J'AURAIS DÛ

Julie Ormancey

J'ai oublié d'écrire, depuis des siècles, des ères entières. J'ai pas pris le temps de m'arrêter, de regarder en arrière, de comprendre ce qui m'arrivais, de savoir où j'allais. J'ai oublié d'être heureuse, de goûter à la vie et de la mordre en entier, de l'arracher par poignées, de lui dire que j'allais la devancer, la bousculer, la repousser dans ses tranchées. J'aurais dû la prendre à la gorge il y a quelques années, la prendre par les cornes et les balancer loin. J'aurai dû courir, fierté aux lèvres, de l'avoir doublée. J'aurais dû lui dire merde et l'assumer.

 

J'aurais dû garder ces gens qui changent tout, qui donnent un sens et une raison au jour, qui font que les nuits ne sont pas si cruelles. Ceux qui provoquent ces battements de coeur qui vous pètent à la gueule au moment où vous vous y attendez pas. Des moments que l'on ne soupçonne pas, qui passent trop vite, et qu'on ne comprend pas.


J'aurais dû tout parier, tout perdre ou tout gagner, quitte à mourir tellement j'aurais vécu. J'aurais dû m'asphyxier de lui, me couvrir de ses mains, m'y brûler jusqu'à l'étouffée. J'aurais dû lui vendre mon âme, qu'il la jette ou qu'il la loue au diable. J'aurais dû voler des instants avec, pour, et contre lui.


J'aurais dû me battre, le défendre, ne pas laisser la vie nous avorter. J'aurais dû aussi lui dire qu'il était beau, comme personne ne saura jamais l'être, comme rien ne le sera autant que lui. J'aurais dû lui dire «je t'aime», en me fichant qu'il le pense aussi, lui jeter comme ça, juste parce que c'était là. J'aurais voulu ne pas imaginer le monde sans lui, ne pas en deviner ni en goûter les couleurs, ne pas connaître cette amertume qu'il m'a laissée, qu'aucun alcool ne saurait remplacer, ne pas laisser son vide s'installer.

 

J'aurais dû lui écrire, à chaque fois que je pensais à lui, pour un jour qu'il sache, que c'était pas des conneries. J'aurais dû lui dire qu'il était différent, qu'il était évident, et combien tout aurait dû être autrement. J'aurais voulu tant de choses qui n'ont eu le droit de vivre. J'enterre avec ces lignes cette injustice de lui, cette amnésie, cette tragédie, qui pour le mieux, non sans tristesse, nous définit.

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