Intérieur, femme en bleu fouillant dans une armoire - Du bleu azur au lapis-lazuli
Marc E.
Les premiers velours vermeils du matin tachetaient les boulevards où les platanes filtraient subtilement la lumière ; la mosaïque de feuilles frissonnait. Les passants marchaient fiers ; queues de pie et hauts-de forme pour les hommes, robes longues et brodées de dentelles pour les femmes, les uns et les autres se croisant parfois le bras. Il faisait bon en ce début de siècle, l'automne était doux et le manteau encore pendu dans l'armoire. La lune eut son premier œil au beurre noir,– ce n'était pourtant qu'une image sur une toile –, Paris allait bientôt téléphoner à Rome. Dans le ciel Majorelle, les montgolfières, ampoules bariolées et petits points pour les piétons, rappelaient l'exposition universelle.
« Vingt mille lieues sous les mers » chuta, le coin en premier sur le parquet laqué en spasmes et fauve, dans un bruit bref, rauque, laissant flotter quelques pages au hasard avant de se refermer. Lise rougit rouge cerise et d'un élan vif monta ses fins doigts repliés sur sa bouche, pivota d'un coup drapé, et s'enfuit honteuse en cavalcades d'une cavale à travers les corridors tremblants des cris de Monsieur Jacquemin. Lise avait dix ans. De nature songeuse, un peu ensorceleuse pour son jeune âge, elle se glissa sous son lit, en laissant l'ourlet de sa trop longue robe azur balayer la poussière ; et crut que son père l'avait vue. Seulement, après s'être arrêté un temps à se gratter le menton, il se tint le pied, cracha quelques jurons, sautilla sur place ; il s'était cogné l'orteil contre une plinthe en saillie.
Des pointillés teints de soleil formaient comme un faisceau de pastelles sèches lacérant l'atmosphère de l'appartement ; ils semblaient se mouvoir dans l'immobile comme une dilatation soporifique. Lise angoissait encore.
Monsieur Jacquemin était d'un type sévère et doté d'une grande sensibilité. Il s'éprit - trop tard selon lui - d'une roturière du nom de Sylvie, une jolie jeune fille pétillante, joviale, juste et sensuelle qu'il comblait aussi souvent que possible de petites attentions, belles toilettes, broderies de tous genres, beaux services de tables, bijoux à Noël, bouquets de roses et toujours en nombre impair, il l'emportait dans des restaurants conviviaux baignés de bonne humeur, au théâtre, à l'opéra ; Sylvie lui donna Lise.
Les échardes du quotidien plantées dans son pied délicat, embûches pourries qu'il surmonta chaque fois, les trahisons, les jalousies et les manques de réparties, - liées sans doute à la violence d'une jeunesse mal consumée - conduisirent Monsieur Jacquemin à savourer deux moments subtils de plaisir. Le premier, lorsqu'il prenait le temps de fumer une pipe, appréciant chaque cerceau de fumée épaisse qui montait petit à petit lors de sa promenade du dimanche matin, ivre de l'euphorie de rapporter à sa femme le pain encore chaud et craquant du four du boulanger, parce qu'à dix heures il y en avait encore. Le second était avec sa fille le mercredi au square ; il se délectait de la pomme de sa chair trottinant à tue-tête entre les graviers, les mimosas, les marguerites et les étranges orchidées rapportées de l'orient par quelque voyageur.
L'heure tournait vers la tranquillité, Monsieur Jacquemin et Lise allèrent au parc, - dans un de ces moments de calme, pour se retrouver avec ses idées - ; comme il le disait, pour passer du temps avec sa fille. Les merles chantaient par à-coups dans les branches figées, quelques feuilles jaunes, ocres et rouge cinabre se soulevaient, d'autres les rejoignaient en chutant. Des amoureux, avec des niaiseries plein la tête et une béatitude légère passant sur leur visage, filaient sur l'eau dormante en barque, un brin de vent caressant la surface. Des jets de soleil perçaient les futaies, les buissons, tout ce qui était vert et de couleur, améthyste ou ambre, ils traçaient les contours des silhouettes d'un généreux jaune aérolin. Les sentiers, que Monsieur Jacquemin et Lise empruntèrent, serpentaient vers l'inconnu, opaques ; ils pouvaient donner vers une placette cerclée de bancs, vers une impasse, vers un ponton, - on trouvait toujours un coin plus charmant que l'autre -, et quelquefois même débouchaient sur une fontaine. Les parterres de fleurs épanouies croisaient les flâneurs, épars et en valse sur les grandes étendues du parc.
Soudain, un choc plastique et grésillant, le son d'un ballon bordeaux tinta trois, quatre fois non loin du père et de la fille surpris par cette perturbation improbable. Un garçon tout gêné fit un signe de la main, Lise le connaissait de vue; elle connut l'aube des amours. Elle fut ravie de savoir ses longs cheveux noir de jais coiffés en une tresse savante, entretoisée de quelques œillets que Sylvie avait soigneusement éparpillés.
