GAME OVER
metis
Mardi 28 mars 2015, 16:37, tout s'écroule, j'ai démissionné.
Nos existences ne sont que l'alignement de vases communicants, les unes se vident, les autres débordent.
La vie, miracle ordinaire, cycle infini de découvertes, possède la magie de nous déposséder de nos certitudes à mesure qu'on apprend.
Précieuse, elle relève de la stratégie.
Muse des divertissements, les plateaux s'en inspirent, les jeux vidéo la « métaphorent ».
Chaque homme est le héro de sa partie, il passe les niveaux, préserve sa barre d'énergie et évite l'échec final.
Il y a 20 ans, mes œillères, communément appelées objectifs et réussites, obstruaient le vrai. Je pensais tout savoir. Aujourd'hui, j'ai saisi le sens, j'ai accepté les règles.
Evoluer dans le jeu c'est prendre le risque de tout perdre.
Le regret ne m'est donc pas permis. J'ai jeté les dés, je m'en remets au sort. L'élévation de ma conscience, trop tardive, m'expose l'ampleur de mes irréversibles erreurs. Où ai-je manqué de discernement? Eclairez-moi, vous, à qui j'expose ma commune aventure.
J'ai toujours eu un excellent niveau. Ecole, sport, poker, famille, quelque soit le registre, je me devais d'être le meilleur. Devenir gestionnaire de patrimoine dans une prestigieuse banque internationale, symbolisait l'accomplissement ultime.
Certains m'enviaient, beaucoup me méprisaient, pour tout vous dire, j'ai vécu sans jamais me poser trop de questions.
Ne vous méprenez pas, je ne prétendais pas être heureux. Simplement, à 42 ans, j'avais atteint le sommet de mon échelle de valeurs. Phare, dont la lueur imposante accablait d'ombre toute démarche ne répondant pas à ma norme.
Vous devinez aisément la suite, parlerd'ascension, appelle une chute.
Quel angle choisir pour vous raconter ma descente aux enfers?
Choisissions le sommaire, commençons par le début.
Issu d'un milieu aisé, mes parents, catholiques, servaient une caricature colonialiste. Leur vision du monde, la seule acceptable et civilisée, se résumait à s'approprier ce qu'ils trouvaient. Méprisant le propriétaire ainsi démuni, qui aurait l'audace de leur réclamer une bouchée de pain.
Le dimanche, l'église leur sert de théâtre.Ils y exposent leur réussite, paradent dans leurs nouveaux achats et réinterprètent les paraboles. Apaisés par leurs confessions, à la sortie, les mendiants les écœurent. De retour chez eux, à table, le repas du seigneur écoute leurs plaintes des parasites immigrés.
A l'âge où l'on se construit dans la contestation de l'autorité, je leur rétorquais :
"Pauvres certes, exilés assurément, parce que dépossédés de leurs matières premières et enrichis de guerres civiles".
Ma joue, rougie par la main de mon père, ne m'a pas privé de ces idées, elles persistèrent silencieuses, grondant au sein de mes entrailles.
Certains vous chuchoteront que c'était par pure rébellion, que je m'épris de Nimo.
La vérité, c'est que je n'ai pas la réponse, et que ça n'a plus grande importance.
Nimo, rwandaise, fut contrainte de fuir son pays, cette terre victime d'un tiers venu exacerber les rapports de force entre Hutu et Tutsi.
Les pleurs de ma pauvre mère, dévastée, n'empêchèrent pas mon cher père de couper les ponts le jour de notre union. Privés d'héritages, il nous condamnaità élever nos enfants sans racines.
Sans repère, je me suis raccroché à mon unique don, valider les étapes.
Arrêtez-vous une seconde et réfléchissez. Nous passons notre temps à franchir des paliers imposés.
Enfant, les bonnes notes nous définissent, j'ai eu mon bac avec mention bien.
Viennent les études qui marquent nos ambitions. Diplômé d'HEC, j'ai rejoint une des banques les plus renommées du continent.
C'est au tour de la pression sociale de vous imposerla recherche de votre alter égo. J'ai fait chavirer le cœur d'une jeune mannequin fascinée par tout ce qui brille.
Dans la continuité, tels de dociles automates, notre fo yer s'est agrandi.
Inutile de vous préciser que nos 2 poupons sont bien élevés et plus éveillés que la moyenne.
Nous sommes des parents heureux.
