James Douglas

Greg Soros

Ca ressemblait à un de ces matins qu’on connaissait déjà –trop ? – le temps étiré de façon familière et le ciel bas à la fenêtre derrière les rideaux côtelés, le silence de la rue et le petit heurt de la pluie contre la vitre, bientôt le printemps vite, je mourrais tout de suite s’il n’y avait pas le printemps, une balle dans la tête tu parles, tu ne te réveilles pas tout de suite, je me lève en silence et je me prépare un café, puis je me recouche à côté de ton corps tendre et tout chaud de la nuit comme un petit croissant sorti du four, un livre à la main, tout recommencer par le début ou par la fin ? Tous les jours ces temps ci se ressemblent mais il persiste au réveil un étrange sentiment de perfection près de toi qui trompe l’éternité en quelque sorte une éternité alanguie, un sentiment à contrarier ou à explorer je ne sais pas très bien, une foule de sentiments contraires à vrai dire, précarité, fragilité du bonheur, la fin inévitable de tout à venir,  la joie qui disparaît marquée dans la chair, le réveil est une douleur doucereuse, sourde et latente, délicate qui demanderait à être investiguée mais qui fuit le plan de consistance. J’aime siroter mon café très noir très fort très brûlant, je fais le moins de bruit possible en aspirant, impossible d’y tremper vraiment les lèvres encore, je suis adossé contre le mur maintenant un peu redressé, je tourne les pages dans la pénombre, un livre qui me fatigue depuis la veille et que j’ai hâte de finir, je ne m’arrête jamais en pleine lecture, des plaisirs simples en somme, tu te retournes dans le lit complètement dérangé et tu te colles tout contre moi sans dire un mot, sans ouvrir encore les yeux surtout, je t’encourage à dormir en te prenant le visage sous le coude, tu t’enfouies dans mes poils, ma fourrure tu dis, j’ai les pieds larges aussi, anormalement large et tu appelles ça des pates de lion, ça me plait, je reprends les pages, le personnage principal est mélancolique et idéaliste, il regarde le ciel, il prend un café longuement en terrasse du Palais Royal, tiens je me dis, comme il m’arrive de faire, je l’imagine, je m’identifie, il est seul, il cherche un peu de réconfort, un regard suffirait, et là tu ouvres les yeux et tu n’es pas encore tout à fait réveillée, tes grands yeux gris clairs aux reflets argentés, je te colle contre ma peau et tu respires profondément, puis tu plonges à nouveau, je peux sentir que tu dors à ton rythme cardiaque et au bruit que tu fais en serrant parfois les dents, à l’amplitude et à la fréquence de ta respiration, aux petits soubresauts du dos du pied sous le drap, et moi je me sens calme, serein, reposé, c’est très simple, c’est beau. Ca sent le sexe et la sueur et le foutre dans le lit, cette fois tu es réveillée et on prend bien le temps de faire l’amour deux fois, tu annonces que tu as double joui, ça me fait toujours rire quand tu prends ta voix d’enfant, c’est comme un rêve ou un souvenir lointain, et je retombe sur l’oreiller épuisé, tu passes ta main sur mon dos, sur mes fesses, je suis poilu depuis les talons jusqu’au milieu des reins et tu m’attrapes par là, tu serres un peu, délicatement entre tes doigts fins, je fais semblant de ronronner comme un animal flatté, je mordille un peu tes seins, je passe une jambe au dessus de ton corps, on se serre encore, j’aime cette intimité. Tu prends un thé sucré bien infusé avec un nuage de lait et la cuillère dans la tasse fait un bruit délicieux. Le narrateur sur la place met un pistolet chargé avec une seule balle dans la bouche, comme ça au milieu de tous, et il se pose la seule question qui vaille : qu’est-ce qui m’empêche d’appuyer sur la gâchette ? C’est un peu prendre le problème à l’envers si je peux me permettre, aussi c’est déjà un début de