Iesvs Nazarenvs, Rex Ivdæorvm

petisaintleu

Il était irrité. Il s'était toujours arrangé pour piloter sa vie. Si l'humanité n'est pas une science exacte, il était pourtant parvenu à la manipuler à sa modeste échelle. Il avait saisi que les mécanismes de survie étaient universels et intemporels grâce à sa passion balzacienne d'adolescent. Il avait toutefois manqué d'abnégation égocentrique, de celle qui consiste à écraser son prochain pour se bâtir une brillante carrière. Il avait opté, en toute conscience, pour une existence moyenne et pour qu'on lui foute la paix.

Secrètement, dans son alcôve mentale, il avait préparé sa perte. Il n'avait jamais pu se faire à l'idée que l'on puisse s'intéresser à lui. Alors, depuis vingt-cinq ans, il fumait méthodiquement. En se basant sur les statistiques, il avait espéré que son long suicide nicotinique expirerait vers la soixantaine. Il avait pris ses dispositions en conséquence. Ses enfants seraient de jeunes adultes quand les métastases l'achèveraient. Au fond, ils seraient les seuls qui le regretteraient. Il avait veillé à casser les codes familiaux générateurs de haine et d'en faire des êtres aimants.

Quand on l'informa du cancer de la prostate, il tomba de haut. Quarante-sept ans, c'était trop jeune. Il avait encore quinze années de crédits immobiliers à rembourser. Il s'était mal renseigné, persuadé qu'il crèverait les poumons grillés et la voix cassée. Et qu'adviendrait-il de sa libido qui, il y a peu encore, était en pleine maturité ? Ce n'est pas l'absence d'érection en soit qui l'ennuyait. C'était plutôt le fait qu'il s'était révélé sur le tard. Ce n'était pas le démon de midi qui l'avait accaparé. C'était de réaliser qu'après deux décennies de louvoiement sexuel poussif, il s'était métamorphosé en un quadragénaire qui plaisait. Plutôt que de se coucher sur le canapé d'un psychothérapeute qui lui aurait pompé son pognon, il avait opté pour le très juteux plaisir de soigner son complexe d'Œdipe en aidant à conjurer des complexes d'Électre.

Lors de son hospitalisation à Gustave-Roussy, il eut pitié de ces agonisants. Ces geignards le regardaient d'un regard larmoyant, dans une surenchère de pathos et dans l'espoir d'être déclarés champions du monde de la déchéance physique. C'étaient les mêmes qui avaient flambé et frimé, négligeant les autres. Sur le fond, ils n'avaient guère changé, ils restaient égocentrés. Ils partageaient désormais juste un peu de douleur, ce qui leur donnait enfin une once de compréhension de ce que pouvait être le quotidien des deux-tiers de leurs congénères sur Terre.

Au bout d'une semaine, il ne se sentait pas trop à son aise dans ce mouroir. Il crevait d'envie de disparaître de manière propre et non aseptisée. Au petit matin, l'infirmière trouva sur l'oreiller un mot griffonné dont le contenu aurait fait les délices d'un proctologue. Il réserva un testament à sa femme et ses enfants où il expliqua qu'il ne méritait ni haine, ni pitié. Il ne souhaitait pas leur exhiber sa décrépitude et il mit les voiles. Et puis, à quoi ça servait désormais de s'énerver et de se poser des questions existentielles ? Il était près de découvrir s'il obtiendrait un retour sur son investissement compassionnel.

Quand il atteignit la cluse de Bonval, il sut que le bout du chemin qui le menait à l'abbaye était une impasse. Il posa ses valises pour réfléchir. Qu'aurait-il à gagner à se cloîtrer ? Il leva les yeux vers les sommets alpins qui cernaient ces lieux, formant un écrin propice à la méditation. Il suivit du regard un rapace qui, par un effet d'optique, semblait vouloir se griller les ailes à l'astre solaire. Il y vit une parabole et un signe.

À la suite du suicide collectif de l'Ordre du Temple Solaire vingt ans auparavant, le Vercors avait recouvré la quiétude qui sied à la beauté stupéfiante de ses hauts plateaux. Quand les gendarmes de la brigade de Villard-de-Lans furent appelés à la combe de Bouvante, ils n'eurent pas le temps de descendre de leurs véhicules. L'odeur était si pestilentielle que des jets de vomi envahirent les habitacles. Combien de temps lui fallut-il à trouver ses victimes, les clouer sur les planches et les disposer de manière qu'elles forment très distinctement le mot INRI ? Son calvaire se terminait, tout du moins dans sa partie terrestre.

  • Excellent ! En plus, j'imagine très bien les lieux, pour y être passée il y a bien longtemps.

    · Il y a environ 8 ans ·
    Yeza 3

    Yeza Ahem

  • J'adore la fin, bien évidemment !!!! Puisque ce genre de chutes m'enchante !!!!

    · Il y a environ 8 ans ·
    Couv2

    veroniquethery

  • J'ai lu, cela m'a plongée dans le trouble. J'ai relu, et j'ai apprécié le regard sur soi de ce personnage, à la fois relatif, mettant son existence à distance et précis, observateur. Détonnant.

    · Il y a environ 8 ans ·
    Mai2017 223

    fionavanessa

  • Une fin dérangeante, il fallait oser, mais tout cela est tellement bien écrit et ficelé. Merci pour ce très bon moment de lecture :)

    · Il y a environ 8 ans ·
    487511 106400149549271 776940541 n

    breinmilliner

    • Ben oui, à quoi bon écrire si c'est pour faire dans le Cucul la praline ? Enfin, c'est mon avis personnel ; c'est pour cela que j'écris.

      · Il y a environ 8 ans ·
      Cp2

      petisaintleu

    • Et c'est tant mieux parce que les trucs sirupeux c'est d'un ennui...

      · Il y a environ 8 ans ·
      487511 106400149549271 776940541 n

      breinmilliner

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