"Soldats sénégalais au camp de Mailly" Felix Valloton / L’un, l’autre

Stéphan Mary

la RMN - Grand Palais invite les auteurs de WeLoveWords à travers un concours de nouvelles.



                                               L’un, l’autre


L’un près de lui admire au loin puis soupire

L’autre attrape l'image et la tord au firmament du souvenir

L’un aspire tel un siphon le sens de sa présence

L’autre se perd en se prenant les pieds dans le sens

L’un attrape une mouche désolée d'être passée là pour rien

L’autre se retrouve dans le pourquoi des méandres Kafkaïen

L’un expire dans un râle un début de paranoïa

L’autre glisse ses papiers militaires sous sa chéchia

L’un démord le harnais de ce nouveau matin

L’autre suiffe silencieusement son chagrin

L’un malade éternue sa douleur

L’autre blessé grave se meurt

L’un dissimule sa peur de la souffrance

L’autre quelque part conchie son silence

L’un se mire dans le miroir du lointain

L’autre subit fatigué son quotidien

L’un peine a digérer la défaite

L’autre a pris une balle en pleine tête

L’un est toujours l'assesseur de quelqu'un

L’autre aime sa quelqu'une qui est si loin

L’un hait son maigre pécule de tirailleur

L’autre perdu rêve d’une vie meilleure

L’un voudrait prier pour que demain soit un nouveau parcours

L’autre sort de son esprit devenu fou la merde insolente du jour

L’un peint silencieusement son malheur

L’autre répudie ses dieux sans en avoir peur

L’un déserteur sera pendu demain

L’autre très jeune se meurt de faim

L’un panse ses maux puis ne sait plus ce à quoi il vient de penser

L’autre songe qu'il faut toujours quelqu'un de plus faible pour exister

L’un chie le silence fracassantdes morts oubliés

L’autre flotte sur le fleuve d’une guerre sans pitié

L’un porte le poids d'un oiseau mort de froid

L’autre veut imaginer sa mort au combat sans effroi

L’un terrifie quelqu'un sans permission

L’autre écrit des insultes à répétition

L’un boit sans raison à l'aube de la nuit

L’autre débarrasse le plancher par ennui

L’un se sort les doigts de son nez enrhumé

L’autre morveux ne sait plus comment exister

L’un déclare pour rien je comprends que ta femme soit morte

L’autre devenu fou insulte au hasard quelqu'un puis sanglote

L’un purulent pue des pieds

L’autre rompt le silence traumatisé

L’un a une gueule ravagée

L’autre a oublié le sens du verbe aimer

L’un fait des enfants pour assurer son hérédité

L’autre fait des petits inconscients dressés pour tuer

L’un très jeune porte un fusil et tue

L’autre dit c'est la guerre c’est foutu

L’un veut voyager dans l’espoir d'un ciel dégagé

L’autre s'est perdu dans l'immensité de son passé

L’un a dit perplexe je pardonne

L’autre répond lève toi et donne

L’un tremble tellement il a froid

L’autre le regarde et murmure tais toi


L’un et l’autre, les uns et les autres attendent. Quoi ? Ils ne savent pas. Ils sont là c’est tout. C’est l’hiver, il a neigé. Ils sont assis dans la poudre blanche. Pourquoi ? Ils ne savent pas, ils sont là c’est tout. L’un et l’autre et tous leurs frères d’armes attendent, dans le froid du camp de Mailly, un geste, un ordre, une indication leur signifiant qu’ils vont rentrer chez eux, au Sénégal. La guerre dure depuis trop longtemps. L’un dit « Dans deux jours j’aurais vingt ans ». L’autre ne répond pas. Ils sont assis, fixent un point, là-bas, très loin, là où ils sont attendus. Mais c’est la guerre. L’un, l’autre et tous les autres savent que peut-être, ils ne reverront pas leur Afrique.

Ils sont fatigués, très fatigués. Tristes aussi. Ils n’ont pas grand-chose à se raconter. Ils sont vivants tout simplement. Fatigués, tristes mais vivants. Demain ils repartent au front. Tous ont peur. Chacun d’eux se pose la même question : vivant oui mais jusqu’à quand ?


« L’idée de la guerre est une idée intérieure ; le spectacle des images qu’elle comporte satisfera ma curiosité, mais n’augmentera pas l’ampleur du drame que je sens »

Félix Vallotton 9 mai 1917 





  • Bonsoir Stephan,

    Une distinction méritée, sur un sujet fort délicat et admirablement décrit pour ne pas dire dépeint !
    5/5 et Coup de coeur.
    Au plaisir de te lire.
    Bien amicalement.

    Paul Stendhal

    · Il y a presque 11 ans ·
    Icone avatar

    Paul Stendhal

    • Merci Paul. Sensible à ton commentaire et ton cdc.
      J'ai vu que tu avais mis un texte en ligne. Pas encore lu mais j'ai beaucoup de retard sur les lectures. Je vais me rattraper prochainement donc à bientôt.

      · Il y a presque 11 ans ·
      La main et la chaussure

      Stéphan Mary

  • P!!!!!!! de guerres!!!!

    · Il y a presque 11 ans ·
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    Colette Bonnet Seigue

    • Oh oui ! dans un p'tain de monde déjanté ! Ca va toi ? Merci d'avoir laissé un commentaire

      · Il y a presque 11 ans ·
      La main et la chaussure

      Stéphan Mary

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