réponse, si l’on veut être honnête et neutre, je veux dire si on s’intéresse vraiment à ces choses là, de façon objective, il faut dire : qu’est-ce qui va se passer quand j’aurai appuyé ? Je traîne au salon, je fouille dans les disques, j’ai envie alors d’écouter les Doors, The end d’abord, un morceau épique, transgressif, à la fois amoureux, spirituel et violent, onze minutes de transe, je suis sur le canapé la tête à l’envers et je chante les bouts de phrase en anglais qui me reviennent, toi tu ne dis rien mais tu souris, puis Break on throught rock et tonitruant, plein d’une énergie sexuelle qui déborde de cette voix rocailleuse, Jim Morrison, qu’as-tu fais qu’on ne fera jamais ? Où es tu allé, dans ces endroits qu’on ne peut pas voir, tout juste imaginer ? Qu’as-tu ramené de là bas pour nous, la peur, la douleur, la mort, le vertige, la beauté crue ? Not to touch the earth aussi, un morceau dissonant, effrayant, inquiétant, un secret épouvantable, toutes les lignes sont étirées à tour de rôle, run with me dit Jim, mais ce qu’on entend c’est auras tu seulement le courage ? Viens, il ne reste rien. Une atmosphère religieuse prend possession de l’espace mental, c’est désespéré et noir, une ronde démoniaque en suspension, qui s’approche, tombe du ciel, let’s run/suis moi , le piano électrique est obsédant, la guitare tire sur les étoiles, la danse frénétique reprend, saute d’un pied sur l’autre, les peaux qui se touchent, la descente à pic, des diagonales tendues, un morceau orgiaque, cryptique, une sarabande infernale la terre foulée aux pieds, le feu autour duquel nous tournons tous brûle et accélère, il se consume de plus en plus vite, mais il fascine toujours, des flammes jusqu’au ciel et jusqu’à la dernière note de l’orgue électrique anormalement distordue alors que la ronde s’épuisait et que tous quittaient la scène, nains, putes, magiciens, comme un trait au couteau qui coupe droit dans la peau, comprendre : le retour du réel. On est d’accord sur Light My Fire, encore sept minutes d’une ballade parfaitement arrangée, avec un break très mélodique qui joint tous les bouts de direction où nous sommes projetés, ça ne se fait plus un break de clavier aussi long, je remarque aussi pour la première fois qu’il n’y a pas de bassiste dans le groupe, d’où vient la basse alors ? Ray Manzarek conduit la ligne blues comme on chemine à travers la brume de la main droite et fait rouler la structure de la main gauche en boucle ininterrompue, quelque part une faille dans le temps, qui se répète et s’annule mais qui n’est jamais la même, puis la guitare au timbre très métallique vient apporter son feeling particulier, même si le riff est un peu désuet, ça donne une couleur très bluesy et rock aussi à l’ensemble. Tu prends ta douche, tu te sèches avec la serviette bleue. Love street, je connais les paroles par cœur, un peu niaises avec son chœur de lalalalala, mais tellement charmantes - il y a plus cru, plus cruel, plus sexuel aussi dans le répertoire mais c’est quelque chose de parfait cet enchaînement au hasard ce matin, j’ai juste envie de danser comme un indien et de faire un kata secret nu dans le salon, pendant que tu maquilles outrageusement tes grands yeux. Je me sens proche de tout, j’ai envie de parler comme si ça faisait des années que je ne disais plus rien, j’ai envie de tout dire. 1971 alors, Jim Morrison mort à Paris, les histoires de Jim dans les bars de Saint Germain, recueilli par des étudiants qui avaient passé l’hiver à San Francisco et qui l’avaient reconnu échoué plein comme une barrique qui tanguait sur le trottoir, Jim retrouvé mort quelques mois plus tard par overdose dans les toilettes du Duc par une réalisatrice et un couturier et son corps ramené jusqu’à l’hôtel comme on traîne un ivrogne qui ne peut