Huit minutes d'enfer

joe-xs

Chapitre dernier

Dimanche 25 juin 2003, midi, le soleil tape fort.

Je chuchote au téléphone portable avec un client, vérifiant du regard que personne n'est à proximité.

— J'en ai deux à vous proposer, m'sieur Marco, de sept et neuf... Celui de neuf n'a pas besoin d'être préparé, il a l'habitude... Quatre mille euros par tête, pour deux heures. Vous êtes où ? ... Près de l'église Sainte-Grâce... Café de la Tourelle, la petite salle derrière, OK ... J'arrive ... Je vous montrerai des photos.

Je raccroche. Gros client, ce Marco, faut le choyer.

Je traverse la rue en courant lorsque je sens une bourrasque soudaine dans mon dos et un énorme bruit sourd, comme une explosion.

Un bolide jaune vient de percuter un piéton juste derrière moi. Il m'a effleuré de si près que j'ai l'impression qu'il m'a passé à travers. Je me retourne, et je vois une marionnette désarticulée qui voltige comme un cerf-volant fou et se fracasse une dizaine de mètres plus loin sur le bitume brûlant, dans un bruit de membres brisés qui me fait frissonner. Vraiment ! Malgré la canicule, je gèle carrément.

La voiture s'est immobilisée près du malheureux qui gît comme un vieux sac. Tout le monde regarde. Personne n'intervient.

Bon... Je finis de traverser en me disant que je viens d'avoir une sacrée chance !

J'aperçois le clocher de l'église Sainte-Grâce. Incroyable: la croix qui le surplombe est ... à l'envers. Je me dis que les mauvais plaisantins qui ont fait ça devaient avoir de sacrés moyens. Ça mérite une photo : clic.

Tiens, le Café de la Tourelle est fermé, et pas depuis hier ! La vitrine est tapissée de crasse et la porte est barricadée par une barre de métal. J'essaie de rappeler Marco ... Pas de réseau. Bizarre ! Bon, je vais l'attendre ici quelques minutes. Putain ce qu'il fait froid ! Pourtant, le soleil est... Ben il est où, le soleil ? Je le cherche partout dans le ciel bleu, mais je ne le trouve pas. Je me souviens que Jacques - mon plus gros client - habitait par ici. Ce tas de graisse, qui devait peser deux cents kilos, torturait les gamins que je lui louais avec un sadisme invraisemblable. Il lui est arrivé d'en pendre certains au plafond avec un système de chaînes et de pinces de batterie plantées dans leurs organes génitaux. 

Je ne sais pas pourquoi ça me rappelle quand j'avais neuf ans. J'avais la phobie du noir et des araignées. Un soir, après m'avoir drogué, mon père m'a traîné à la cave, comme souvent. Cette fois, il m'a foutu à poil et ligoté tout entier dans du fil de fer barbelé. Ce fou enragé a attendu que je reprenne conscience avant de me disperser le contenu d'un bocal grouillant de grosses araignées répugnantes et velues sur tout le corps. Il s'était alors tripoté à la cadence de mes hurlements de terreur, jusqu'à cracher son immonde semence blanchâtre et tiédasse sur mon corps prisonnier, que les barbelés lacéraient au rythme de mes mouvements de panique incontrôlés. Il avait ensuite éteint la lumière en me souhaitant une bonne nuit. Je me rappelle avoir perdu ma voix à force de hurler sans discontinuer, jusqu'à ce que je me sois évanoui de frayeur lorsqu'une de ces immondes araignées avait pénétré dans ma bouche impossible à refermer. Je voulais mourir !

D'ailleurs, Étienne, l'un des éléments de mon bétail prépubère, s'est donné la mort le lendemain d'une séance particulièrement extrême avec le gros Jacques (lui-même décédé d'un cancer l'année passée, d'après ce que j'ai cru comprendre). Dommage : Le tandem Étienne / Jacques représentait une bonne partie de mes revenus.

Perdu dans mes pensées, mon regard est attiré par un obèse qui tient un enfant par la main et qui entre dans l'église un peu plus loin.

