Intérieur, femme en bleu... / Félix, je ne trouve pas...

franz

Gabrielle, femme du peintre depuis quatre ans, est à la recherche d'une photo.

Ce n'est pas possible, il y a plus d'un quart d'heure que je cherche la photo de Madeleine, je suis sûre de l'avoir rangée ici, j'ai fouillé les tiroirs, vidé les dossiers à photos, feuilleté les albums, même si je sais pertinemment que la photo de notre ami Vuillard n'y est pas collée, pas encore, c'était il y a à peine quinze jours.

Photo d'anniversaire, photo d'anniversaire... j'ai dû la ranger sous cette rubrique dans un dossier jaune... C'est à devenir folle! Il est onze heures, c'est lundi, je suis encore en robe de chambre et je m'obstine, mon dieu quelle bêtise, à retrouver cette photo.

Félix, non mais qu'est-ce que tu fais dans ce coin, à gribouiller dieu sait quoi dans mon dos, pendant que je m'énerve à chercher? Ça suffit Félix, tu ferais mieux de venir m'aider au lieu d'espionner chacun de mes gestes. Enfin, tu n'as pas autre chose à faire que de me croquer comme tu dis dans ma vieille robe de chambre? J'aurais l'air de quoi sur un tableau? Hein tu dis juste une esquisse? Je te connais, je vais me retrouver sur une croûte, emballée comme un vieux bonbon, avec un air de pauvresse désespérée.

Ah peut-être dans ce cahier, j'y range parfois des articles de journaux et des cartes postales... non non toujours rien.

Félix, arrête s'il te plaît, il y a des sujets tout de même plus intéressants que les reflets bleus de ma pelure trop longue et informe. D'ailleurs je ne suis même pas coiffée. J'ai l'air d'une pocharde à la recherche du litron de rouge caché dans une armoire. Si tu en fais une toile et je te soupçonne d'y songer, que vont penser les gens, les amateurs de tableaux? Même de dos, tu es assez fortiche pour ça! je serai immédiatement reconnue par tous les amis qui vont s'écrier: "Voilà Gabrielle un lendemain de fête qui erre à la recherche de ses lunettes". Je vois ça d'ici!

Viens m'aider s'il te plaît! Max et Madeleine vont bientôt rentrer de l'école et je n'ai même pas commencé le repas, d'ailleurs j'avais l'intention de t'envoyer à l'épicerie, oui oui tu peux bien aller me chercher un chou-fleur, de la crème et du pain. Tu passeras aussi à la boucherie pour un ragoût de boeuf. Comment? Tu dis pour quatre. Allons sois gentil, je te promets que j'arrête cette stupide quête aussitôt que tu pars. Oui je sais bien... mais cette photo, je voulais absolument l'emmener avec moi cet après-midi à la galerie. Non tu te trompes, mes parents ne l'ont pas encore vue, il faudra en faire des doubles... si je la retrouve! bon sang de bon sang, ça me rend dingue. Je ne sais pas si je commence à perdre la boule, comme ma tante Olga, oui la soeur de papa, qui des fois ne sait plus quel jour on est, qui perd ses clefs ou son sac... Ce genre de truc m'inquiète sérieusement...

Oui oui tu dis ça pour me rassurer, n'empêche, c'est pas la première fois que ça m'arrive. L'autre jour tiens, je sors de la galerie avec papa pour aller livrer un de tes tableaux chez un client, oui le dernier "Torse de femme", un beau nu très intimiste avec des aplats dorés que j'aime beaucoup, je ferme le magasin, on fait cinquante mètres et soudain je m'aperçois que je n'ai pas mon chapeau. Tu te rends compte, je sais pas où j'avais la tête, c'est le cas de le dire! jamais ça ne m'arrive de sortir tête nue, surtout à cette saison...

Je t'assure, mon chéri, je me fais du souci, j'ai parfois une sorte de flottement dans la tête, un flou comme du brouillard, j'ai l'impression d'errer, de divaguer mentalement et aussi physiquement. Oui c'est vrai, ces derniers temps je me sens un peu surmenée, les derniers voyages en Suisse et à Vienne m'ont fatiguée et toutes ces mondanités m'ont mise sous pression, particulièrement le Salon d'Automne. Toi tu travailles comme un fou, tu n'arrêtes jamais, tu viens de terminer à toute vitesse quatre magnifiques gravures pour la Revue Blanche. Résultat? c'est moi qui suis lessivée.

Oh comme tu es gentil mon Félix, oui prends-moi dans tes bras, embrasse-moi encore, comme c'est bon! le repas attendra, oh oui aide-moi à dégrafer ma robe de chambre.

Signaler ce texte