plus tenir debout, pantin désarticulé aux fils rendus, sectionnés très près, ce corps qui avait fait fantasmer toutes les femmes du monde, ce corps qui se vouait à tout, au sexe, à l’alcool, aux drogues, à la mort, ce corps laissé là nu dans la baignoire, qu’en avaient ils pensé ? Quels derniers hommages lui avaient ils rendu ? Lui ont-ils fait l’amour une dernière fois ? L’ont-ils lavé en suivant un savant rituel ? L’ont-ils fouillé ? C’est corps froid et mort maintenant, un cadavre, les yeux vitreux et la bouche ouverte car on n’ose pas toucher son visage d’ange bleu, la rumeur se répand, Jim Morrison est mort,  quelque part à Paris, en juillet, mis en terre c’est fait, au père Lachaise, on ne verra plus ses grands yeux bleus sombres se poser sur une paire de seins, il ne dansera plus sur scène, il ne montrera plus son sexe à personne, il n’écrira plus, il ne chantera plus, il ne hurlera plus, il ne boira plus, ni ne se jettera plus dans la foule qui voulait le toucher, le baiser, en terre si vite, quelques jours plus tard et chez lui en Amérique on se disait que ce n’était pas possible, puis que c’était un complot, la CIA,  une société secrète de magie noire, la transmigration spontanée des âmes, le dernier poème en quelque sorte, un long poème irréversible et terrible. 1971, car pour son anniversaire, Jim s’était offert à lui-même un enregistrement de son recueil An American Prayer dans un studio de LA, sa voix seule qui résonne dans le grand silence, le porte se referme au fond du grand couloir. Quand les Doors ont découverts les bandes après sa mort, ils ont décidé de les mettre en musique, comme un dernier hommage à leur insupportable et magnifique ami disparu, cette fois ci il y a une basse électrique qui sous tend la rythmique, le piano électrique de Ray sonne comme des gouttes de pluie tombées délicatement selon quelques accords secrets sur le capot d’une Buick de 1943, c’est sobre et détaché, c’est l’environnement idéal pour toute l’ampleur et la présence posthume, la voix scande lentement des syllabes belles et horribles arrachées à la mort, elle semble voler au dessus d’eux, c’est l’Adagio d’après Albinoni : The severed garden maintenant, dehors il ne pleut plus, ce serait bien d’aller faire un tour au père Lachaise, au père Jim voir le gars Morrison qu’en dis tu ? Je prends mon appareil photo, je m’habille en vitesse, j’ai un long manteau, mon jean et mon pull sont tachés, ce sont des vêtements que j’ai déjà porté, il me juste semble que c’est la tenue qui convient, toi tu caches tes cheveux blonds et lumineux sous une capuche et tes yeux tristes et fatigués sous des lunettes noires, tu portes un grand manteau noir aussi, comme on est assorti. Avec un peu de chance le diable lui-même sera de la partie, rappelle moi juste de ne plus parier avec lui. Dans les allées de pierre vieillie attaquée par la vigne folle, c’est tout droit puis à droite puis encore un peu plus haut à droite, on se perd un peu  et je te poursuis avec le Canon mais tu ne sembles pas disposée à te laisser prendre en photo ni à poser, ça me rend triste, quoi donc ? tout, je ne sais pas pourquoi, j’aime ce cimetière mais il me rend toujours très triste, le ciel est gris, les corbeaux s’attaquent dans le silence un peu lourd, il fait froid, tu remontes ton col et tu t’enfouis encore un peu plus dans ta capuche, on dirait un petit elfe noir, il doit y avoir des gens qui viennent ici la nuit, des rituels incompréhensibles pour le commun des mortels, il y a un bronze par là bas qui est usé à force d’être frotté, des mains, des corps, des sexes contre la pierre lourde et froide, certains grands vitraux sont cassés, faire attention partout où on met les pieds, de peur de déranger, on commence l’ascension, ça peut durer des heures ou des