Le jeune garçon se tenait droit, au beau milieu du chemin, il se gratta la tête un peu et demanda poliment qu'on lui rende son ballon. Lise fut troublée, l'assurance du garçon, son entrée inopinée qui fractura son habitude de la promenade comme une pierre le carreau d'une vitre, son allure élancée, ce petit avait déjà tout d'un futur guerrier se dit-elle. Ne sachant que faire, elle tenait le ballon dans les mains ; elle sentit une petite tape amicale dans le dos l'incitant à avancer. Monsieur Jacquemin esquissa une moquerie compréhensive, et pria sa fille de rendre le ballon. Le garçon, ayant retrouvé son bien, partit en courant, on le vit de loin disparaître au premier virage ; il était passé comme un fantôme.
Un trouble inexprimable s'empara de Lise, son cœur battait fort, comme un métronome déréglé et, ne sachant pourquoi, l'enfant transforma cet inextricable sentiment en colère. Elle fut hantée jusqu'au retour, et même après. Elle découvrit un mystère que personne ne lui avait expliqué, qu'aucune aventure ne définissait, et elle sentit qu'il lui fallait garder le secret de ses nouvelles sensations, n'en parler à personne. Elle irait dans l'armoire dénicher quelque livre qui traiterait de ces choses-là. Ses dents se serrèrent, ses poings se fermèrent, elle aurait fait sortir de la fumée de ces oreilles si elle avait pu. Elle tapa des pieds sur le parquet rutilant, l'accès à l'armoire magique lui était restreint. La poignée était fermée, la clé dormait dans un des innombrables tiroirs de l'appartement. Lise assise sur son lit se plongea dans une profonde réflexion, sujette à son éveil soudain, les effluves d'un bœuf bourguignon qui mijotait s'immiscèrent sous la porte de sa chambre. Elle perçut un bruit sec, Monsieur Jacquemin avait débouché une bouteille, un Nuit Saint-Georges, certainement. Lise lâcha ses cheveux, furieuse, et enfila sa robe bleu Lapis-lazuli, avec un ample col au bord souligné de dentelles, qu'elle trouva pliée savamment sur sa commode en noyer. Ses poupées au regard figé étaient alignées côte à côte, les plis de leur robe de tissu et leurs ornementations avaient été arrangées, étudiées avec une rare coquetterie. Sylvie avait rangé tout l'après-midi. Dans l'appartement, tout était correct. La poussière sous les bibelots, vases, chandeliers, décorations de tous genres et de tous pays, avait été enlevée, les vitres avait disparu, toutes les surfaces brillaient.
Le dîner eut lieu dans le silence, entrecoupé des bruits des couverts heurtant la porcelaine. Monsieur Jacquemin mangeait l'air distingué, droit comme un I, échangeant quelques coups d’œil complices avec sa femme. Il essuya sa bouche de ces airs d'homme qui ont passé une bonne journée. Les mets délicieux composant le bœuf bourguignon fumaient encore, Lise avait les yeux penchés sur son assiette, mais déjà maligne, elle évita les questions à éviter en se comportant comme elle se comportait d'habitude. Sylvie n'était pas dupe, elle resta coi pourtant, laissant sa fille dans l'ivresse de la nouveauté, - on réfléchit mieux le ventre plein. Sylvie débarrassa, Monsieur Jacquemin, après lui avoir offert une bise discrète, s'installa dans son fauteuil, bourra sa pipe d'un tabac de cuba, et ouvrit « Anna Karénine », - pour voyager comme il le disait. Lise ayant tout à fait compris le manège, profita de ce flottement pour courir vers l'armoire. Elle ne disposait pas de beaucoup de temps ; elle prit un livre, parcouru quelques pages, puis un autre, et encore un, en ne sachant ce qu'elle allait chercher, en ne sachant ce qu'elle allait trouver... Les livres étaient rangés avec une logique qui échappait à Lise. Elle ne lisait pas encore les phrases compliquées, la narration sophistiquée, le théâtre en alexandrins. Elle tourna des pages, sans se rendre compte que Monsieur Jacquemin se tenait derrière elle à la porte. Il esquissa un rictus.
Il observa sa fille attentivement. Elle était debout, les plis de sa robe jonchant le tapis aux arabesques savantes et orientales ; elle était absorbée dans les points d'encre d'une lecture, perdue parmi les ouvrages en pile dans l'armoire. Sans même racler le fond de sa gorge, Monsieur Jacquemin lui dit d'une voix grave et inspirée :
« Fais attention ! Ou tu risques de finir comme moi. »
C'est très joli, délicat, poétique, poli. On se laisse volontiers porter par la douceur du phrasé et le caractère singulier de chaque personnage. Merci !
· Il y a environ 11 ans ·luz-and-melancholy