Hal Machine

Vincent Vigneron

Hal Machine

 

 

Pour tes 33 ans on ne va pas t'offrir une crucifixion mais le septième ciel !

Quatre des mes amis les plus barrés, et les plus fortunés, ont décidé de m'offrir un vol spatial.

Le faire-part indique, sobrement, « Dean Salinas vous convie à son anniversaire. Les bougies se souffleront via Skype. »

Je n'ai jamais pu ni su avoir les pieds sur terre, je recherche le grand frisson derrière le paravent terne du quotidien et, comme je l'apprendrai plus tard, j'ai un chromosome défaillant.

Quand je n'écris pas de la poésie, quand je ne vais pas photographier les bords pollués du fleuve, dans un dress code qui n'appartient à rien de connu, desert boots et jodhpurs, je travaille comme facteur, à l'aube, à la fin des soirées où le monde se refait, où les cocktails se vident, sur fond de ciel cambrioleur découpant la mansarde. Peut-être livrerai-je la petite enveloppe annonçant la fête à mes amis ? Message et messager, signifiant et signifié, dans le cœur de cible de ma ville.

Je pose donc une année icarienne sabbatique, c'est-à-dire deux semaines de congés pour ceux qui subissent le temps terrestre. Quelle aurait été ma vie si j'avais vécu sur Icarus Megavir ? Peut-être aurais-je rêvé de traverser l'opacité séparant cette étoile à noyau asymétrique de la planète bleue qui la nargue à l'autre bout de l'espace.

Avant de partir je m'assure que tout est en ordre, que ma to-do list n'a rien oublié... le chat est gardé par ma copine de fac, Charlotte, elle dont le vivarium n'a qu'un occupant, un caméléon nuancier; le frigo est dégivré; ma mère a été ravitaillée en douceurs et, le plus important, prévenue que je partais en vacances en Cappadoce où la couverture réseau est très médiocre. Les voyants sont au vert.

Durant la petite semaine précédant le vol, l'équipe technique me fait passer les tests d'aptitude, ils me paramètrent. Un blockhaus, posé au milieu de l'infinité des champs de betteraves, fait office de centre de recherche et de base logistique.  Des reproductions de Rothko, tous les six mètres, recouvrent les murs et remplacent les fenêtres. Je suis OK. Effectivement, je cours le marathon en moins de 2h30... c'est en tout cas mon chrono virtuel et je ne suis pas homme à mettre en doute la parole d'un logiciel.

Je passe la dernière nuit tant bien que mal, tisonné par l'excitation, un ronflement permanent de turbines m'encercle et des acariens me desquament de temps à autre... qu'ils en profitent avant la chambre de décontamination.

C'est parti ! Embedded à l'intérieur d'un marteau-piqueur aérien. Les vibrations sont balaises. Peu à peu la vision de la Terre se réduit comme peau de chagrin, il ne reste, à travers le hublot, qu'un timbre-poste crénelé à l'endroit des anticyclones. Monsieur Bronson, le propriétaire de la navette, a beaucoup perfectionné son invention depuis la fin des années 2000. Cette expérience pour happy few est passée de 180 minutes à 48 heures. On est absolument seul à bord, tout est automatisé. Ça me plaît. J'y retrouve la solitude du facteur. Seule une synthèse vocale m'accompagne, détaille les banlieues traversées, énonce les constantes biologiques de mon corps à la manière de planètes parfaitement en orbite. Si je le lui demande, elle puise dans son cloud et me diffuse n'importe quelle musique ou vidéo. Je lui demande Fly me to the moon. D'habitude original, je suis très premier degré sur le coup. Il faut dire que j'ai mal au ventre, je transpire un peu. À 14h38 ( Greenwich Time ) j'ai mangé un lyophilisé particulièrement savoureux mais faut croire qu'il ne passe pas. Je marche, ce n'est sans doute rien, je foule la moquette personnalisée pour chaque nouveau touriste de l'espace. J'ai choisi Bleu Inca, la couleur de ma première voiture. Voiture dans laquelle j'embarquais, les soirs romantiques, direction le lac communal, je n'étais pas seul, je me garais à touche-touche contre les roseaux, et à travers le pare-brise nous observions, hypnotisés, la Lune et ses garnisons.

À mon réveil je ne perçois tout d'abord que le blanc, un Blanc Inuit, aux variations infimes, un océan polaire. Il faut reconnaître qu'il émerge, de cet océan, des visages, ils se penchent sur moi. Puis je réalise où je suis, les mots retournent à la phrase et la phrase à son contexte. Je suis dans la salle de débriefing médical du Centre Gagarine pour Tous. Les experts, traduits par l'interprète, m'expliquent que j'ai fait une allergie très rare au conservateur que la NASA emploie pour l'alimentation en mission. J'ai fait un œdème de Quincke  au niveau des organes. C'est dû à une anomalie génétique super rare elle aussi. Je leur ai demandé s'ils allaient changer de conservateur.

Pour mes 34 ans la fête sera très intimiste, quelques amis triés sur le volet. On va tenter le gâteau.

Je suis sur la bonne voie. J'ai beaucoup moins de fièvre et les perfusions m'ont été retirées par l'infirmière à la voix de synthétiseur.

Signaler ce texte