iKnow : fausse innovation ou vraie révolution ?

moss468

Savoir n'est pas comprendre.

Steve Jobs avait annoncé quelque chose de « révolutionnaire » dans un tweet daté du 10 avril dernier, soit un mois avant la date officielle de la dernière keynote. Cela avait bien sûr agité les experts et les observateurs. Mais ce sont surtout les opérations de communication de ces deux dernières semaines qui ont intrigué les consommateurs. Télévision, radio, rêves publicitaires, affichage orbital, annonces par vibration osseuse dans les transports… Impossible d'échapper au message énigmatique de la marque à la Pomme : « Bouleversez tout ce que vous connaissez ».

Ce bouleversement, c'est l'iKnow : présenté en grande trombe par Steve Jobs lors de la grand-messe annuelle d'Apple à Cupertino, ce petit autocollant au design soigné promet de vous ouvrir les portes de la connaissance en un claquement de doigt, soit le temps qu'il vous faut pour réaliser un paiement électronique. Son fonctionnement est relativement simple : il suffit de le fixer derrière l'oreille et de l'activer via son SPT* pour que des nanotechnologies entrent en contact avec votre système nerveux et neuronal. Dès lors, ces machines microscopiques mais diablement efficaces se chargent d'entretenir, de reconstruire, de multiplier et de redéfinir vos neurones. Les synapses n'ont pas de secrets pour ces bestioles.

*Le terme SPT (Système Personnel de Télécommunications) désigne tout système ou appareil communicant, qu'il s'agisse d'un téléphone, de lunettes, d'un exosquelette ou d'une puce cérébrale.

Nous savions déjà que le champ des sciences neuronales et cognitives était le nouveau terrain de jeu des mastodontes de l'innovation. On se souvient que l'ogre Google avait lancé les hostilités en 2021, en élargissant sa stratégie de rachats aux neurosciences. En parallèle, les infatigables équipes de Microsoft, dans leur logique de R&D et profitant de leur implication déjà importante auprès des étudiants des universités américaines et chinoises les plus prestigieuses, avaient resserré leurs liens avec des centres de recherche publics en établissant des partenariats sur le long terme. Dans cette même rubrique, nous avions publié un article l'été dernier sur l'ascension fulgurante de l'ex-PME indienne Forward, dont l'expertise dans le domaine de la médecine neuronale et encéphalique avait attiré l'attention du géant Coréen Samsung. Signe des temps, les dernières statistiques publiées par la Banque Mondiale font clairement apparaître l'augmentation des débouchés dans le secteur privé pour les diplômés de ces domaines spécifiques.

Mais alors, pourquoi évoquer une « révolution » ? En quoi l'iKnow est-il différent du système d'intelligence augmentée présenté par Samsung fin 2023 ? En fait, le produit d'Apple ne se contente pas d'améliorer vos capacités cognitives et de faire de vous un simple « humain augmenté » plus agile intellectuellement : il vous permet d'assimiler, en un clin d'œil, plus de connaissances que ce que vos ancêtres pouvaient apprendre en toute une vie. C'est là toute la promesse de Steve Jobs : après la musique dans votre poche avec l'iPod et le savoir à portée de clic grâce à Internet et aux ordinateurs dans les années 2000, après le savoir à portée de doigt avec l'essor du tactile, des tablettes et des ebooks dans les années 2010, bienvenue dans les années 2020 : des centaines d'années de recherche et de construction des savoirs directement dans votre tête. La volonté de puissance de Nietzsche, le théorème d'Euler, la théorie de la relativité d'Einstein, l'Histoire de la Guerre du Péloponnèse de Thucydide, le nombre de pattes d'un mille-pattes, le moteur d'une fusée, l'architecture des cathédrales, la création d'Internet ou encore la recette du fondant aux marrons et au Nutella n'auront potentiellement plus de secrets pour vous.

