Invisible Soulage

carino

Il pleut sur la rue Chardon Lagache, le quartier est désert et un vent glacial balaye la façade du centre gériatrique du XVIème arrondissement. Le voisinage se terre, craintif de  devoir, incessamment sous peu, traverser la rue, pour loger dans une chambre blafarde de cette pension pour fossiles de luxe. Les plus optimistes espèrent une vue sur le parc et non sur cette horrible montgolfière qui vante l'air pur de Paris.

Martine, bien que son prénom présuppose le contraire, est bien trop jeune pour imaginer son âge d'or, déambulant sous un soleil froid, dans le parc de cet hospice. A 26 ans, elle y pense juste parce que le bâtiment grisâtre se dresse devant les fenêtres de son appartement. L'horloge du mouroir indique 13 h et la petite salope du deuxième étage gît encore sur son lit, la robe de chambre retroussée sur les hanches.

Antoine n'a pas téléphoné, il devait le faire pourtant. Encore une journée à ne rien faire. Au fond, Martine aime bien la pluie, parce qu'elle justifie sa léthargie et son apathie. Elle regarde l'eau ruisseler le long des carreaux, débarrassant la ville de sa crasse.

Si elle se dépêche, elle pourrait attraper le métro à Javel et sortir prendre l'air. Mais pour quoi faire? Un ciné? Non, y'en a marre de voir toujours les mêmes tronches s’éclater sur les affiches. Ces stars préfabriquées made in France, lui semblent familières, pathétiques, et Martine ne veut pas se les infliger de nouveau sur grand écran, suspendus à un câble au fond d'une falaise, ou vautrés sur les sièges en velours du Baron. Il y a bien le palais de Tokyo, mais Martine a pris en grippe la culture nippone depuis son intoxication bobo aux sushis.

A la caisse du musée d'Orsay, sous le regard menaçant du garde en faction, Martine gigote ses bras pour faire ruisseler la pluie sur les manches de son trench coat. 9 euros! La carte étudiante froissée ne fait plus illusion et Martine doit s'acquitter d'un plein tarif. Si la culture n'a pas de prix, elle a au moins celui de l'humiliation. Mais ses 9 euros seront rentabilisés. Martine jure sur L'origine du monde de passer du temps ici, mais peut-être pas devant ce tableau.

Après avoir joué des coudes pour entrevoir la galerie des fauves, Martine se mit à déambuler, un paquet de biscuits à la main, sans but dans les allées du musée. A l'étage supérieur, les meubles de Louis Majorelle et de Mackintosh font chou blanc. La salle déserte expose fièrement  la fine fleur de la marqueterie, sous l'indifférence du culturel touristique. Martine passe son doigt sur une console contemporaine. Son regard frôle les objets d'art comme s’il cherchait la sortie du dédale suédois, Ikéa. Martine ne recherche pas la beauté de l'art, mais l'endroit stratégique pour passer un temps estimé à 9 euros et soulager ses pieds.

Une salle vide et une banquette. Soudain, Martine s'immobilise, à vue d'œil, 20 mètres carrés, une banquette centrale et personne. Martine bondit et se jette sur l'assise moelleuse de la culture. Son dos la met à la torture, l'obligeant à s'allonger. Le plafond, d'un blanc éclatant, se rapproche de son visage. Martine cligne des yeux pour le remettre à sa place. Elle se redresse péniblement et fixe son regard sur le mur d'en face. Une immense toile noire dégouline sous ses yeux effarés. Le marasme de la matière l'attire, l'hypnotise. Martine suit des yeux les fines stridules noires laissées par le pinceau de l'artiste et cherche un sens, un ordre, une logique... Mais, à quoi bon.

