Géranium
eaven
Je suis dans ma voiture, avenue de Villars, je l’attends.
C’est une jolie fin d’après-midi, au mois de mai, l’air tiède frémit au-dessus du dôme des invalides, j’ai ouvert le toit pour respirer cette haleine de Paris qui me faisait rêver avant, tout est doux et vivant. Ça fait déjà une bonne demi-heure que je suis là, perdue dans l’attente et pourtant je fume, je change les stations de radio : je n'ai pas envie de musique qui pourrait me dire qu’il y a de gens insouciants, qu’ils existent. Je ressens malgré moi ce petit frisson joyeux des premières journées claires, mais ce n'est pas le moment.
On sort de chez la psychologue, Madame Richet-Payer : cinq cents mètres carrés rue Frédéric Le Play. Je l’ai emmenée là, pour lui prouver que, oui, elle est super intelligente et que toute sa haine qu’elle crache au visage de tous ceux qui l’approchent, vient sûrement de l’avance qu’elle a sur eux. Je n’y crois pas et elle non plus, mais comme elle a eu cent quarante-deux, elle ne m’a pas engueulée. Evidemment, lui, n’est pas venu, il est bien au-dessus de ces test et il en coûte trois cents euros. Quand je lui reproche de ne pas être là ce soir pour les résultats, il réplique une bêtise qui me ravit :
- Evidemment qu’elle est intelligente puisqu’elle a des bonnes notes quand elle travaille.
C’est un de mes seuls plaisirs, l’entendre enfin dire quelque chose de crétin, c’est extrêmement rare et ça me fait toujours du bien.
Maintenant, on est devant son lycée parce qu’il lui manque des cours, elle trafique ses horaires, elle a beaucoup manqué, mais, depuis deux jours, elle fait comme si elle allait en faire un minimum pour liquider cette histoire de bac, alors je l’attends. Je ne suis pas allée travailler à l’hôpital, je n’ai rien dit, quoi dire, je m’en fous de tous vos malades et de tout ce que je dois faire, je suis terrorisée pour ma fille, il n’y a que ça qui compte. Ce n’est même pas moi qui attends dans cette voiture trop chaude, c’est mon ventre, avec juste assez de cerveau pour mettre le clignotant, tourner le volant et ramener ma reine avec moi, chez nous, pour qu’elle soit en sécurité, au moins pendant les huit heures de la nuit.
Ça m’énerve d’attendre comme ça, la sensation qu’elle me marche dessus commence à s’insinuer. Mes yeux ne quittent pas le rétro dans lequel elle pourrait apparaître, sauf pour chercher à trois cent soixante degrés si un flic ne va pas venir me faire déguerpir de ma double file.
Et puis, je la vois.
Elle traverse la rue, elle n’a pas vu ma voiture, normal elle est si droite, si tendue, étirée vers la racine de ses cheveux, elle regarde très loin par-dessus nos grouillements, et puis aussi, elle ne tourne pas la tête, elle est rigide, altière, elle avance sur ce carrefour qui se transforme en podium sous ses pas. Elle crève la rue de cette élégance glaciale qu’elle ne calcule même plus. Elle porte une petite veste rouge géranium, cintrée, en simple jersey, un truc de rien, et de loin, je vois passer une jeune femme si belle que je la regarderais par plaisir, que je me retournerais forcément sur elle, juste pour voir de la beauté, si elle n’était pas ma fille.
J’ose des petits coups de klaxon, qui interrompent son défilé, elle se retourne toute d’un bloc et vient vers moi, les détails de son visage deviennent nets, il est fermé, dur, figé comme une photo dans un magazine. Elle a toujours ses yeux de bébé, couleur changeante et indéfinissable, immenses, bordés de cils aussi longs et denses que ceux des mannequins en vitrines. Les gens n’en reviennent toujours pas et je suis comme eux. Elle ouvre la portière et s’assied, encombrée de toutes les feuilles volantes débordant de ses classeurs bordéliques. Elle regarde droit devant, son chignon artistiquement mal foutu ne peut pas retenir ses mèches dorées ; je ne la vois que de profil et son nez si fin, si droit, finit de mettre le doute sur une maternité qui me sidère encore. Elle commence à chercher un filtre, du papier et son tabac pour s’en rouler une, et comme je ne bouge pas, stupéfaite, elle tourne enfin la tête de mon côté et balance, à gifler de toute cette indifférence qu’elle s’applique à dégager :
- Ben quoi ?
Ben non et chuis qd même un peu vexée que le tien ait eu 147 ! Je pense que ce doit être à cause de son père que ma fille n'a pas plus de points hihihi, JE DIS N'IMPORTE QUOI ! J'aime bien dire un peu n'importe quoi. Merci d'avoir lu mon Géranium, elle 24 ans maintenant et ça n'a pas vraiment changé.
· Il y a presque 13 ans ·eaven
Ysa, je profite de votre commentaire pour vous redire combien j'ai aimé votre nouvelle et comme je suis admirative de votre écriture.
· Il y a presque 13 ans ·eaven
Ma fille n'a pas encore l'âge de me faire vivre cette situation mais j'imagine sans peine. J'aime bien ce regard de mère.
· Il y a presque 13 ans ·ysabelle
EXCELLENT ! J'ai vraiment adoré ! une écriture vive, colorée. La manière de décrire les sentiments d'une mère, tout est bon, j'ai l'impression de lire mes raports père/fils !
· Il y a presque 13 ans ·Coup de coeur qui va de soi !
ps : ça donne envie de lire une suite !
Jean Louis Michel
Belle écriture qui traduit bien les relations complexes mère fille à la période de l'adolescence
· Il y a presque 13 ans ·reverrance
très bien, mais vraiment très bien! j'aime beaucoup!
· Il y a presque 13 ans ·Karine Géhin