Le pongiste oublié

o-negatif

Cinq saisons après l'effondrement de son empire fruitier, actualité qui devait marquer l'abolissement du règne numérique, nous débusquons Steve Jobs dans sa tanière indienne.

I-mmersion.

« Un point rouge au milieu du front »

Exilé, sans réputation ni amis, sans passeport ni compte en banque connu, aucune sollicitation médiatique, et pas le moindre brevet déposé depuis une décennie ; l'enfant terrible du marketing a troqué la Sillicon Valley contre celle du Kashmir. De fait, nous n'aurions pas été surpris de tomber sur un génie débraillé : maillot de corps, caleçon long et sandales de fabrication allemande.

L'ex-PDG d'Apple aurait pu nous apparaître au pied de l'Himalaya, empêtré dans une toge aux couleurs criardes, pieds nus, un bâton d'encens fiché dans chaque oreille.

Rien de tel, pourtant. Malgré un taux d'humidité avoisinant les 90 %, et à l'instar de Mère Térésa ou de Batman, Steve Jobs est à classer parmi ces personnages qui changent quotidiennement le monde, mais jamais de garde robe. Le visionnaire à lunette nous attend de pied ferme sur le pas de sa porte. Son visage exprime l'exact opposé de la courtoisie. A sa décharge, nous ne sommes pas spécialement invités. Steve Jobs et ses soixante-dix ans sont prêts à défendre bec et ongle (mais surtout, et littéralement, l'arme au poing) leur nouvelle villégiature : une cabane forestière insalubre, sorte de maison-témoin pour vagabond ayant troqué abonnement à Villa magazine contre guide du routard de seconde main.

« Pourquoi l'Inde ? Je me suis dit... Quitte à devenir un paria, autant vivre l'expérience dans le pays qui a légitimé le concept », nous livrera-t-il plus tard.

Interrogé sur son entêtement vestimentaire, ses arguments seront tout aussi imparables : « Je devrais me promener déguisé en moine ? Me fendre d'une bonne vieille quête spirituelle en chaussant des tongs ? Non, merci. J'ai du respect pour le bouddhisme ; je n'oserais jamais me travestir en religieux de foire. Et puis, j'ai joué les cibles mouvante trop longtemps : je ne vois aucune raison valable de me dessiner aujourd'hui un point rouge au milieu du front... »

Pour l'heure, et en guise de bienvenue, nous sommes confrontés à un grand échalas hirsute, d'une maigreur effrayante : jean, pull noir à col montant, baskets et... Glock 23 pointé sur nous. L'accessoire qui tue.

« You've got exactly ten seconds to get the fuck out of here ! »

Traduction : « Déclinez succinctement le motif de votre visite pour le moins inattendue, amis journalistes »

Nous nous posons la question, avec le plus grand des sérieux, tandis que le reste du monde semble avoir oublié celui que nous traquons depuis cinq ans ; alors que plus personne ne peut souffrir la vue d'un I-phone sans être victime de nausées, ou se ruer vers le tribunal international le plus proche.

Nous avions perdu la trace de Steve Jobs en juillet 2018, à Paris, ville des Lumières où le libre penseur espérait bénéficier de l'appui du Vieux Continent. « Lumières, mon c... ! La France est plongée dans le même obscurantisme que le reste de la planète » commente le fugitif, avant d'enfoncer le clou : « Juste après la prohibition-cellulaire, et dans une tentative pathétique de combler le vide, les français ont essayé de sortir une antiquité de leur chapeau. Ils appelaient ça Le Néo-Minitel. Je ne m'attarderai pas sur les performances de ce machin. Esthétiquement déjà, c'est repoussant. Le Minitel est l'assemblage micro-informatique le plus hideux que j'ai eu le malheur de croiser. Je leur ai fait remarquer. Ils m'ont indiqué où se trouvait la frontière. Bien entendu, il existait des raisons plus sérieuses. Disons, politiques. Mais les français seront toujours d'une susceptibilité infantile. »