Mais... C'est Jacques ! ... Il s'est fait passer pour mort ? Et c'est quoi, ce môme ? Bon, je ne peux plus rester à découvert, je suis sûrement recherché par les flics et s'ils m'interpellent au sujet de l'accident, je suis cuit.

L'église : voilà la bonne planque. J'y entre par la lourde porte de chêne qui se referme brusquement derrière moi. Des gens sont recroquevillés sur les bancs, immobiles. On les croirait morts, comme figés dans une dernière prière. Je ne me rappelais pas qu'un tel endroit pouvait être aussi lugubre. En plus, ça pue la vieille transpiration et les poubelles oubliées.

Je marche dans un liquide visqueux. On dirait du sang, partout par terre ! A quelques mètres du fond de l'église, debout, un curé corpulent me tourne le dos. Il est drapé dans une sorte de toge noire, les mains appuyées sur l'autel, face à un crucifix de taille humaine, verticalement appuyé contre le mur du fond, à même le sol. J'ai l'impression dérangeante de voir bouger Jésus sur cette croix. Je n'ai qu'une envie : me barrer d'ici, mais je ne peux pas : le quartier doit grouiller de flics, maintenant.

J'hésite, puis je décide de m'approcher en longeant l'allée centrale. Mes pas provoquent un sinistre bruit de succion dans tout ce sang gluant. Je contourne l'autel, le curé et me voici face au crucifix.

Putain, c'est pas Jésus ! C'est un mec ! Un vrai mec ! Vivant !

Il n'est pas fixé par des clous, mais par du fil de fer barbelé. Son abdomen, son torse, ses bras et ses jambes sont solidement arrimés à la croix par le cruel serpentin de métal qui s'entortille partout autour de lui. De plus, tout son côté gauche est littéralement massacré : son tibia cassé est apparent, son genou n'est qu'une masse gélatineuse rougeâtre, son épaule est broyée et son avant-bras souffre d'une fracture ouverte. Le fil barbelé pénètre si profondément dans les chairs qu'il disparait à l'endroit de ses plaies béantes.

Je relève la tête : son crâne est défoncé, le sang verse sur son visage comme des rivières qui sillonnent ses grimaces de douleur. Ses yeux écarquillés me fixent avec stupeur. Je reconnais ... MON visage, meurtri et caricaturé par la terreur !

Il pousse un hurlement déchirant qui se métamorphose en long râle d'agonie. Affolé, je me retourne vers le curé qui me regarde sans un mot, inexpressif. Sa silhouette difforme m'est familière, trop familière ! Ce crâne dégarni, ce visage blafard luisant de transpiration et gonflé par la graisse, c'est le portrait craché de mon putain de père, décédé il y a plus de vingt ans. Qu'est-ce qu'il fout là ? Même après tant d'années, la haine viscérale que je ressens envers lui est intacte. Putain, je vais le tuer ! Qu'il crève encore et encore !

Je sursaute : la porte d'entrée s'ouvre brutalement, dans un bruit sourd, comme une explosion : une jeune femme se précipite vers moi comme un bolide ! Coiffée de longs cheveux blonds très clairs, cette inconnue au visage diaphane est harnachée d'une armure jaune vif sur laquelle sont gravés quatre anneaux entrelacés horizontalement. Je n'ai pas le temps d'esquisser un mouvement de défense : Elle m'assène des coups de gants d'acier dans un rythme effréné, s'acharnant sur mon côté gauche. Elle me fracture le tibia dans un craquement sec, me démolit le genou, l'avant-bras et l'épaule avec la même volonté destructrice. Le dernier coup a percuté ma boîte crânienne avec une telle violence que je l'ai entendu craquer et s'enfoncer dans mon cerveau. Je m'effondre au pied de la croix, mélangeant mon sang avec celui du crucifié. Je ne peux plus bouger, mais ne ressens aucune douleur et je reste totalement conscient.

Je n'y comprends rien. Mon assaillante pleure à chaudes larmes dans son armure jaune maculée de sang, et se recule, la respiration hachée de sanglots.

