Je comptais les pylônes

donmar

« Arrête de t’agiter David, et assieds-toi correctement ! »
« Hannah, va t’asseoir à coté de ton frère et cesse de l’enquiquiner. »
Ça y est, nous partions, de nouveau, comme chaque année. J’étais assis à la même place que l’année dernière, à côté de la fenêtre. Je pouvais voir cette agitation d’avant départ, ce grouillement d’individus sur le quai, tous appliqués à exécuter dans l’urgence ces rites incompréhensibles, ces adieux, ces pleurs irrépressibles. Les derniers retardataires se précipitaient et grimpaient sur les marches-pieds, les hommes avec souplesse, les femmes avec maladresse. Comme tous les ans.

« Maman! Maman !  Est-ce que tante Léonie sera là? »
« Bien sûr ma puce, tante Léonie sera là, avec oncle George. Fais attention à ce que tu fais, tu vas faire tomber ton livre.»
« Papa! Dis, on ira faire du patin à glace cette année? Tu me l’as promis ! »
« On verra, on verra. S’il fait beau demain, on ira à Central Park. En attendant, ramasse ton livre et cesse de gigoter. »
Ma sœur, toujours à remuer, toujours à parler; toujours à agiter sa langue pour ne rien dire. Mais je l’aime bien quand même, ma sœur, peut-être ouvrirons-nous nos cadeaux ensemble ce soir, on verra.
Un, deux, trois, quatre…
Par la fenêtre je voyais défiler un paysage morne, en apnée, retenant son souffle jusqu’aux premières lueurs du printemps, un peu comme moi. Insipide paysage, à peine mort, profondément assoupi et en même temps tellement conscient. La neige avait depuis longtemps déjà englouti terre, arbres et maisons, ne laissant l’illusion de vie qu’aux peu nombreuses ombres capables de glisser à sa surface. La lumière, insupportable et froide, se reflétait sur l’épais manteau, me forçant à plisser les yeux.
Un, deux, trois, quatre… Je comptais les pylônes.

« Chérie ! J’espère que nous n‘aurons pas à subir les huitres de ta sœur cette fois. Rien que le fait d’y penser me retourne l’estomac.»
« Ne m’en parle pas ! Elle a remplacé Hortense, et de toute manière elle a fait appel à un traiteur cette fois, en spécifiant bien qu’elle ne voulait pas d’huitres, surtout pas d’huitres au menu. Je crois que nous aurons des coquilles Saint-Jacques à la place.»
Triste repas que celui de l’année dernière. Tout avait été préparé dans les moindres détails, tout était parfait. Enfin, je croyais. Douce nuit, sainte nuit, la réunion de famille, le repas gargantuesque : huitres - elles étaient plutôt bonnes ma foi -, foie gras en terrine, et bien sûr l’incontournable dinde que j’avais moi-même farcie, accompagnée d’airelles, de marrons et de petits légumes. Et pour finir, la bûche, longue, majestueuse, bien trop grosse pour si peu de monde et que personne n’a pu honorer. Quelle ironie ! Quelle déception !
Un, deux, trois, quatre…
Sur le bord de la route longeant la voie ferrée, un homme, un chapeau à la main et portant une faux sur l’épaule, s’arrêtait et saluait le train. Que pouvait-il bien faire avec cet outil en plein hiver ? Je le suivais du regard l’espace d’une seconde qui me sembla une éternité, et probablement du fait de la distance qui nous séparait j’eus cette étrange impression que son salut m’était destiné, qu’il me suivait aussi, moi, du regard. Le train s’éloignait, son salut se mua imperceptiblement en adieux. Un pylône l’effaçait de mon esprit, il n’était plus là. Je n’étais plus là.
Un, deux, trois, quatre… Je comptais les pylônes.

« Alors David, Toujours aussi silencieux! Encore plongé dans tes pensées? Regarde ce paysage, n’est-il pas merveilleux? New-York va l’être encore plus : coloré, lumineux, plus vivant que jamais.»
« Papa ! Papa ! Et l’arbre de Noël, il sera merveilleux? J’aurai beaucoup de cadeaux ?»
« Eh bien ma fille, tu connais ta tante ! Je pense qu’on peut lui faire confiance pour ça, elle a toujours aimé décorer l’arbre de Noël. Et pour les cadeaux, as-tu été bien sage avec ta mère cette année ? »
« J’ai été sage, j’ai été sage ! Hein maman ? »
« Oui, oui, ton livre, Hannah, fais attention ! »
Un, deux, trois, quatre … Ça n’avait pas suffi.
L’arbre de Noël, les cadeaux. Mon cadeau de l’année dernière n’était pas à la hauteur, mal préparé, un tableau de famille inachevé.
Cinq, six, sept, huit …
Plus que quelques heures avant que la civilisation ne commence à dévorer cette insipide absence de paysage.
Et puis New-York. New-York ! Je hais New-York ! Je hais l’hiver ! Je hais New-York en plein hiver !
Mais ce soir, ce soir, tout va changer. Ils seront tous morts.
Neuf, dix, onze, douze … Je comptais les cuillerées.

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