Mais voilà, entretenir les rêves de grandeur de ma dulcinée, exigeait de travailler dur. Tandis que j'amassais péniblement les euros, elle les dilapidait en fourrure, en déco et en expo. J'accumulais les salaires, elle faisait table rase de l'épargne en bijoux, robes, voyages, tableaux de maître. Elle aspirait précipitamment les nouvelles rentrées, accélérait frénétiquement les retraits de CB, nelaissait aucune liquidité s'entasser. Acheter, stocker, jeter, encore et encore,encombrer nos vies, chasser l'illusion d'avoir était un jour délaissés.
Ce train de vie réclamait une progression professionnelle conséquente.
De promotions en promotions, je gravissais très vite les échelons. Jusqu'à me retrouver sous les ordres de Pierre LAVALOIS. Seul et unique talent de cet homme : dénicher les experts naïfs et exploiter leurs compétences au profit de magouilles rentables. Subtil gestionnaire d'homme, il abusait de ce pouvoir de séduction qui dispense de toute réflexion, et assure, sans effort, l'adhésion de toutes ses victimes consentantes.
Pierre charme, les gens aiment l'admirer, sa cour détourne amusément le regard de ses dérives, préférant s'en remettre à sa puissance paternaliste. Tous se vautrent dans son ombre rassurante,le regardent confisquer les bonnes idées, attendant qu'il redistribue les salaires.
Je ne pouvais m'y soumettre. Je devais renverser la hiérarchie, conserver notre standing, gravir le dernier palier.
Jour après jour,je veillais, surveillais, observais, prévoyais, anticipais. Dès la première heure, j'enregistrais, calculais, simulais, validais, sécurisais. Impeccablement noué dans ma cravate, inlassablement, je rencontrais, saluais, négociais, adaptais, solutionnais. Seules les blagues intempestives de Pierre LAVALOIS, coupaient mes entrains. Son insouciance m'accablait. Ilavait du être, il y a fort longtemps, un as de la finance. Maintenant qu'il était largué par les nouveaux mécanismes et l'environnement technologique, je contrôlais, supervisais, révisais et corrigeais, ses incalculables méprises pour préserver notre département. Mes efforts, payants, boostaient ma motivation au maximum.
Toutefois, au fil des années, le gestionnaire de patrimoine que j'étais, stagnait. Les mêmes ordres, éternellement, dictat de plus en plus suspect, et de plus en plus difficile à exécuter. Mes valeurs s'estompaient. Le jour, je disparaissais sous les procédures et les mémos, le soir, je fuyais les regards frustrés et accusateurs. Accablé, je me plongeais à corps perdu dans les articles de loi, espérant tromper l'échec et l'immobilisme de ma situation. Pédalanttelun hamster en cage, dans l'ombre de mon bureau ovale, creusant l'absence paternelle, et le fossé déchirant me séparant de ma famille. Leur déception m'étouffait, je suffoquais, enseveli sous leurs attentes incompatibles. Le seul moyen de résister? Enfouir ce sentiment de mal être, enterrer leurs espérances, cadenasser mes rêves avec des post-it.
Les marches du succès, m'avaient fait sombrer dans une spiral de solitude.
Submergé par ces émotions contradictoires, dans un dernier élan de survie, je sonne la sirène d'alarme. Mon dernier rempart, mes amis.
Equipe de foot soudée, nous avons tout partagé, le pire y compris. Spectateurs muets, complices aveugles du suicide de cette pauvre groupie. Elle avait crié au viol, nul ne l'a crue face à la star du ballon, tous l'ont condamnée. Certaines vérités ne sortent jamais, un dommage collatéral est plus acceptable que la perte du fruit de notre admiration.
A ce stade, les liens tissés sont indestructibles, au-delà des barbecues et des parties de poker, je sais que je trouverai conseil à leur côté.
Rires, railleries, et blagues grivoises, voilà ce que je reçois.
Le doute n'est plus permis, je suis seul.
Je touche le fond, aucune issue.
Ce matin là, je me trompe de téléphone, je le comprends à la sonnerie du texto reçu.
Arrêté au passage à niveau, j'en profite pour le lire. C'est Pierre. Il me propose caresses et roses ce week-end.
Je ne peux pas, je suis en séminaire à partir de samedi, telle est ma première idée! L'esprit est parfois lent quand il ne veut pas comprendre. La seconde d'après, j'explose de colère.
Sans sourciller, le regard droit devant, je traverse l'immense hall aseptisé, vide avant l'ouverture au public. Les yeux révulsés par l'exaspération, je ne distingue rien. Mon corps prend machinalement l'ascenseur, mon index presse le niveau 3, je n'entends pas la voix électroniquement suave m'annoncer l'arrivée à mon étage. Je me faufile entre les portes en mouvement, « marathone » dans le couloir, brusque ma lourde porte en bois, mon fauteuil de cuir retient mon être meurtri, je gis, dos à la baie vitrée qui surplombe la ville.
