Gouffre

poulpita

Quatre heures du matin. Silencieux, désert. L’aéroport se donnait des airs de no mans land. Moquette grise,  siège souris, ciment, glace et vitre fumées. Les annoncent lointaines et inaudibles ponctuaient le roulement persistant des marches mécaniques. Combien de valises bombées, de chariots boiteux, de baskets puantes transportait cet escalier, chaque jour ? Anna fit un rapide calcul. Un A350 toutes les trois heures. Plus les passagers flâneurs, ceux qui butinent de porte d’embarquement en porte d’embarquement. Plus les courses de dernière minute vers les toilettes. Un troupeau. Chaque jour.

Derrière la paroi de verre Anna observe le personnel au sol. Dompter les avions. Faire voler les bagages. Faire léviter les bus d’un terminal à l’autre. Faire apparaître un escalier sur les flancs d’un oiseau de fer. Vendre sa force, ses muscles, son souffle, sa patience. Subir le chaud, le froid. Rien de cela n’a jamais tenté Anna. Elle aime ne rien faire. Elle peut se le permettre. Une famille riche et généreuse. Rentiers de père en fille. Son mari aussi apprécie beaucoup. David travaille un peu tout de même, contrairement à elle. Consultant. Il accompagne les entreprises dans leur changement stratégique. Psychothérapeute des entreprises, disait-il souvent. Elle l’a choisi beau, sportif, et docile. Pour son propre plaisir. Il s’absente souvent, mais elle n’y voit aucun inconvénient. Elle l’aime. De tout son cœur. Mais elle aime par-dessus tout être le centre d’intérêt de ses amis, et des inconnus. Elle tolère peu qu’on lui fasse de l’ombre.

Les autres passagers en attente du vol pour Pattaya retiennent un instant son attention.  Quelques couples. Soudés l’un à l’autre, par la joue, l’épaule. Des chapeaux en prévision du soleil fantasmé de Thaïlande. Heureusement peu d’enfant. Elle les déteste. Avec leurs gesticulations inutiles et bruyantes, leurs regards curieux, naïfs. Un terrain d’entente avec son mari. David et elle avainent abordé une fois le sujet. Elle avait été claire. Pas d’enfant. Ni naturel, ni adopté. Pas d’enfant, un point c’est tout. Ils n’en n’avaient plus jamais parlé.

Là, depuis la salle d’attente, elle compte les avions. Un remix de sons orientaux sur les oreilles, flûtes, drums, vocalises arabes. Juste ce qu’il faut pour noyer l’enthousiasme des conversations alentours. Sur son siège, Anna se tient droite, ferme les yeux, imagine son teint clair, sa peau impeccable. La lumière de Pattaya la mettra sans doute en valeur. La chaleur la fait peu transpirer. Il faudra qu’elle arrive en bon état après neuf heures de vol, pour éviter les cernes. C’est l’heure. Le privilège de sa classe est savoureux. Elle peut franchir les portes de l’avion quelques minutes après qu’elles aient été ouvertes à l’embarquement. Elle fait claquer avec élégance ses talons sur les marches rejoignant les sièges isolés de première. Elle installe ses journaux et ses crèmes sous le hublot, duquel elle aperçoit une aile blanche, lisse, décorée de clous réguliers. Elle retire ses chaussures, effleure le sol avec ses pieds. Vernis à ongle, parme. Elle écoute fort un chanteur de rock. Piano. Batterie. Toutes les années 80 en quelques notes. Elle se met en scène. Imagine une chorégraphie. Elle danse, au centre d’un cercle d’hommes. Ses jambes longues. Son corps doté d’une grâce qu’elle n’a jamais eu. Elle tend les bras vers chacun. Son mari. Ses amants – oui, elle a osé en avoir quelques uns, brisant au passage des familles. Ils sont tous là, autours d’elle. Des hommes. Admiratifs. Encourageants. Quelque part, son père. Ses danses intérieures, comme elle les appelle, constituent le seul moment où elle admet son penchant mythomane. Le reste du temps, elle se sent forte, douce et parfaite.