Je vois mon infâme géniteur, sous les traits de ce curé ventripotent, qui se pétrit l'entrejambe à travers sa soutane crasseuse, manifestement excité de me voir crever à petit feu ! Plus je le fixe d'un regard noir, et plus il se masse en se trémoussant, la bouche ouverte, comme s'il broutait l'air.

La porte s'ouvre à nouveau d'un coup sec : un grand barbu d'allure sportive et aux cheveux longs traverse l'église en courant, se précipite sur moi et me décolle du sol en arrachant les boutons de ma chemise qui pleuvent dans le sang comme des petites perles. Il me projette contre le crucifix avec une force furieuse qui me coupe le souffle. L'impact est tel que les murs et le sol de l'église vibrent sérieusement. Cet athlète chevelu si sûr de lui, semble fort inquiet de ces tremblements. Il me laisse choir comme un vieux torchon, et se recule à son tour vers l'inconnue blonde en armure, qui pleure de plus belle.

Quelqu'un s'approche de moi discrètement : C'est le gros Jacques. Je reconnais l'enfant qu'il tient par la main : c'est Étienne, et il est complètement nu ! Ce pauvre gosse tremble comme une feuille. Sa peau gris-bleu est marquée partout de profondes cicatrices, il n'a plus de dent et du sang s'écoule de ses lèvres déchiquetées. Son entrejambe n'est qu'une plaie béante et ses cheveux ont été arrachés. Ses yeux éteints et résignés me demandent : "Pourquoi ?"

C'est le même regard que celui que j'adressais à mon père avant et après chaque séance de torture, les fois où je ne m'évanouissais pas de frayeur ou de douleur. L'énorme Jacques s'accroupit vers moi tandis que mon père s'approche doucement dans sa soutane en me regardant comme un parfait étranger tout en posant la main sur la nuque d'Étienne. Jacques fait un clin d'œil à mon père et me chuchote à l'oreille :

— On va "s'occuper" du petit.

Ça me fait l'effet d'une bombe !

Une explosion de rage dévastatrice éclate au fond de moi et une révolte irrépressible carbonise mes entrailles. Cet incendie de fiel se propage jusqu'à mon cerveau. La colossale inflation de cette haine sauvage gonfle dans ma tête, qui finit par exploser. Cette masse titanesque d'énergie infernale déferle par mes yeux dans une sorte d'éclair noir, droit sur mon salopard de père et l'immonde Jacques. Un effroyable coup de tonnerre retentit partout autour de nous et une lumière aveuglante embrase l'espace comme mille soleils. Le sol danse, les murs se fissurent, des statuettes et des blocs de pierre s'écrasent lourdement au sol tout autour de nous.

Les deux gros porcs ont disparu, mais Étienne est toujours là. Ses yeux rallumés semblent me dire "Merci", puis il s'évanouit silencieusement, comme la brume au soleil.

Une sensation étrange et inconnue s'empare de moi. Je sens mon visage chauffer : un liquide chaud s'échappe de mes yeux, comme l'infection qui se libère d'un bouton qu'on perce. Pour la première fois de toute ma vie, je pleure ! Je sens ces larmes qui nettoient les décombres du tourment maléfique qui vient de s'extraire de moi. 

Je me sens vide.

Mon corps agonisant n'est plus qu'une serpillère gorgée de sang, mais je ne me suis jamais senti aussi heureux. Le barbu aux cheveux longs s'approche à nouveau, déséquilibré par les soubresauts qui se répètent, tant l'explosion a été épouvantable. Il me semble fou de rage ! Il me redresse sans pitié face à lui, et me projette à nouveau en arrière contre le crucifix avec une force surhumaine. Nous traversons, oui, nous traversons ensemble le mur de l'église épais de plusieurs mètres, dans un chaos indescriptible de hurlements, de sang, de poussière et de gravats.

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Me voici étalé sur le dos, les bras en croix, sur le bitume brûlant. Mon cœur va exploser ! Chaque respiration exacerbe la douleur atroce qui nait en moi et qui s'enracine à tous les endroits démolis de mon corps. Je m'entends crier comme un nouveau-né ! 

