Histoire d'un casseur

ahqepha

Texte écrit il y a des années. Dévoilé la première fois un 15 janvier 2010, pendant les évènements qui ont accompagné la fin de la dictature de ZABA en Tunisie.

Cette histoire a eu lieu dans une petite ville du sud Tunisien dans les années 1980. Il y a eu des grèves et des morts pendant ces années. Chômage, manipulations politiques et trahisons d'état. Je ne connais pas le pourquoi du comment. Je le comprendrais peut-être dans vingt ans si les forces de l'histoire en décident.

Il y avait un chômeur qui habitait dans cette petite ville du Sud. Appelons-le Hammouda car j'aime bien ce prénom. Hammouda se rendait chaque jour au café du centre dans l'espoir de trouver un petit bouleau dans le bâtiment. S'il en trouvait un jour, son petit salaire lui permettait au moins de payer son café et son pain le reste de la semaine. La retraite de son père se chargeant du reste.

Sur le chemin du café, il y avait un magasin avec une grande vitrine. Le magasin vendait tout, et la vitrine était pleine de bonbons. Les habitués du coin pouvaient voir Hammouda s'arrêter chaque jour devant la vitrine. Il comtemplait en silence les dragées pendant plusieurs minutes. Ensuite, il reprenait le chemin du café, avec ses petits pas dont la non-chalance lui donnait l'air d'un baba-cool.

Je ne sais pas ce qu'il faisait au café. Il jouait peut-être aux cartes quand il en avait les moyens. Il se partageait certainement le café d'un autre ami chômeur quand il n'en avait pas. Et le jours de chance, il travaillait jusqu'à la tombée de la nuit dans un chantier de bâtiment providentiel. Et peut-être que certaines nuits, il rêvait de dragées.

Mais les grêves arrivèrent avec leurs lots de casseurs et de pilleurs. Les vitrines et les protections des magasins s'envolaient en éclats. Entre deux rafles de police, la vie reprenait son cours normal. Les gens continuaient à sortir et à vivre. Les uns par nécessité, les autres par indifférence... La plupart parce qu'ils n'avaient pas le choix.

Et voilà que le pauvre Hammouda assiste, sans trop le vouloir, à l'une de ces manifestations qui commencent dans l'euphorie, et se terminent dans le feu et le sang. Hammouda a voulu rentrer chez lui, sentant probablement que ça ne servait à rien. Et sur le chemin du retour, il s’est retrouvé devant la vitrine de ses rêves, avec la porte de la boutique grand'ouverte, sans caissiers et sans videurs. Hammouda s'est arrêté devant la vitrine et s'est replongé dans sa prière mystérieuse.

Ensuite, il est entré dans le magasin. Les pilleurs saccageaient tout ce qu'ils trouvaient sur leur chemin dans l'impunité totale. Qui sortait avec le dernier téléviseur, qui remplissait ses poches avec les faux bijoux, qui s'est emparé de la caisse... Hammouda a pris un sachet d'emballage vide. Il s'est dirigé vers ses bonbons préférés. Il en a pris exactement cent grammes. Tous ceux qui ont assisté à la seine le jurent, car il a pris tout le temps nécessaire pour que les aiguilles coîncident exactement avec la marque des cents grammes. Pas un gramme de plus.

Ensuite, il est rentré chez-lui, petit-pas par petit-pas.

Je ne connais pas Hammouda. Je suis passé une seule fois par sa ville natale. J'ai vu beaucoup de chômeurs au café du centre-ville. Et la luxure de certaines vitrines rendait l'atmosphère plus suffoquante. Chacun de ces chômeurs aurait pû être Hammouda.

Avec le temps, je me dis qua Hammouda ne faisait ni prières ni rêves sucrés. Avec le peu qi'il a appris à l'école, il essayait de calculer mentalement le prix de cent grammes de dragées... ça n'enlève rien à sa bravoure.

  • Qui vole un œuf vole un bœuf dit-on aussi !

    · Il y a plus de 10 ans ·
    Apphotologo

    Michel Chansiaux

    • :) Merci Michel... Et ben là, je crois que c'est l'histoire de quelqu'un qui n'a jamais volé d’œufs, et le jours où il aurait pu voler "un bœuf", il a choisi "l’œuf"...

      · Il y a plus de 10 ans ·
      Muraco.nashoba

      ahqepha

  • Sa bravoure ne lui a coûte que cent grammes de dragées. C'est bon signe de savoir encore des gens peu enclins au vol ou au meurtre mais juste au goût sucré de la vie. Merci pour ce beau texte.

    · Il y a plus de 10 ans ·
    Image

    Mokrane Kab

    • Merci Mokrane d'avoir pris le temps de revenir à ce texte, et de m'avoir laissé ton commentaire encourageant. En fait, je me pose jusqu'à ce jour des questions sur ce qui s'est passé réellement dans la tête de "Hammouda"... Et effectivement de telles personnes qui sortent du lot, on dirait presque qu'ils vivent dans une autre dimension...

      · Il y a plus de 10 ans ·
      Muraco.nashoba

      ahqepha

  • Réflexion finale très intéressante: "il essayait de calculer mentalement le prix de cent grammes de dragées". A méditer !

    · Il y a plus de 10 ans ·
    Pp2

    aeden

    • En fait c'est des faits réels qui m'ont été reportés par des amis (voir http://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89meutes_du_pain)... Mais on ne peut qu'imaginer ce qui se passait réellement dans la tête de cette personne qui voyait les événements et le monde d'un point de vue attachant...

      · Il y a plus de 10 ans ·
      Muraco.nashoba

      ahqepha

Signaler ce texte