jours, et certains n’en sortiront pas, éviter les touristes, je pense à James Joyce dans Ulysse et sa longue marche dans Dublin qui est le squelette du roman, je pense aussi à ce qu’il appelait  l’épiphanie , sa propre technique particulière d’écriture, pendant des pages on se bat on n’y comprend rien puis on rend les armes et on se laisse entrainer, les phrases glissent les unes sur les autres, les mots renvoient à d’autres mots anciens, les situations se mêlent, s’embrouillent, se superposent, dix sept plans pour suivre le même monologue, on tourne autour de choses secrètes sans s’arrêter et en pleine vitesse, la courbe prend de l’ampleur et rien ne dit qu’on pourrait survivre à ça, l’altitude ou bien la décélération en cas d’arrêt brutal, le danger est présent à chaque page, au mieux perdre la raison, mais il va se passer quelque chose, quelqu’un pourrait-il m’expliquer ? Et là c’est James qui approche et qui te prend par les épaules, et qui te dit de regarder dans le creux de ta main, mais dans ta main il n’y a rien, et il te dit son secret, il s’avance et il fait une proposition, il propose une révélation ou bien une solution au moment où le lecteur s’y attend le moins, quelque chose de possible alors et toi tu ouvres la main et tout d’un coup il y a tout, tu es dans une sorte d’extase, les sens complètement remplis et débordés, tu comprends enfin le message caché de l’œuvre, et c’est un peu percer le mystère de la rencontre, accéder enfin, toucher du doigt ce que jusqu’alors on ne pouvait définir, on en avait l’intuition mais on ne savait pas quoi en faire, on ne pouvait pas trouver les mots, rien ne faisait sens, et c’est alors un état tout personnel, le livre devient un objet magique, chargé d’intentions et façonné pour toi seul depuis le début mais tu ne le savais pas, une expérience intime et personnelle, un peu douloureuse aussi, j’essaie d’aborder le sujet avec toi mais tu sembles distante et tu ne me réponds pas, je devine que tu pleures - ne pleure pas tu sais, c’est une belle journée et je suis là, à faire le pitre, à enjamber des pierres renversées et à te suivre à deux longueurs de bras. Mon Canon à la main est un peu comme une arme de poing, qui répond au danger par le danger et à la mort par une image figée. Un souvenir ambulant et triste. On se laisse guider dans les petits chemins tracés au hasard, division 6, bifurquer en remontant derrière un caveau imposant qui gâche un peu la vue, des barrières de sécurité qu’on voit de loin, il y a toujours du monde devant la tombe, par terre une bouteille de whisky tout juste entamée en offrande, des cigarettes jetées depuis notre position, des fleurs – chrysanthèmes roses lilas, tiens des lilas en cette saison - un poème et une photographie de Jim Morrison l’œil en coin, c’est là, les boucles brunes onctueusement coulées sur les épaules, la terre est humide et creusée, quelqu’un qui aurait voulu déterrer le corps ? Il n’y a pas de statue, le buste que Mladen Milkulin avait façonné a été volé il y a vingt ans, c’est simple, sobre, une épitaphe en grec, KATA TON DAIMONA EAYTOY,  fidèle à ton esprit , sûr qu’il a été fidèle à lui même, jusqu’au bout et que maintenant il le sera pour toujours, mais il ne se passe rien, nous sommes des particules en suspension autour d’un feu de joie, on se demande un peu ce qu’on fait là, ici maintenant tout semble si vide et irréel, on n’arrive pas à concevoir qu’il se passe véritablement quelque chose, qu’il est là-dessous, la chair séchée, les os friables, les orbites vides, c’est absurde, c’est incompréhensible, quelque chose que le cerveau ne peut pas se permettre de concevoir, quelque chose d’abyssal, le silence surtout, la mort, l’inconnue et l’immobilité. Il y a écrit James Douglas Morrison  sur la pierre tombale, et non