Intérieur, femme en bleu fouillant dans une armoire - La magnificence des siens

Gaetan Serra

"Intérieur, femme en bleu fouillant dans une armoire" (Félix Valloton)

C'était un des moments qu'il affectionnait le plus. La tournée du matin. Quelques dizaines de minutes tranquille sans son chef dans son dos pour lui crier dessus. Aller sonner chez les gens et voir enfin des personnes ravies qu'on vienne leur servir le lait qu'elles ont commandé.

Cette heure très matinale apportait aussi son lot d'agréables surprises : les dames, encore apprêtées dans leurs habits de nuit, venaient la plupart du temps lui ouvrir la porte. Même s'il détournait le regard pour certaines, les plus jolies laissaient entrevoir suffisamment de détails pour le rendre pantois.

Les nouveaux clients étaient donc forcément attendus, et notamment leurs épouses, seules si possible. Ce jour-là, le petit rictus de début de tournée laissait bien sous-entendre quelque chose : il n'y avait qu'une Madame à l'adresse où il se rendait.

Personne n'avait réussi à réfréner les ardeurs de ce coureur invétéré de jupons. Même lorsqu'il allait travailler, sa toilette parfaite parvenait à ses collègues via une légère touche parfumée de vanille qui était sa signature. Il souhaitait séduire par dessus tout et sa condition de livreur de lait était un obstacle dont il aimait à s'affranchir grâce à son magnétisme naturel.

Arrivé au dit-lieu, Madame lui ouvrit la porte. Vêtue d'une simple chemise bleue, elle semblait encore émerger d'un sommeil profond. Elle était de la magnificence des siens, cette beauté qui fait que l'on trouve nos proches parfaits, juste parce qu'ils font partie de notre sphère intime, quelle que soit leur réelle splendeur. Non seulement, elle lui semblait désirable, mais elle lui semblait belle, jolie et toute une ribambelle de synonymes associés. Cela faisait bien longtemps qu'il ne s'était autant attardé sur une personne que sur son réel désir de la posséder.

Figé dans l'instant, elle se saisit du lait et l'invita à entrer, afin de régler à son juste dû l'effort accompli pour parvenir jusqu'ici. Elle se mit à fouiller dans une armoire, pendant un temps qui sembla durer une éternité. Il ne s'en plaint pas, bien au contraire, appréciant la peinture offerte à ses yeux, imaginant bien au-delà du perceptible les formes probablement aussi généreuses que son hôte. Il contemplait le dos et la croupe de la maîtresse des lieux, sans culpabilité aucune, dans les effluves de vanille dont il ne savait plus si elles étaient siennes ou si elles émanaient d'elle.

Les minutes passaient et on entendait un grand remue-ménage dans le placard. Qu'était-elle réellement en train de chercher. De l'argent ? Une arme ? L'élan qu'il avait à son égard ne devait tout de même le dévier de ce pour quoi il se trouvait là : être payé et repartir vivant.

- Besoin d'aide, Madame ?

Cette question était autant un souci d'assistance qu'une vraie nécessité de se rassurer. C'est à ce moment qu'elle arrêta de gesticuler et cessa tout mouvement.

Elle se retourna vers lui et lui tendit un petit jouet en bois qui semblait avoir mal vieilli avec le temps. Le livreur se tut à son tour. Les mots ne semblaient vouloir plus quitter son corps et aucune gorgée de lait n'aurait pu les libérer. Il ne pensait déjà plus à la magnificence de ses seins. Il lui fallut chercher loin dans son esprit pourquoi ce cheval lui parlait et ainsi le replacer dans son contexte. Cela remontait à une époque où les souvenirs étaient difficiles à figer dans les mémoires. Il tenait beaucoup à cet objet, d'ailleurs celui-ci lui ressemblait étrangement, même s'il avait été ravagé par les affres du temps depuis. Il avait juste consenti à s'en séparer pour l'offrir à l'unique fille qui avait su prendre son cœur et tant pis si à l'époque elle n'avait que deux ans.
Elle, de son côté, guettait la moindre de ses réactions et semblait satisfaite.

- Ça y est, tu te souviens ? Moi, je t'ai reconnu de suite.

Elle n'avait rien perdu de sa superbe. Et elle était faite de l'or qui ne pouvait s'altérer au fil du temps. L'amour, enfantin, que l'un avait ressenti pour l'autre, n'avait jamais failli. Même s'il avait eu dans les premiers instants la sensation de se retrouver face à une inconnue à la présence fort agréable, il y avait quelque chose de beau et d'indescriptible qui avait perduré dans les traits même de son visage et en une force irrépressible entre eux qui les avait forcément mené à se rencontrer de nouveau.

Le lait pouvait bien tourner, cailler. Il avait désormais le goût de la vanille retrouvée.

  • c'est très très beau. Et très heureux. Merci de bien vouloir m'offrir un peu de rêve dans une écriture fluide presque aérienne. Bravo!

    · Il y a presque 11 ans ·
    Bbjeune021redimensionne

    elisabetha

    • merci beaucoup :) aérien est un mot qui revient souvent dans les commentaires de mes textes, j'apprécie :)
      petite question : de quelle façon avez-vous trouvé mon texte ? (j'ai une étrange recrudescence sur mes textes cet après-midi alors que je n'ai rien depuis des semaines ?)

      · Il y a presque 11 ans ·
      Gaetifini3

      Gaetan Serra

    • je pense qu'il était en coup de coeur quand je l'ai lu. là il n'est plus visible heureusement que je suis tombé la dessus.

      · Il y a presque 11 ans ·
      Bbjeune021redimensionne

      elisabetha

    • merci encore :)

      · Il y a presque 11 ans ·
      Gaetifini3

      Gaetan Serra

  • Bravo, c'est très bien, et cela s'accorde parfaitement avec le tableau concerné.

    · Il y a environ 11 ans ·
    Moiflorent2009

    Guillaume Pipon

    • merci beaucoup très apprécié. Ce thème était vraiment dur ! :)

      · Il y a environ 11 ans ·
      Gaetifini3

      Gaetan Serra

Signaler ce texte