Howard Hughes à Paris
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Las, consumé par l’ennui, j’ai un jour sauté d’un pont. Et, récoltant le froid jugement de la Seine, ai du admettre qu'on ne se connaît jamais vraiment. Ou bien trop tard.
A ceci près qu'il n'était pas trop tard. A ma suite, quelqu'un s'était aussi jeté à l’eau. Un inconnu aux mouvements efficaces, qui, m’empoignant par l’aisselle, me ramena vers la rive.
J'appris à l'hôpital qu'il s’appelait Sam et n’avait même pas son brevet de secouriste. Les formalités remplies, il avait ensuite disparu sans se soucier de mon cas. Etrange comportement. Mais ce que je retenais surtout de lui était ce mot qu’il avait prononcé alors qu’on nous repêchait sur le quai. Merci. Tout simplement Merci. Un mot qui me restait en mémoire telle une balle.
Plus que son acte héroïque, c'est ce mot inadéquat qui me poussa à retrouver Sam à ma sortie d'hôpital.
J'allai sonner chez lui un soir, souhaitant l'inviter pour qu’il s'explique sur ce merci incohérent. Cela n'arriva pas. Il accepta mon invitation à dîner, me parla de son métier d'encadreur mais je n'eus droit à aucun éclaircissement. Très souvent j'avais l'impression qu'il regardait davantage en lui-même que dans ma direction, mais je ne pouvais rien en déduire. Il n’empêche, nous nous apprivoisâmes et devînmes amis.
Toutefois, la clé de ce mystérieux merci, cette interrogation que j'aurais pu tuer dans l’œuf au départ, m'obsédait. Si la vacuité de mon existence m’avait auparavant étouffé, c'était à présent à ces deux syllabes de décrire des spirales dans mon cerveau.
Et Sam refusait de lever le voile.
En toute honnêteté, j’en serais venu à l'insulter si lors d’un repas de célibataires…
Lui qui était encadreur, pourquoi gardait-il certains cadres vides dans son salon ?
«J'ai brûlé les photos qu'il y avait dedans », lâcha-t-il.
Il s'agissait d'avions qu'il avait pilotés autrefois, de bimoteurs qui avaient été la passion de sa vie.
En pilotait-il encore aujourd'hui ?
Ses yeux verts me dévisagèrent.
Il avait piloté, oui, et fendre l'azur lui avait procuré un bonheur immense. Si immense qu'il n'avait guère pris le temps de prendre femme, qu'il avait préféré passer tous ses week-ends en vol.
Or il avait un jour essuyé une effroyable tempête. Son bimoteur n'avait pas tenu la distance, il avait du atterrir en urgence dans la clairière d'une forêt.
Projeté hors de l'habitacle, Sam s'en était tiré étrangement indemne. Mais il avait senti la mort lui serrer le cœur quand il avait constaté les dégâts infligés à l'avion.
Car sur le coup, contempler les déchirures administrées à la carlingue lui avait fait traverser un océan de flammes. Lui qui s'était pris jadis pour un rêveur indestructible s'était d'emblée mis à trembler comme une feuille. A travers ces ailes pliées, cette cabine défoncée, Sam avait contemplé l'irrémédiable : nous étions tous des fétus de paille, des jouets capables d'être renversés à tout instant. Et même s'il avait fini par quitter cette forêt pour revenir dans le monde des vivants, se lever, manger ou dormir était dès lors devenu un problème. Face à la mort qui rôdait, quel barrage pouvait-il opposer désormais ?
Plus tard, il avait pris en sainte horreur tous ces clichés d'avion qui garnissaient ses murs. Avec leurs fuselages tapageurs, ils lui étaient apparus comme un cimetière de métal en devenir. Refusant de prendre le moindre risque, il avait fini par mettre son métier entre parenthèses, ne plus sortir de chez lui, enlever tout appareil électrique de sa salle de bain, consulter la date de péremption sur ses victuailles, ne boire que de l'eau en bouteille, commander trois kits main libre pour son portable, laisser en l'état l'ampoule qui avait grillé dans son salon, et ce n’était que le début de la liste.
Comme ses tremblements continuaient, il avait consulté divers médecins, leur avait lui-même prédit sa mort dans les mois à venir sans tenir compte de leur avis. De matamore des airs, il avait basculé dans l'excès contraire, devenant un hypocondriaque, un fugitif de sa propre vie.
Un cauchemar sans fin, avait-il pensé.
Or comme il avait osé sortir un après-midi dans Paris, une impulsion l'avait saisi quand il m'avait aperçu tomber dans la Seine. Un déclic. En sautant à ma suite, il avait repris possession de lui-même dans ce courant, avait chassé la peur.
L'ayant écouté attentivement, je lui demandai s'il connaissait l’histoire du milliardaire reclus Howard Hughes. Il opina. Puis dans un murmure déclara :
_ Non, finir comme il a fini, entre toi et moi, non merci !
voir le film Aviator
· Il y a environ 14 ans ·Saucisson