pas Jim, je me fais la réflexion, James Douglas c’était à la fois son vrai nom et son pseudonyme de poète quand il était devenu Jim, 1943-1971, putain mort à 27 ans ça fait toujours quelque chose d’y penser tout de même - 27 ans comme toi je me dis, je fais pour la première fois le rapprochement, je te regarde et tu as l’air détachée de tout ça, comme si tu n’étais pas là, je ne dis rien mais je m’inquiète un peu en essayant d’imaginer ce qui t’arrive, ce qui se passe dans ta tête, tu es très pâle, qu’est-ce que je faisais à 27 ans moi ? Mais je ne sais plus, je n’ai pas d’âge. Je crois me rappeler que je ne voulais pas vivre jusque là. Je crois me rappeler que j’ai mis le canon du flingue dans la bouche juste pour voir, et que tu dois me rappeler de ne pas recommencer. Je vais écrire quelque chose tu dis, et là tu sors un magazine féminin, c’est assez surréaliste, je regarde autour de nous et tout le monde est silencieux et recueilli, les gens se succèdent sagement aux barrières pour prendre des photos, c’est assez ridicule cette situation quand on y pense, moi-même je m’y essaie mais c’est tellement laid ici, juste ici quel dommage, les photos sont moches, ça ne fait rien, tu t’attendais à quoi ? Des orgies à même la pierre ? Une auréole de fleurs au vent tombées d’un arbre pleureur ? Un oisillon au cou rouge qui viendrait siffloter Whisky Bar ? Tu découpes une page de ton Cosmo, la fille dessus est blonde et bouclée et vue de dos, elle se retourne avec un sourire étrangement ambigu, un mini short remonté sur les fesses et une rose qui dépasse par l’échancrure sur une cuisse parfaitement lisse, haute sur ses talons, légèrement penchée en avant, c’est parfait et tout à fait de circonstance je dis avec ironie mais tu ne relèves pas, puis tu sors un stylo bille rouge que tu échauffes sur ta semelle et tu écris rapidement sur le papier brillant, une écriture spastique, saccadée, trois lignes que je vois de loin mais je n’ai pas le temps de m’approcher ni de lire par-dessus ton épaule que tu as déjà replié le bout en quatre, puis que tu l’as froissé et tu le jettes sur la tombe au milieu des cigarettes et des couronnes de fleur comme si c’était plutôt au feu que tu le lançais, un bûcher invisible et inquiétant qui sortirait de terre et qui ne s’arrêterait jamais de bûler, puis tu reprends ton chemin et je te suis dans les couloirs entre les caveaux, en haut des escaliers de pierre attaqués par les herbes grasse vers la façade nord, et il me revient en tête de manière douce et inattendue la musique de l’Adagio, comme une présence amie qui me prend par la taille, dans cette mélancolie et cette nuit soudaine où nous sommes seuls, l’obscurité qui prend toute la place, au milieu des morts partout et qui nous regardent, l’introduction mi voix, puis la guitare électrique porte la mélodie d’Albinoni en sol mineur très haut et la suspend à la contemplation, aux yeux de tous, vivants, défunts, nous tous ici, les larmes d’acier tirées des vibratos de l’instrument de Robbie Krieger soulèvent et puis montrent le corps et le passent de bras en bras et de bouche en bouche, un sanglot infiniment long et contenu, au loin les nuées vaporeuses de l’orgue spectateur, le clavecin double les notes, à la fois dans la foule et sur le bord du chemin à regarder et à faire un signe de la main, un dernier regard, la mélancolie et la joie mêlées tandis que raisonne maintenant la voix de Jim depuis le froid glacial de la mort, clinique, claire, je suis malade de ce doute…des liens cruels… malade de ces visages qui me fixent depuis ces tours de télévision… je veux des roses dans mon jardin... sais tu comme la mort est pâle?... La mort fait de nous tous des anges et nous donne des ailes quand nous n’avions que des épaules fragiles à offrir et la mélodie