La Promenade d'Allen

sophie-dulac

Meurtre Mystérieux à Manhattan


La promenade d’Allen


Vexé et contrarié, Allen claqua la porte de ce bâtiment cossu de la cinquième avenue, les mains crispées sur sa chemise cartonnée.

Il décida pour se calmer de couper par Central Park, le soleil pâle d’automne léchait la chevelure pourpre et ocre des arbres.

Les feuilles mortes qui commençaient à tomber déroulaient un tapis mordoré qu’Allen dans sa colère se faisait une joie de froisser.

Il avait été éconduit une fois de plus, son scénario repoussé, ses ambitions retoquées. Ce producteur avait méprisé son travail lui conseillant de continuer d’écrire pour la télévision. Cette grosse couenne et son cigare l’avaient catalogué dans le burlesque et le satirique comme si Allen avait pour simple dessein de faire le guignol sur une scène de se déguiser en robot et pourquoi pas en spermatozoïde.

Il lui avait assuré que l’heure était aux grosses productions, aux péplums épiques comme les Dix Commandements, sa société montait en ce moment une adaptation de Ben Hur.

Allen était en train de se dire qu’il irait bien voir ce film pour faire un tour de l’autre coté de la toile de manière à ramener la vraie recette du gâteau de Pessah, le prince de Judée lui même sur son char devait avoir une idée de ce qu’on pouvait mettre dans une pâtisserie juive décente.

Cette élucubration lui décrocha un sourire, il sentait que sa tension s’apaisait, il marchait à vive allure, son dossier estampillé de sa plus belle écriture « Meurtre Mystérieux à Manhattan » glissé sous son bras droit.

A l’approche du lac, il ralentit la cadence et s’assit sur un banc pour souffler un moment. Une mère et son enfant lançaient du pain rassis aux canards, une foule de pigeons opportuniste gravitait autour d’eux maraudant les trognons que le gamin n’arrivait pas à jeter à l’eau.

Allen frissonna et remonta son écharpe sur son menton, le soleil délavé ne réchauffait plus l’air, l’hiver prendrait bientôt ses marques dans le parc. Allen songea aux canards d’Holden Caulfield et sa fameuse question récurrente, où iront ils quand le lac sera gelé ?

Il lui vint l’idée absurde que Salinger n’avait pas pensé aux pigeons, on pourrait leur fournir des chaussons de laine aux pigeons.

Allen décida brusquement de reprendre sa course, le fait qu’il ne sache pas tricoter le rendait perplexe quant à sa prédisposition à sauver les volatiles du parc de la rigueur des hivers newyorkais.

Sa prédisposition à lui, son talent, il le savait c’était l’écriture pour le cinéma. Il le fera un jour ce film et tant pis si les histoires d’intellectuel juif newyorkais n’intéressaient personne, dixit ce producteur mal embouché. Pour s’en assurer davantage, Allen embrassa la chemise cartonnée avant de la plaquer entre son bras gauche et son torse, il libéra ainsi ses deux mains dans les poches chaudes de son duffle-coat.

Le vieux sera six pieds sous terre avec son cigare qu’il en réalisera encore des longs métrages ici à Central Park, à Barcelone, à Paris et ailleurs.

Fort de cette résolution, il sortit sur la Huitième Avenue pour haler un taxi.

Dans les embouteillages, la goutte au nez, il décida qu’Allen Stewart Konigsberg n’était plus un patronyme adéquat.


Manhattan, Automne 1956

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