéfique de Chet Baker qu’il écoutait, étendu sur le sofa, le salon dans une semi pénombre rassurante, le verre de vin presque vide sur la table basse. Pourtant, son rendez-vous avec le banquier cet après-midi s’était mal passé. Quelle tâche, ce gestionnaire de mes deux, se dit-il. Julien savait pertinemment que, depuis la cirrhose de leur père, son frère et lui devaient restreindre leur train de vie. L’argent, comme s’il n’y avait que lui qui s’en souciait. Tous des menteurs ; son frère, qui dépensait sans compter et qui passait sa vie à errer de fête en fête ; son banquier, qui lui souriait de manière obséquieuse et lui parlait comme à un enfant. Tout va très bien, lui disaient-ils à tour de rôle, comme une vieille ritournelle. Mais au fond de lui, Julien sentait que ce n’était pas vrai. Bientôt, il n’y aurait plus assez d’argent pour son frère et lui, il en était convaincu. Et ce serait trop tard. Et il faudrait vendre le grand appartement où il avait toujours vécu, où il se sentait si bien depuis son enfance, où il s’abandonnait ce soir à la trompette de Chet Baker.

Putain, il assure Rob. Je le savais que ce serait génial ce soir. Ils sont tous là avec moi, ma tribu. Quel DJ, quel set il nous balance, on est tous avec toi, allez, envoie encore ! Ma poche, ça vibre, c’est l’heure. C’est où les toilettes déjà ? Ah oui, là-bas à gauche. Super, pas grand monde, j’ai une cabine. Porte fermée, tout seul, peinard. Allez, deux pilules rouges, de l’eau. Je règle mon téléphone pour la prochaine alerte, je le remets dans ma poche. Retour sur la piste, je croise Erika. Tu proposes quoi ? Combien ? OK, je vais essayer, on m’a dit que c’était génial. Ca dure longtemps ? Cool. Je me colle à toi et hop j’aspire. Hum, ça pique un peu, OK c’est normal. Ce soir ça doit être spécial, je le sais. On va s’amuser et danser comme jamais. Dans dix ans, on en reparlera encore. Quelle nuit, quelle fête, quelle communion. Putain, il assure Rob.

Julien était très énervé depuis son réveil un peu après 9 heures ce dimanche matin. D’abord le désordre que son frère avait laissé en partant cette nuit, avec toutes les lumières allumées. Pas même un mot, une indication de l’endroit où il avait bien pu aller. Ensuite, la connexion Internet avec la banque qui ne fonctionnait pas. Impossible, comme chaque matin, de jeter un œil sur ses comptes et ceux de son frère. Mauvais présage, se dit-il. Et, cerise sur le gâteau, Julien venait de trouver dans l’entrée de l’appartement son portefeuille jeté par terre, vidé de son argent liquide par son frère durant la nuit.

Je t’aime, tu sais, frangin. C’était vraiment super la soirée. Il a déchiré Rob. Là, je suis fatigué, pas envie de parler, frangin. Mais non, mais non, tu me connais, j’ai été hyper raisonnable. Combien ? Je sais pas, je sais plus, quelle importance. Non, j’ai pas envie d’en discuter maintenant, je suis crevé, une autre fois. On s’en fout, on a du fric, pourquoi tu veux me prendre la tête ? Je dois dormir, frangin, tu sais. Me juge pas, OK. On en discute demain si tu veux, mais là je suis trop fatigué. Oui, je veux bien mes gouttes pour dormir. Tu me les prépares ? Six, pas plus, merci frangin. J’ai tout bu, beurk, c’est plus amer que d’habitude. Eteins la lumière. Je t’aime, tu sais, frangin.

Julien est serein, ses gestes posés. Il prend une serviette sur le bord du lit et essuie patiemment le flacon contenant le puissant somnifère dont il a triplé la dose. Il éteint la lampe de chevet et quitte la chambre en jetant un dernier regard à son frère qui sombre inexorablement dans les limbes vénéneux d’un sommeil hypnotique.

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