J'ai les yeux fermés mais je ressens toujours la présence de ce barbu mince mais puissant près de moi. Il peine à garder son équilibre à cause des secousses du sol qui persistent encore. Une fois la terre apaisée, il me donne des petites claques :

— Ça va monsieur ?

J'entrouvre les paupières, mais je n'arrive pas à distinguer son visage. Le soleil au zénith, juste à côté de sa tête, m'aveugle. La jeune femme blonde au teint si clair est aussi là : elle m'observe, appuyée contre son Audi jaune, mais elle est maintenant vêtue d'un chemisier et d'une jupe blancs. Ses yeux rougis par les larmes s'éclairent en croisant mon regard. Elle joint les mains en regardant au ciel, comme si elle remerciait Dieu de m'avoir ramené à la vie.

Epilogue

Ma vie s'est achevée à l'instant où Maria m'a percuté accidentellement. Huit minutes plus tard, je ressuscitai grâce au massage cardiaque prodigué spontanément par Christophe, ce passant providentiel qui est aujourd'hui mon ami le plus cher. Entre les deux, j'ignore si j'étais mort ou vivant.

Ce dernier chapitre, qui pourrait s'intituler "Huit minutes d'enfer", conclut ce livre que j'ai écrit en partie lors de mon année d'hôpital et de rééducation, et terminé dans la cellule où je purge aujourd'hui la peine du monstre  - que j'étais ? qui m'a possédé ? - jusqu'au jour de l'Accident. 

Lorsque l'acte d'accusation m'a été lu, la prise de conscience de l'ampleur des dégâts humains que cet autre moi-même a commis, m'a arraché un déluge de larmes interminables, à tel point que j'ai dû rester assis tout le long, après m'être brièvement évanoui d'émotion par deux fois.

L'anéantissement de mon père et de Jacques dans mon "rêve" a du même coup exterminé cette chose maléfique qui avait violé mon âme lorsque j'étais enfant. Quand nous avons traversé le mur de l'église, ça m'a évoqué l'ultime contraction d'une femme qui expulse son bébé.

Je comprends que cette étonnante rédemption vous paraisse improbable, c'est légitime. Sachez toutefois que lors de mon procès, certains éléments ont été laissé de côté, "dénués d'intérêt pour l'enquête". Il n'est jamais fait mention du tremblement de terre - bien réel, pourtant - survenu dès le début du massage cardiaque. L'église a dû être évacuée et l'ingénieur qui est venu constater les fissures apparues sur le mur du fond, y a retrouvé par hasard les boutons de ma chemise.

Enfin, les gendarmes ont récolté les débris de mon téléphone portable, éparpillés sur les lieux de l'accident et les ont transmis à une entreprise spécialisée pour tenter de récupérer d'éventuels éléments de preuve de mon activité. On a ainsi retrouvé toutes les photos des enfants que j'avais prises pour montrer à mes clients, plus une, qui sert d'image de couverture au livre que vous tenez entre les mains : le clocher de l'église Sainte-Grâce, surmonté d'une croix renversée. 

J'ai écrit cet ouvrage en espérant contribuer à l'éradication de ce phénomène si répandu mais si méconnu sous nos lattitudes : la prostitution et la torture d'enfants.

Je remercie Victor C., le directeur de la prison, qui a cru en moi, grâce à qui j'ai pu faire éditer et traduire mon livre en cinq langues. Tous les bénéfices sont reversés à deux associations qui luttent contre la violence à l'encontre des enfants ("Ne me frappe pas, je t'aime" et l'ECMI - Ensemble Contre la Maltraitance Infantile) 

Prosti-tueur - Souvenirs d'un autre homme

Achevé d'imprimer en octobre 2006. Dépôt légal octobre 2006. ISBN 2-2890-3703-9

Editions ECIAN, France 

Ce livre est dédié à ma maman, décédée quand j'ai eu cinq ans, et à Étienne, qui repose dans le cimetière de l'église Sainte-Grâce.

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