reprend inexorable, sublime, éclatante et sombre, une douleur véritable, empreinte d’une véritable tristesse et d’une certaine dignité, une beauté qui pourrait ne jamais finir. Non il n’y a rien à regretter je me dis en escaladant les pierres renversées à l’ombre d’arbres centenaires, où es tu je ne te vois plus ? Tu t’es arrêtée devant la statue de marbre blanc d’un ange, il te regarde depuis le piédestal avec un visage étonné et bienveillant, l’ange de pierre te regarde mais il ne comprend pas ce que tu veux, ou alors il n’a pas de réponse, et comme ça vue de dos, immobile, tu ressembles à toi aussi à un être imaginaire, sortie de terre pour demander des comptes. Tu restes là dans le froid à fixer l’idole, et tu tends les mains vers elle, les paumes ouvertes en offrande, il ne te reste plus rien, tu tends les bras, tu supplies, les yeux vers le ciel, tu sembles invoquer on ne sait quel sentiment, la tristesse, la pitié, tu pries ou bien tu interroges, pourquoi ? dis tu tout bas, pourquoi, l’ange ne répond pas, il ne se passe rien, au bout d’un certain temps je vois aux mouvements de tes épaules que tu sanglotes mais je suis moi-même trop fatigué maintenant pour m’approcher et te prendre dans mes bras, une certaine distance glaciale et douloureuse s’installe entre nous, tu es inaccessible, tu es toute entière dans cet au-delà que je ne comprends pas, tu as tes mots à toi, j’ai très peur soudain, je te regarde marcher pâle et maigre et le regard perdu dans le cimetière et j’ai l’impression de voir passer un fantôme silencieux, il y a la mort qui rôde et qui nous guette, je n’ose pas prendre de photo de toi, tu ne veux pas poser et j’ai peur soudain de te voir pour la dernière fois, je ne veux pas de cette image là, j’essaie de la chasser déjà de ma mémoire mais je n’y arrive pas, tu t’approches de moi je crois sans me regarder mais c’est en fait vers une tombe que tu te diriges, tu arranges un peu les fleurs, tu dépoussières la pierre noire et brillante, rincée par la pluie mais les nuages semblaient chargés de terre, ça arrive parfois au milieu des villes, je veux bien ici tu dis, et tu t’allonges sur la dalle, comme si tu allais te coucher et t’endormir, penchée un peu sur le côté, et triste, mais tu ne veux pas pleurer, et tu me regardes dans les yeux, alors je prends mon appareil et cette photo je la prends, la seule que tu as consentie, et quand tu entends le détonateur tu souris à peine, un sourire fatigué, un sourire fait pour moi, un sourire enfin, mélancolique et un peu forcé, et je ne sais pas quoi penser, je m’approche doucement de peur que tu disparaisses et je te regarde,  je voudrais te tenir dans mes bras, pourquoi ici justement je me demande, pourquoi t’es tu arrêtée là ? Mais soudain je regarde l’inscription sur la tombe et je comprends tout, c’est aujourd’hui, c’est il y a longtemps aussi, il y a des années, une éternité, une sorte d’anniversaire de clap de fin, j’ai un trou dans la tête, ça me revient maintenant,  je ne peux plus bouger, je suis saisi de terreur et aussi je suis rassuré, en même temps le froid m’envahit et je suis happé par un profond sentiment d’abandon et de légèreté, je vois mon nom écrit là et la date de ma mort depuis sept ans déjà, alors toi tu vis mais c’est un sentiment rétrospectif qui me soulève et me glace le sang, je suis heureux pour toi, je te cherche et tu es déjà trop loin, tu t’éloignes, je ne peux plus t’atteindre, je reste là, toi tu ne te retournes pas, j’entends le vent murmurer, et je t’entends penser depuis là où je suis, tu te dis qu’il fait froid, que tu es vivante mais que tu as si froid que tu es peut être en train de mourir et aussi qu’il n’y aura plus de printemps, mais ça tu ne peux pas le savoir.

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