Intérieur – femme en bleu fouillant dans une armoire - Effet d’optique

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Je n'ai jamais eu l'autorisation d'ouvrir le pan gauche de l'armoire et, de son vivant, je n'ai jamais désobéi. C'était une règle tacite que j'avais accepté sans siller. J'étais une femme de l'ombre. Je vénérais le statut d'artiste de mon mari. Certains me jugeaient soumise mais je pense que je l'aimais au point d'accepter de m'effacer pour mieux le laisser briller.

J'ai attendu six mois, le temps nécessaire pour me convaincre qu'il était bien mort et enterré. Tous les soirs en rentrant du travail, je faisais un crochet par le cimetière Montparnasse pour déposer une fleur sur sa tombe. Il aimait la sobriété et l'ordre. Une seule fleur fraîche de couleur claire par jour, comme une touche d'ocre sur ses tableaux.

Agenouillée sur le pas de sa dernière demeure, je lui parlais et il me répondait. Je savais que ce n'était pas vraiment lui, mais une petite voix intérieure me répondait. De son vivant, nous parlions si peu que, maintenant qu'il m'avait quittée, j'avais l'impression de ne pas le connaître. Il lui arrivait souvent de s'installer à la fenêtre de notre appartement. Il passait des heures à regarder les passants sans rien dire, un sourire narquois peint sur ses lèvres. Il s'imprégnait des couleurs, retenait les courbes des visages et capturait le moindre rayon de soleil pour les restituer sur la toile. Je m'asseyais à la table de la cuisine et j'admirais son dos. Il était si beau. Il paraissait si solide que je pensais que je m'éteindrais avant lui. Ou du moins, je m'en persuadais, terrorisée à l'idée de devoir vivre sans lui.

Nous avions été mariés pendant un peu plus de vingt ans. Nous n'avions jamais connu de rebondissements dans notre vie conjugale. Nous ne nous étions jamais disputés. Il ne s'emportait jamais, pourquoi m'en serais-je permise ? Mais, comme avait coutume de dire ma mère, il faut se méfier de l'eau qui dort. Je savais ce qu'il me cachait depuis tant d'années. Ces moments d'absence, ses rendez-vous secrets, ses voyages à l'étranger et le courrier qu'il me cachait ne pouvaient que cacher une femme. Jamais je ne lui avais avoué mes doutes. Je préférais avaler des couleuvres et profiter de la tranquillité qu'il m'offrait. Dans mes moments de nostalgie, je ne pouvais m'empêcher d'y penser. Je la devinais belle, de longs cheveux blonds attachés à l'arrière par une pince dorée. Elle devait être grande et choisir ses vêtements pour souligner la finesse de sa taille. Je la voyais se trémousser devant lui, un verre de vin blanc à la main pendant qu'il souriait. Je la haïssais parce que je ne lui arrivais pas à la cheville, même si j'ignorais tout d'elle.

Le jour de l'enterrement, j'avais guetté son arrivée. Allait-elle enfin oser se présenter devant moi ? Allait-elle pleurer sur sa tombe comme je le pleurais ? Quand j'avais refermé la porte sur le dernier invité, j'avais balayé d'un coup sec le contenu de la table. Les tasses et les verres s'étaient fracassés sur le sol et le bruit de glas n'avait même pas couvert mes cris de désespoir. Elle n'était pas venue, ou du moins, je ne l'avais pas remarquée. J'avais perdu mon époux et il emportait l'intruse avec lui dans sa tombe.

Quand le notaire m'avait lu son testament, j'avais été surprise de ne pas entendre de don suspect. Sans doute avait-il pris les devants. Les cadeaux qu'il lui avait offerts étaient peut-être déjà un legs substantiel.

Un mois après ses funérailles, les cauchemars m'empêchaient toujours de passer une nuit décente. Quand le réveil avait retenti, j'avais pris mon courage à deux mains pour enfiler un pull. Il n'aurait pas accepté que je ne me rende pas au travail. Comme il n'aurait pas accepté que j'ouvre son armoire. Sa rage se serait transformée en un regard dénigrant que je n'aurais supporté. Mais la curiosité l'avait emporté sur la crainte de le décevoir. Ses yeux ne se poseraient de toute manière plus jamais sur moi. Alors, j'avais osé tirer sur la poignée. La charnière grinçait pendant que mon esprit s'apprêtait a enfin connaître le nom et le visage de ma rivale. Le coup de couteau prendrait la forme de lettres d'amour, d'une boîte remplie de souvenir de leurs voyages ou d'un portrait d'elle nue dans une chambre d'hôtel.

Mon cœur battait la chamade pendant que je fouillais ses effets personnels. Sur la première étagère, je ne voyais que des esquisses des tableaux que je connaissais trop bien. La deuxième abritait un vieil ours en peluche dont il manquait un œil et dont la patte droite était mordillée. Juste à côté, s'alignaient une série de petites voitures cabossées et un sifflet doré.

Un bruit me surprit et je me retournai d'un coup. J'étais seule, qui aurait pu me surprendre. Le vent s'était engouffré dans le volet en bois accroché à la façade. Soulagée de savoir que je n'étais pas épiée, je continuais ma quête et c'est là que je la vis. Je ne la connaissais pas. Il ne me l'avait jamais montrée, par pudeur peut-être. Elle était belle et paraissait si solide que j'en attrapais les larmes aux yeux. Les couleurs étaient lumineuses. Il avait choisi une toile à grain fin et les détails étaient saisissants. En arrière plan, il avait reproduit notre cuisine : mon pot au feu préféré sur la cuisinière, les carrelages peints, la théière en faïence,… Il n'avait rien oublié. Et au premier plan, en train d'éplucher les pommes-de-terre cette femme si belle en admiration devant quelque chose qui devait se trouver juste devant la fenêtre. Cette femme, c'était moi. A l'arrière, il avait inscrit à l'encre bleue, ma couleur préférée, « A ma moitié ».

  • Waouw ....
    Plus long Lise !!!!
    Lance-toi, fonce et étoffe, tu pourrais très bien faire un type d'enquête romantique sur ce mari un peu inconnu, Explorer les doutes de l'épouse pour terminer sur ton final, le tout par amour malgré la distance qu'elle pensait présente dans leur union.

    · Il y a presque 10 ans ·
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    July De Coninck

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