Ma tête lourde, n'a plus que mes mains tremblantes pour la soutenir. Mes coudes s'enfoncent sous le poids de l'accablement dans un épais tas de feuilles, déposé par Pierre.
Dans un état second, secoué par la rage et le dépits, à nouveau, je me rattrape à ce qui me rassure, travailler.
Je ne résiste pas à l'envie d'ouvrir la chemise cartonnée, j'entre dans ma zone de confort. Habituellement, une fois relu par LAVALOIS, je le clôture et l'enregistre sous mes codes de responsable financier.
Après une dizaine de lignes parcourues, quelques éléments finissent par m'interpeler. Je reprends depuis le début. Ce n'est pas les travaux que j'ai confié, ce n'est pas le montage que j'ai construit. Cette pauvre femme, octogénaire, sans héritier n'a aucun intérêt à perdre ses fonds dans une assurance vie coûteuse. Je me souviens d'elle, sa bonté m'avait touché. Je l'ai noté dans mes observations, son souhait était clair, léguer sa fortune aux bonnes œuvres. Elle a vécu confortablement, elle voulait, à sa mort, que les plus démunis profitent un peu, grâce à elle. Ce montage garantit l'inverse. Notre banque récoltera tous les bénéfices.
Je n'en reviens pas. La stupeur me saisit.
Je bondis, pendant deux heures, je reprends un à un les travaux de ces dernières années impliquant des fortunes sans héritier. Le système se répète. Pierre a feint d'être dépassé pour mieux me duper. J'ai tout visé, la paternité de ces montages me revient. Impossible de prouver que ce pilleur de tombe les a falsifiés. Si je le dénonce, je suis condamné.
Lorsque ce dernier se présente à 10h, je lui colle, avec toute la haine accumulée, mon poing sur son visage satisfait.
Je quitte l'entreprise.
Une sérénité m'envahit l'espace d'une seconde.
Je vous l'accorde, la scène qui suite s'avère risible. A courir vers la gloire, je me retrouve, dépourvu d'estime, le pantalon trempé par le caniveau. Assis face à l'imposant bâtiment dont les vitres reflètent ma misère extérieure, je médite.
Ma vie se résume aux vains efforts réaliséspourcombler les exigences de mon entourage. Le résultat ne présente qu'une addition d'échecs, augmentant exponentiellement ma tristesse et mon désespoir.
Tout me mène à cette paralysante conclusion. Le monde récompense l'ignorance, la perfidie et la tromperie.
Pour la première fois, je décide de m'en remettre à la chance.
J'hésite, fixe de longues minutes la porte battante du bureau de tabac. Me laissant bousculer, impassible, j'observe les clients pressés par leur vie effrénée.Je me vois, quelques minutes auparavant. Je les plaints, je quitte enfin cette matrice. L'excitation intérieure contraste avec mon pas lent. A cet instant, oubliant que je n'ai plus rien à perdre, je joue ma vie.D'une voix tremblante, je réclame un ticket de loterie.
"C'est pour la grosse cagnotte mon cher Monsieur? Vous savez, 100% des gagnants ont joué!", me lance dans un rire rauque le gérant moustachu et bedonnant.
De retour chez moi, je trouve la maison noire et silencieuse. Je cherche l'interrupteur, retire péniblement mon manteau, la lumière s'intensifie et éclaire cet autre ticket. L'écriture baroque et culpabilisante de ma femme, m'annonce son départ sans sommation avec les enfants. L'ironie me fait sourire, l'hypocrisie me donne la nausée.
Elle n'y précise pas que son amant l'a alertée de ma naissante pauvreté.
Je suis définitivement seul.
Je passe 2 jours entiers, dans le noir, à broyer ma vie.
Que vais-je devenir? Que me reste-t-il? La source d'envie qui m'animait s'est tarie.
Je découvre le son angoissant de la trotteuse qui résonne, donnant écho au chaos qui m'entoure. En 42 ans je ne les avais jamais entendues. Au début, leur son m'écorche les oreilles, au bout d'une demi-journée, elles finissent par me bercer. Mon estime se remplit au fil de leurs secondes.
Rappelez-vous ce que je vous racontais sur la vie, nous possédons tous une jauge. Quand les surprises surviennent alors que le niveau d'essence vitale est insuffisant, elles peuvent causer des dommages irréversibles. J'ai passé toute mon existence à me gonfler de réussites matérielles, m'asséchant des succès intérieurs, et rendant vulnérable mon esprit aux attaques fortuites.
Je dois me relever, franchir une nouvelle étape.