      -  Est-ce que je dois retourner à la fac ? Mais, pour quoi faire ? Taux record de chômage, personne ne m’attend nulle part. Pourquoi Antoine ne m’a pas appelée ? C’est sûrement à cause de ce que sa mère à dit. Quelle pétasse celle la, quand je pense qu’elle s’envoie le chauffagiste. C’est super glamour. Au fond, ça m’étonne pas plus que ça. Elle a le feu au cul comme sa fille. Tiens, ça me fait penser que je devrais me mettre au tricot, pour tricoter une layette à son bâtard de neveu. .. Qu’est-ce que je vais faire de ma vie.

Devant cette plaque de goudron géante, violente et indécente, Martine rumine et plonge irrésistiblement sa main dans le paquet de gâteaux. Elle heurte le papier gaufré, qui empêche ses doigts d'atteindre leur but. Martine déchire le paquet, le porte à sa bouche et déchiquette du bout de ses dents l'emballage récalcitrant. Une baisse de tension fait vaciller les lumières de la salle. Dans un silence inquiétant Martine se débat avec la biscuiterie nantaise toute entière. Elle se tord, se cambre pour arracher à ce foutu éco-emballage un satané biscuit pure beurre.

 Dans la pénombre, la toile prend vie, ondule sous des formes insidieuses qui roulent sous la peinture noirâtre du tableau menaçant. Des bras sombres sortent de la toile et s’agitent lentement, comme flottant dans les airs. Un torse musclé, pointe virilement au centre de la toile. La peinture noire dessine les contours d’un visage défiguré par le désespoir.

Libérés de leur entrave, Martine, l’air revanchard, se jette sur ses palets bretons et les engloutit un à un, à un rythme effréné. Un faisceau lumineux traverse la pièce et se reflète dans les yeux terrifiés de la jeune femme. Quelqu’un aurait-il été spectateur de sa boulimie bretonne ? Un gardien, rallume la lumière et lui demande si tout va bien. La main de Martine frotte sa jupe pour faire disparaître les miettes incriminantes du biscuit. A ses pieds, des bouts de l’éco-emballage jonchent le sol. Martine se lève d’un bond et se rue vers la sortie. Au mur, une toile de Soulage.

Sur le trottoir, la pluie coule sur son visage défait. Ses doigts se crispent sur son manteau pour le croiser chaudement sur sa poitrine. Son cœur bat au rythme effréné de la ville, qui s’agite sous la pluie froide et battante. Hagarde, Martine longe la Seine, sa main râpe contre la pierre de la berge. Elle entend les gouttes d’eau clapoter sur le fleuve, les klaxonnes tonitruer, les chaussures des passants pressés marteler les marches du métro. Les feux rouges des voitures l’aveuglent. Prise d’un vertige, Martine se cramponne à la berge et ferme les yeux, se laissant envahir par la rumeur affolée de la ville. Sous la membrane fine de ses paupières lourdes, des milliers d’étoiles flashent sa rétine photosensible. Martine aspire un grand bol d’air pur de Paris et ouvre les yeux sur le scintillement de la tour Eiffel. C’est décidé, elle ne veut pas d’une vue sur le parc.

  • J'aime beaucoup comment tu menes ta caméra! tres joli texte! merci

    · Il y a presque 11 ans ·
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    jasy-santo

  • Comme un film, un sens du détail affolant, on voit Martine, on la respire et pour les emballages, plus facile d'avaler du Destop que de croquer un biscuit CDC et encore des comme ça

    · Il y a plus de 12 ans ·
    Default user

    marya

  • Oui, je suis d'accord avec Ysa, mais je préciserai que cette atmosphère sombre et fantastique complète parfaitement l'idée que vous vous faites de votre personnage, Martine. Je suis fan de vos écrits que je trouve très drôles et très intelligents. J'espère pouvoir vous lire encore longtemps sur WLW. Un grand merci!

    · Il y a plus de 12 ans ·
    11 92

    valerire

  • Atmosphère atmosphère...

    · Il y a plus de 12 ans ·
    20170621 cbc 495   copie

    ysabelle

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