Bien sûr, on le sait depuis la Genèse et le péché originel : la connaissance a un prix ; mais cette fois, c'est avec le dieu « dollar » qu'il va falloir traiter, à grand renfort de monnaie. Pour acheter des savoirs, il faut se rendre sur le Knowledge Store où ils sont répartis en différents lots. En vous servant de la recherche par mot-clé ou par catégorie, vous trouverez sans difficulté les articles qui vous intéressent. Vous voulez une mise à jour de vos savoirs ? Allez dans la catégorie « nouveautés ». Vous avez peur d'être totalement à côté de la plaque lors de votre prochain repas d'affaires ? La catégorie « populaire » est faite pour vous. Vous allez voir un match de football avec vos amis mais vous n'y connaissez rien ? Si vous êtes équipé de l'iKnow, un paiement en ligne via votre SPT suffira, et les nanotechnologies s'occuperont du reste. Le palmarès du Bayern de Munich n'aura plus aucun secret pour vous, et votre restitution académique de leur victoire en Ligue des Champions en 1975 fera sans doute sensation.

Ainsi, après avoir connu exosquelettes grand public et autres améliorations sur le plan physique, l'humain est donc en passe de devenir également un « surhumain » dans le domaine de l'intellect, de la mémoire et de la connaissance. Mais alors, pourquoi les réseaux sociaux sont-ils si agités ? L'engouement ne devrait-il pas être unanime ? Steve Jobs nous fait-il mordre dans la pomme de la connaissance sans que nous en connaissions les conséquences ? Jonathan Ive, le numéro deux d'Apple en charge du design de tous les produits de la marque, s'est exprimé en des termes forts, qui démontrent bien l'ambition de ce nouveau produit ; il a en effet présenté l'iKnow comme une révolution « semblable à celle de l'imprimerie [NDLR : inventée par Gutenberg et diffusée sur le Vieux Continent à partir de 1454] », et comparé la période que nous vivons à la « transition radicale qui s'est opérée dans l'Europe du XVe siècle, le passage de l'obscurantisme du Moyen-Âge au nouvel ordre de la Renaissance ».


Toutefois, l'iKnow pose un certain nombre de questions, aussi bien sur le plan de la sécurité que sur les plans économique ou éthique.

Du côté du prix, la Pomme fait déjà face à un vent de contestation. En effet, la marque a opté pour un modèle économique très en vogue ces dernières années, puisque tous les savoirs seront disponibles en location uniquement. Le client ne devient pas propriétaire d'un savoir acquis sur le Knowledge Store : il peut l'utiliser en illimité tant qu'il s'acquitte d'un montant mensuel, variable selon le kit de savoirs utilisé. Si le client interrompt son abonnement, ses nanotechnologies déprogramment les connaissances concernées avant de disparaître dans le métabolisme de son organisme. La remarque la plus récurrente parmi les critiques exprimées concerne la différence entre le savoir et les contenus culturels dits « classiques », tels que la musique ou la vidéo. Lorsqu'un abonnement s'arrête, être privé d'un morceau de jazz ou d'un énième épisode de « Docteur Who » ne me porte pas réellement préjudice ; cela n'a aucun impact considérable sur ma vie quotidienne. En revanche, être soudainement privé d'un savoir relève d'une autre problématique : si ce savoir m'est utile dans mon travail, ou plus simplement dans le milieu dans lequel j'évolue, que vais-je devenir ?

Toutefois, le plus grand risque lié à l'iKnow est, à mon sens, celui du piratage. Nous nous souvenons tous du fait divers qui avait ému le monde entier l'an dernier, lorsqu'un soldat américain avait ouvert le feu aveuglément sur les habitants d'un village nigérian dans lequel il était en permission. L'enquête de l'ONU avait établi que cet horrible événement était le fait d'un collectif terroriste de pirates informatiques qui avait reprogrammé son exosquelette et pris le contrôle de son système nerveux. Le pauvre sergent Matthews a agi contre son gré et a eu le malheur d'assister, impuissant, à ses propres agissements meurtriers avant d'exécuter la dernière ligne de commande du virus pirate et de se tirer une balle dans la tête.