L’hôtesse, une femme souriante et terriblement naturelle interrompt sa rêverie. L’avion quitte le sol, se soulève. Direction Pattaya. Elle apprécie. Demain, David la rejoindra. Et puis il y aura cette fête indécente. Sur une plage privée, dans un des plus beaux hôtels de la région. Ils dormiront une nuit ensemble. Il restera plus longtemps qu’elle. « Deux jours, seul sur la plage, me feront du bien » avait-il dit. Parfait. Elle serait encore seule dans l’avion du retour. Cette expérience entre ciel et terre avait plus de valeur, lorsqu’elle pouvait la passer à s’observer, s’écouter, flatter ses penchants nombrilistes. Anna s’endormit, enrobée dans une couverture douillette, caressée d’un sentiment d’auto-satisfaction.

Au-dessus du moyen-orient, les turbulences agitèrent doucement son corps. Sa tête roula dans le vide. Elle ouvrit les paupières en sursaut, et se trouva presque bouche à bouche avec sa voisine, qui continuait à rêver. La soudaine proximité avec ce corps inconnu, les effluves de transpiration qui en émanaient, cette haleine nauséabonde qui glissait vers elle. Tout ceci l’effrayât. Elle fût saisie d’une angoisse. Vite, ses cartes postales de secours. Elle imagina. Un pin haut, qui monte vers un ciel bleu. Un dîner aux bougies dans un théâtre. Un cocktail siroté sur une dalle de piscine claire. Après quelques mouvements de cheville, de poignet, du cou, dans un sens, dans l’autre, elle se détend.

Le repas. Délicat, avec ses petits couverts et ses jolies couleurs. Augmenté par la sensation d’être emporté sur un plancher dans les airs. Une sensation d’équilibriste, jouant au dessus d’un parterre de nuages blancs, fragiles et moutonneux. Au dessert, sa voisine, celle à l’haleine terrible lui sourit. Anna note la rondeur de son ventre. Pitié, songe-t-elle. J’espère qu’elle est muette.

" Vous allez à Pattaya ? demande-t-elle.

- Hum, répond Anna, la gratifiant d’un sourire ouvertement plastique.

- Moi aussi.

La jeune fille pose alors sa main sur son ventre. Ses joues sont encore rouges de son récent sommeil. Ses cheveux très noir contrastent avec la blancheur de sa peau. Anna remonte les genoux vers ses épaules. Fait le dos rond. Puis étire ses bras vers la coque du plafond.

- C’est la première fois que je fais un voyage si long. Mon fiancé me rejoint dans trois jours. Sa voix est sucrée.

- Ha ? Anna ponctue son peu d’intérêt par un haussement de sourcil. Elle saisit un magazine lumineux.

- Nous avions envie de soleil et d’exotisme avant l’arrivée de… Elle sourit. Anna peut lire dans ses yeux l'indécent bonheur. Cette future mère est le centre du monde, dégouline de 'moi je'.

- Ho ! Je vois. Anna fixe maintenant un article relatif aux nouvelles collections installées au musée d’art moderne de Copenhague.

- Enfin. C’est une situation un peu spéciale. Il est marié.

Pauvre enfant songe Anna. Une danseuse. Le bijou d’un homme marié. Engrossée. Bientôt difforme. Prochainement abandonnée.

- Il ne veut pas la quitter. Elle est riche, continue-t-elle. 

- Très noble de sa part, lâche Anna.

- Nous avons décidé, ensemble, de vivre clandestinement notre amour. La jeune fille sourit, radieuse, invincible.

Librement soumise, marmonna Anna.

- C’est ce que nous faisons déjà depuis 5 ans. David est si attentionné malgré sa famille, son travail. Il est consultant. Mais il dit souvent qu’il est le psychothérapeute des entreprises.

Anna sentit sa peau se lézarder. Un gouffre immense la fendit en deux.

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