A propos de son épuisante fugue, Steve Jobs se montre plutôt philosophe : « Je n'avais jamais véritablement voyagé avant qu'on déchire mon passeport. J'avais pris beaucoup d'avions, donné des conférences dans plus de capitales que je pourrais m'en souvenir. Mais ce n'était pas le voyage. Il n'y a pas de véritable voyage sans coups de pieds au cul. J'ai appris ça et bien d'autres choses. Je ne regrette rien. Il n'est pas plus difficile d'être orphelin de son pays qu'abandonné par ses parents, croyez-moi... »

La route des Indes selon Steve Jobs passe donc par la France, mais aussi, et dans le désordre : la Suisse, l'Italie, la Serbie, le Kazakhstan, le Népal et l'Iran. « J'ai été formidablement bien reçu, en Iran », se souvient l'ennemi numérique numéro un. « Ils étaient prêts à me signer un CDI si j'intégrais leur équipe de renseignements. Ils me considéraient à priori comme un terroriste. Les membres du parti étaient admiratifs face à la paranoïa qu'avait engendrée l'I-phone 7. C'était bizarre. J'ai décliné. Ils m'ont souhaité bonne chance pour la suite ».

La liste des pays inhospitaliers est longue pour l'intouchable innovateur, qui termine sa course en Inde, frôle la clochardisation à Bombay, tente un come-back avorté à Dehli, avant de finalement jeter l'éponge, et assister, impuissant, au terrible Game Over... Steve Jobs prend alors le maquis et s'enfonce dans le nord-ouest du pays, marche droit devant et se réfugie un soir de mousson dans un refuge abandonné ; refuge sur le perron duquel il nous tient à présent en joue.

« Five more seconds and i'll pull the trigger, Take a chance ! »

(« Cinq secondes de plus et je confisque vos cartes de presse ») (« Chenapans ! »)

Nous négocions. Nous lui racontons notre histoire, les raisons qui nous ont poussé à remonter sa piste. Nous le flattons. Nous pensons jouer notre carrière journalistique et surtout, notre pronostic vital immédiat. Une éternité plus tard, Steve Jobs, moins convaincu de notre crédibilité déontologique que lassé de nous entendre gémir, finit par baisser sa garde et nous proposer un potage aux racines de persil . Il tente de nous rassurer en nous collant son pistolet sous le nez : « C'est une arme factice. Je suis trop vieux pour tirer sur la presse... »

Nous devons paraître modérément convaincus puisque notre hôte s'empresse de pointer son calibre vers le ciel et de presser la détente dans un mouvement d'irritation bien légitime. Le coup de feu nous assourdit sur quatre générations. Le recul projette l'artificier distrait sur les fesses. Nous l'aidons à se relever. Il inspecte son jouet avec perplexité : « Je n'ai aucune idée de l'endroit où se trouve l'autre. Il faudrait que je m'organise. On ne peut plus distinguer le vrai du faux de nos jours ».

Voilà qui est dit.

« Pour une poignée de pervers hindous... »

Nous passons finalement trois jours en compagnie du génial ermite, sans jamais y être officiellement invités. Ou presque : « Plantez une tente si vous en avez une. Sinon, vous pouvez aussi foutre le camp ». Nous côtoyons un homme en mouvement perpétuel, vaquant du jardin potager à la pompe à eau, retournant six tonnes de terre, manipulant un fer à souder, semant à l'aveuglette, retapant un meuble et parlant peu ; constamment suivi par un chat roux à la queue cassée. Steve Jobs demeure l'hyperactif pathologique que nous connaissions. Il se lève tôt, secoué par l'envie pressante de trafiquer une carte mère. A l'observer, on a le sentiment que la sieste la plus anodine pourrait le tuer sur place. Nous ne sommes pas autorisés à visiter l'intérieur de la maison. Des composants informatiques dont nous ignorons la provenance sont entassés sous une bâche, dans un coin du jardin. Steve Jobs y pioche régulièrement une poignée de câbles, une paire d'enceintes trouées... Quand le temps le permet, il bricole à l'extérieur. Il fabrique de curieux petits boîtiers, une dizaine par jour. « Il y a un village, à quatre kilomètres d'ici. Les gens m'abandonnent régulièrement du matériel hors service ; et aussi quelques denrées alimentaires que je suis incapable de produire seul. En échange, je leur fournis ces trucs » explique Steve en nous lançant un des boîtiers.