Si de telles atrocités sont possibles avec des systèmes physiques augmentés, qu'en sera-t-il avec la reprogrammation neuronale ? Comment s'assurer que personne ne pourra rentrer dans votre cerveau et vous faire croire à des idées qui ne sont pas les vôtres ? Comment contrôler, réguler ou empêcher l'avènement de marchés parallèles ? Et comment juger le triste auteur involontaire, après reprogrammation neuronale, d'un acte puni par la loi ? S'il est convaincu – après piratage – du bien-fondé de son action, est-il coupable malgré lui ? Enfin, sans aller jusqu'au cas extrême d'actes terroristes involontaires, on pourrait imaginer le développement, sur le Deep Web, d'une offre de services assez éclectique : « l'amour n'est que synapses et connexions électriques : rendez-la dingue de vous ! », « votre vieille tante ne savait pas que vous étiez son unique héritier ? Maintenant, si. », ou encore « tout ce que vous devez savoir pour cuisiner votre méthamphétamine en famille »… Il y a là un véritable travail de contrôle qui doit s'opérer, c'est certain. Mais l'iKnow apporte également de nouveaux sujets sur la table du législateur : à l'instar de l'exemple ci-dessus relatif aux drogues, y aura-t-il des savoirs – et non plus seulement des actions ou des faits – illégaux ?

 L'iKnow pose aussi la question de la valeur du savoir. Sa valeur intrinsèque, d'abord. Savoir, c'est aussi avoir appris. La valeur de la personne qui sait réside également dans le temps et la difficulté qui caractérisent le cheminement, le parcours sur la voie de la connaissance. Si savoir est si important, ce n'est pas seulement parce que c'est utile ou que cela permet de briller en bonne société. C'est aussi parce qu'on le mérite. Et que deviendra la valeur extrinsèque du savoir ? Qu'en sera-t-il de sa valeur sur le marché du travail, par exemple ? Quelle différence sera faite entre deux « sachants », si connaître les règles du code en Python ou en Java devient l'affaire d'un paiement et de quelques secondes ? Il serait bien sûr injuste et totalement endogène que les personnes les plus aisées soient les seules à pouvoir s'offrir des savoirs à forte valeur ajoutée qui leur permettent d'obtenir les meilleurs postes et les meilleures carrières. Même si, ne nous voilons pas la face, le coût de l'éducation est déjà facture d'inégalités, la disparition de la barrière du cheminement et de l'apprentissage ne ferait qu'augmenter ces inégalités. On peut s'interroger aussi sur le devenir de l'école, du système éducatif, de l'intérêt des MOOC (cours en ligne ouverts et massifs) ou du rôle des professeurs. Et le plaisir de transmettre et de recevoir le savoir, quelqu'un y a-t-il seulement pensé, à Cupertino ?

Alors, la valeur de l'expérience va-t-elle être remplacée par celle de l'argent, tout simplement ? En fait, il y a fort à parier que la valeur de l'apprentissage et des études va connaître un véritable regain : n'en déplaise aux fervents défenseurs de l'iKnow et de la reprogrammation neuronale, savoir n'est pas – encore – comprendre. La compréhension, elle, ne peut pas se programmer. S'il sera facile de connaître toutes les dates marquantes du XXe siècle, il restera difficile de comprendre un raisonnement mathématique de haut niveau, même en connaissant par cœur les théorèmes appliqués. C'est plus que jamais l'écart entre savoir et comprendre, ainsi que celui qui sépare la connaissance de l'intelligence, qui permettra de tirer son épingle du jeu et de se différencier des autres. Un nouvel essor des métiers manuels ou des professions artistiques, nécessitant un véritable « savoir-faire », est sans doute à prévoir également. Car connaître les règles du solfège n'est pas savoir jouer du piano, tout comme connaître la composition chimique de l'argile ne fait pas de vous un potier.

 

Il est certain que l'iKnow doit faire ses preuves et trouver sa place, non seulement sur le marché du high-tech mais aussi dans la société en général tant les changements qu'il implique sont importants. Ce nouveau produit doit avant tout convaincre ; maintenant que la faisabilité technique est largement démontrée, c'est bien le système de monétisation, la mise en place d'un contrôle pour éviter les dérives et les changements sociétaux qui méritent toute notre attention. Tant que les consommateurs ne seront pas rassurés sur ces points, ils devront se contenter de la maxime attribuée à Socrate : « je sais que je ne sais rien ». Mais je sais aussi que je ne paie rien.

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