Lundi 1er avril, 10h44, tout s'achève, j'ai mis fin à ces jours.
Je reprends mon rituel quotidien. J'attaque par une douche de trente minutes, afin de laver toutes les infamies des derniers jours. Je passe mon costume bleu marine à rayures, noue une cravate rose pâle, et chausse mes Weston.
A l'accueil de mon ex-QG, la standardiste, mal à l'aise, m'appelle M. LAVALOIS. Son sourire maladroit peine à dissimuler sa pitié, l'empêchant de me considérer avec le respect qu'elle doit aux nouveaux clients.
LAVALOIS, surpris, me serre la main et m'escorte, en silence, à son bureau.
Son visage se crispe alors que je lui dévoile la nature de ma venue.
« Ce n'est pas simple pour moi d'être dans ton bureau, tu t'en doutes.
_ Tu es courageux Jean, je l'ai toujours su, me répond-il.
_ Si je suis là, c'est pour un prêt. Je ne peux rien révéler, ni sur le projet, ni sur le montant de l'apport. Mais je t'assure qu'il m'aidera à me remettre sur les railles. »
Sans lui donner le temps d'objecter, je poursuis.
« Je ne compte pas sur ta simple générosité, je mise sur ta confiance. Je te garantis sur l'honneur que la banque profitera de tous les bénéfices de cette future entreprise prometteuse. »
Gêné, Pierre me coupe.
« Tu sais Jean, je ne t'en veux pas, je l'ai mérité. Sauf que, sur ce coup, je ne peux pas t'aider. »
Il ajoute sur un ton amical.
« T'as fait partie de la maison, tu sais comment ça marche. »
Je ne me laisse pas abattre.
« Dans ce cas monte le dossier de refus, je sais que c'est rapide. Fais la simulation sur les bases standard, imprime, signe. »
Pierre me dévisage, interloqué.
« Tu es mon dernier espoir. Je ne peux pas partir. Pas avant de voir noir sur blanc, ma demande rejetée. Promis, pas de scandale. La procédure, est la procédure. »
Je l'observe s'exécuter fièrement, son air supérieur trône à nouveau sur son visage doré. Surement le week-end avec mon ex-femme.
Il me tend le document. Soulagé, il se cale dans son fauteuil et savoure. Impatient de me voir m'incliner une seconde fois, tourner les talons et retourner à mon trottoir. Je le sens, il s'imagine déjà savourant sa nouvelle victoire. Préparant le coup fatal, celui qui m'achèvera, qui mettra fin à ma misérable existence. J'ai tout perdu, il ne m'a rien épargné, même pas ma fierté. Qui supporterait retraverser ces longs couloirs dénués d'âme sous les yeux des badauds friands de désespoir humain? Sa fenêtre ouverte surplombe la capitale, un petit vent frais parcourt ma colonne vertébrale telle une invitation à la liberté.
Je me redresse, lui serre la main par dessus son bureau mal rangé, et lui souhaite bonne chance. Sa main devient moite, son regard surpris s'emplit de doute et me fixe.
Souvenez-vous, la vie est un jeu de progression. Nous usons d'astuces, de persévérance et d'atouts pour gagner la partie. Sauf que nous oublions le principal. Qu'importe les récompenses acquises ou les échecs essuyés niveau après niveau, l'important, déguster chaque instant pour se préserver. Ce qui compte? Savoir s'entourer et se protéger pour ne pas être éjecté du jeu dès le premier piège.
Je sors délicatement de ma poche un chèque, de couleurs bleu, blanc, rouge, son en-tête arbore le logo de la Française Des Jeux, son montant, le chiffre 13 suivi de 6 zérossymétriquementalignés en millions.
Comblé, je lui chuchote victorieux :
"La NB Banque ne sera pas très indulgente quand ses dirigeants apprendrons que tu as signé un refus d'apport d'une valeur de 13 millions d'euros. Ma femme non plus …"
Felicitation super textes j'adore
· Il y a plus de 8 ans ·fanche
ah ! tu as mis noir sur blanc ce petit rêve que nous avons tous fait au moins une fois,, bravo...
· Il y a plus de 8 ans ·Patrick Gonzalez
Et ca fait du bien! Merci :)
· Il y a plus de 8 ans ·metis
Super !.... et j'adore la fin :-))
· Il y a plus de 8 ans ·Maud Garnier
Encore merci Maud, pour ton enthousiasme et ton temps de lecture ;)! J'aime aussi ce petit coup de pouce ;)
· Il y a plus de 8 ans ·metis
:-)
· Il y a plus de 8 ans ·Maud Garnier