« Ce sont des modems rudimentaires. Ça permet de vous connecter à Internet pendant une quinzaine de minutes. J'ai intégré un programme qui traque les adresses encore actives. Ça dépanne. C'est du très-bas-débit de contrebande, si vous préférez ».

Nous lui demandons, assez nostalgiques, à quoi ressemble le Web aujourd'hui.

« Ce qu'il en reste, vous voulez dire... Hé bien, Internet me fait penser à un gigantesque palais abandonné, vidé à la hâte par une poignée d'escrocs. Beaucoup de courants d'air, beaucoup de pièces vides. Quelques hackers qui traînent dans les couloirs, à la recherche d'objets de collection. C'est assez lugubre. Les liens hypertexte sont un véritable sac de nœud. Vous ne savez jamais sur quoi vous allez tomber au prochain clic. Je vais vous dire... Mes clients, si je peux les appeler comme ça, sont surtout à la recherche de contenu pornographique. Vous comprenez ? Je suis un vieux bonhomme qui bricole des décodeurs illégaux pour une poignée de pervers hindous. Qu'est-ce que vous dites de ça ? »

Nous ne savons pas s'il faut pleurer ou applaudir chaudement. Steve Jobs nous évite ce dilemme en nous demandant brusquement, sans aucun soucis de transition :

« Vous savez jouer au ping-pong, vous autres pigistes? »

Steve déplie déjà une authentique table gondolée, sortie de nulle part, avant même que nous ayons envisagé une réponse. « Les grands esprits doivent entretenir leur tonus, sinon ils crèvent prématurément » déclare-t-il en tendant le filet. Nous en profitons pour lui demander, avec mille précautions (inutiles), comment il a survécu au cancer qui lui a été diagnostiqué quinze ans plus tôt.

« Je m'en suis sorti, comme toujours, en jouant au plus malin. J'ai commencé par envoyer aux fraises tous les médecins. J'ai refusé de me soigner. C'était stupide. Pourtant, j'ai entrevu le salut au moment précis où un spécialiste parmi d'autres m'a annoncé que si je continuais à nier la maladie, il me restait trois mois à vivre. Qu'un type vienne me donner des ordres aussi sèchement, ça m'a remonté à bloc ! Si je possède une qualité, c'est l'effronterie. J'ai survécu pendant toutes ces années en attendant le jour où je pourrais revoir ce médecin et lui cracher au visage. Vous avez remarqué le chat ? ».

Le chat roux à la queue cassée patiente paisiblement au pied de son maître, attendant que soit donné l'engagement de la partie de ping pong.

« Il s'appelle Bill Gates .Tout ce qui se laisse facilement domestiquer devrait s'appeler Bill Gates. Vous comprenez ? Je n'appartiens pas à cette race là, et je compte bien vivre encore quelques années. Ça vous ennuie si je prends le service ? »

Le revers de Steve Jobs est particulièrement fourbe, ses réflexes intacts. Ses yeux fixent un point sur la table, mais la balle fuse dans la direction opposée, comme s'il changeait d'avis au dernier moment, comme si ce qui l'intéressait n'était pas tellement de marquer le point, mais de se surprendre lui-même. Son jeu résume tout ce qui fit le succès de sa stratégie commerciale : jamais là où on l'attend, roublard, pas très académique mais diablement inspiré. Sa botte secrète demeure incontestablement le contre-pied. Nous nous faisons impitoyablement promener par un vieillard anorexique. Dans une tentative un peu sournoise de déstabilisation, nous lui demandons, alors que nous sommes menés 17- 4 dans le troisième set, son avis sur le « scandale de la pomme pourrie ». Steve balance alors trois services consécutifs dans le filet et deux grands coups droits dans le vent. Lassé, il écrase la balle dans son poing et nous répond avec un calme surprenant :

