La danse du Chat

Jessica Lavenir

Une petite fille s'évade d'un triste dîner de famille pour assister à un ballet félin. Texte inspiré du tableau de Felix Vallotton: Le dîner, effet de lampe.

Dehors, par la fenêtre, il fait froid. 

Les flocons de neige s’amassent sur le sol et le vent siffle à travers les gouttières.

Sophie a ramassé la soupe. Elle n’était pas bonne. Trop de courgettes, pas assez de sel et beaucoup trop de tapioca… Ah le tapioca ! C’est vraiment amer.

« Le dentiste n’a pas payé » soupire Christian, las de sa journée.

« Il n’avait pas assez de caries ce mois-ci » déclare timidement Maman.

Dans la pièce immense, le silence s’installe. Papa ne me regarde pas et je ne regarde pas Papa. Les comptes ne sont pas ronds, la terre ne tourne pas rond et Christian fait grincer le couteau sur son assiette, de sa lame tranchante. 

Miaou, Miaou. Les appels résonnent de plus en plus fort. Douce mélodie des miaous. Pas de doute. Le Chat s’est réveillé. Cette coutume dure depuis une semaine, deux mois ou trois ans. Je ne me souviens plus vraiment. La nuit tombée, les quatre pattes de velours s’incrustent à la fête aux potirons, aux panés ou aux marrons.

Tout a commencé par ce soir. Le soir où Christian mangeait ses choux de Bruxelles. L’odeur envahissait tous les recoins de la salle à manger. Les rideaux sentaient le chou. Le tableau du colonel MachinChose sentait le chou. Le foulard de Maman devait sentir le chou. Même mes aisselles avaient une drôle d’odeur ! Papa, silencieux et droit comme un i, ressemblait à un chou déprimé, qu’on aurait importé tout droit de Belgique. Les coudes posés sur la table, il s’exprimait dans la langue des brassicaceaes. Je ne comprenais pas les paroles qui sortaient de sa bouche. Aucune articulation : « L’assureur n’a plus de sous ». Le son de sa voix trop bas : « Des mesures à prendre ». Des intonations monocordes : « La tristesse de sa famille ». Et des phrases qui tombaient à plat : « De futurs orphelins». Rien d’intéressant, loin d’être amusant. Je voyais bien que Maman n’y comprenait pas grand-chose non plus. Elle baissait la tête et cherchait à saucer le vide dans son assiette. Quant à Christian, il souriait et semblait peiné, il souriait et semblait triste. Le clown idéal pour jouer du « Jean qui rie, Jean qui pleure »…

Alors ce soir, le Chat noir m’a appelé. Dans une lueur blafarde et sous les frous-frous de l’abat-jour, il s’est animé comme un pantin mécanique. Sans annoncer son entrée, la ronde de nuit avait commencé. Deux pas chassés, un entrechat et une petite cabriole. Le Chat, car c’est comme ça que je l’appelle, s’avançait doucement mais sûrement sur le devant de la scène. Demi-pointe, Talon, Pointe. Une patte pleine de grâce, s’était élancée. J’applaudissais en secret la première tentative d’arabesque. Quel spectacle !

À cet instant, le pot-au-feu cessa d’exister. Christian peut toujours me demander du sel, ses paroles s’envolent aussitôt en l’air. Maman m’oblige à me tenir droite, peut m’importe. Je n’ai d’yeux que pour mon beau Chat. Papa peut allumer sa cigarette. Le félin malin épouse les nappes de sa fumée et poursuit son ballet.

Sophie se rapproche de la table pour débarrasser les assiettes. Les cliquetis résonnent au rythme des pirouettes du matou. Assiette, fourchette, couteau. Petits pas de bourrée, ronds de jambe et flic-flac. Ah! C’est un sacré numéro, moi j’vous le dis ! Sophie dresse les petites assiettes à dessert et dépose le fromage. Attention ! Ton bras me gène !

 « Il faudra sanctionner ce retard », résonne la voix rauque de Papa.

« Oui, mais attendons encore quelques jours… »

« Les retardataires restent des retardataires. » coupe Christian.

Miaou. Les sauts de Chat s’enchaînent sous les roulements de tambour. Papa va bientôt me demander d’aller au lit, prétextant qu’une conversation d’adulte n’intéresse pas les enfants. Il ne m’embrassera pas, lèvera tout juste les yeux. Maman me fera un petit signe affectueux de la tête et puis appellera sa fidèle servante Sophie, se plaignant que le repas manquait de sel... Ou peut-être juste de joie. A ce ce moment, fini les battements et autres sauts de biche. Mon Chat à moi, tirera sa révérence. Il disparaîtra, tel « un petit rat » sur ses pointes, laissant la scène muette et vide. Je le remercierai en silence, les yeux humides et le cœur lourd. Il reviendra demain. Je le sais.

 Je m’appelle Claudine. J’ai neuf ans et demi. Ma mère est une sotte. Mon oncle est un homme faible et vénal. Mon père… Mon père est un homme malhonnête, avide de pouvoir, et parrain de cette ville. J’habite au 5, rue des bruyères. Je suis fille unique. J’aime la danse et les mathématiques. Je n’aime pas trop les légumes sauf les asperges. Ma meilleure amie s’appelle Elise. Et en secret, tous les soirs, j’assiste à la danse du Chat.

  • J'aime bien la voix de Claudine qui sonne juste (jusqu'au dernier paragraphe, les adjectifs qualifiant les membres de sa famille paraissent peu adaptés à ses 10 ans...)

    · Il y a presque 11 ans ·
    26012013757

    franz

    • Merci Franz d'avoir pris le temps de lire cette nouvelle. Vous avez raison sur le dernier paragraphe. J'ai eu des difficultés à faire passer la petite chute avec des mots d'enfants :-)

      · Il y a presque 11 ans ·
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      Jessica Lavenir

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