« Écoutez. Je suis navré pour tous ces gens. J'ai tâté du cancer, c'est une tragédie. La vérité, c'est que personne n'aurait pu anticiper une chose pareille. Vous trouverez toujours des types pour frapper sur des casseroles et vous prédire la fin du monde à chaque avancée technologique ; de l'ampoule électrique au grille pain. Mais aucune autorité compétente n'était en mesure d'affirmer que les ondes téléphoniques grillaient nos neurones à petit feu. Je me tenais presque quotidiennement informé sur le sujet depuis 1987 ; mon rêve de gosse n'étant pas de commercialiser une arme de destruction massive. Je regrette amèrement, chaque jour. Cela dit, je refuse d'être tenu responsable de ce que je n'hésite pas à mettre sur le même plan qu'une catastrophe naturelle, aussi imprévisible qu'un typhon. Les clients Apple ne sont pas les seuls à avoir été touchés. Cette ineptie a été imaginée de toute pièce. Le vers était dans le fruit : pure foutaise publicitaire. L'I-phone 7 était le téléphone le plus propre du marché. C'est insensé. Je ne pardonnerai jamais le lynchage dont j'ai été victime. Ils m'ont collé la queue du diable aux fesses et ils m'ont agité devant chaque caméra du pays, pendant que les files d'attente s'allongeaient devant les hôpitaux. J'aurais préféré qu'ils me tirent une balle dans la tête. Il existait des centaines d'intermédiaires, responsables de la maintenance du réseau. Mais j'étais le coupable idéal. Je ne me suis pas bien défendu, je vous l'accorde mais... Quand de la merde se met à couler du robinet, vous engueulez le plombier ; vous ne tenez pas pour unique fautif le type qui a inventé l'eau chaude... »

Amen, Steve...

Nous n'aurons plus beaucoup l'occasion de nous entretenir avec notre hôte, après ça. Nous avons posé la question de trop. Il vaque à ses occupations en nous ignorant. Nous décidons de lever le camp. Avant de partir, nous lui demandons timidement s'il a encore des projets pour le monde. Steve ne souhaite manifestement plus nous parler. En guise de réponse, il fonce à l'intérieur de son refuge et en ressort cinq minutes plus tard avec un livre qu'il nous colle entre les mains. Les versets sataniques, de Salman Rushdie. Nous remercions sans comprendre. Plus tard, dans l'avion qui nous ramène chez nous, nous découvrons un passage souligné d'une main tremblante, avec cette annotation manuscrite, dans la marge : « To be written on my grave. If anyone cares enough to burry me ». Voici l'extrait en question :

L'exil est un rêve de retour glorieux. L'exil est une vision de la révolution... L'exilé est une balle jetée très haut en l'air. Elle reste là, gelée dans le temps, transformée en photographie, suspendue de façon impossible au-dessus de sa terre natale. L'exilé attend le moment inévitable où la photo doit se remettre en mouvement, et la terre réclamer son bien…

Nous savons à présent que, ne serait-ce que pour l'efficacité de son revers, Steve Jobs mériterait des obsèques nationales. Quoi qu'il en soit, le monde se souviendra certainement trop tard du vieux pongiste oublié.

  • Merci pour ces messages.

    Je sais que c'est un peu kitsch de jouer la carte Coubertin dans cette époque de winners, mais pour être passé moi-même à côté de pas mal de concours ici ou là, j'ai une pensée (très courte et dénuée de larmes, rassurez-vous) pour tous les participants qui n'ont pas vu leur texte sortir à la publication des résultats. Je connais le gout dans la bouche. Enfin voilà... La parenthèse licorne-enchantée-donne-moi-ta-main-et-prends-la-mienne se ferme ici.

    J'ai pris mes distances et un peu de risque (je suis un dingue, il est vrai) (Guerre du Golfe, troisième bataillon) par rapport à l'intitulé du sujet. Je salue donc aussi la bonne disposition du jury face à la technique du contrepied. J'en ai connu de plus frileux.

    Avant ce texte, je pouvais pas blairer Steve Jobs et surtout, le culte idiot qui l'entoure. Aujourd'hui, je l'imagine tombé de sa chaise haute, paumé, quelque part en Inde, seul, finalement humain. Je l'aime mieux comme ça.

    Salutations collégiales.

    · Il y a presque 10 ans ·
    2009 139 orig

    o-negatif

  • Service gagnant. Félicitations

    · Il y a presque 10 ans ·
    Emilataman

    emilataman

  • Bravo! Très bon texte plein de suspense, on veut pas arrêter de lire. Le personnage de Steve jobs bourru est un coup de génie, et il est très bien campé.

    · Il y a presque 10 ans ·
    318986 10151296736193829 1321128920 n

    jasy-santo

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