Je connais mes limites. C'est pourquoi je vais au-delà

djoolee

Les 3 Baudets, Pigalle: cabaret mythique et engagé, rive droite, jazzy et chanson poétique, ayant vu passer Brel, Devos, Brassens, Vian, Mouloudji, Armstrong, Ellington, Dietrich... et Serge Gainsbourg.

Si je m'en étais pas pris plein la gueule en écoutant les clameurs de Boris Vian, ses textes décapants, son jazz maudit, qui sait si j'aurai caressé la gloire un jour, et retourné ma bonne vieille veste doublée de vison?

Je me rappelle bien ce mois de novembre 54 aux trois Baudets. Vian, pale comme un mort et raide comme un coup de trique par sa timidité, insultait la salle, crachait sa verve acide à la face des bien-pensants passés par là pour se divertir un moment. Faut qu'ça saigne. Ouais, il l'appuyait sa baïonnette, pour que ça rentre et qu'ça pète bien fort dans la tête des auditeurs abasaourdis. Je me revois sourire en coin et fasciné, à l'écouter boire systématiquement pour oublier tous ses emmerdements. Je m'suis tout de suite dit: mais lui, c'est moi, et si lui le fait, pourquoi pas moi?

Moi j'faisais dans la peinture, ma ptite dame. Je suis un esthète. L'art pour moi, c'était pas déclamer trois pauvres rimes en tapotant les blanches et les noires d'un piano. Pousser la chansonnette, très peu pour moi. Seulement voilà, j'avais la dalle, et mes pinceaux me payaient pas. Mais en écoutant le foutre lexical de Vian se projeter partout sur les murs des 3 Baudets, j'ai eu un flash: je peux faire quelque chose de cet art mineur.

Ouais, nous les écorchés vifs, on nous fait pas de cadeaux. Et alors, si en plus d'être un peu noir, vous êtes qualifié de laid, bonjour l'angoisse. Ouais, vous les scribouillards, je vous ai bien lu me décrire en garçon blême, les oreilles décollées et le nez qui dévore le visage. Avec ma gueule et mes mots, j'effraie le public.

Ils me foutent un peu les boules, ces messieurs-dames tout le monde, dans leur petit ordinaire bien bas. Tout ce que je fais, c'est leur renvoyer leur noirceur, leurs peurs, leurs nostalgies. Et oui msieu dames les bourgeois, les bobonnes and co, moi je vous parle de la femme des uns sous l'corps des autres, quand vous préférez écouter le soleil qui brille brille brille. Forcément, ça dérange.

N'empêche que la Gréco, Vian et moi, elle nous voit comme deux frères, avec la même violence, la même retenue, le même mystère. Frères dans la dérision, la cruauté et la tendresse. Elle pose cette question que je vous gifle à mon tour: pourquoi une chanson ne serait-elle pas effroyable? Les surréalistes se sont bien permis de l'être en littérature. La Gréco, que vous trouviez si belle et talentueuse, vous l'avez snobée quand elle a fredonné ma javanaise.

Comme le dit Vian, on peut s'efforcer de construire autre chose qu'un pavillon en meulière avec des incrustations de céramique bleu-vert et des chats en faïence sur le toit. Je préfère les pensées plus noires que l'anthracite, arracher l'animal, le cri et les fleurs du mal, chanter l'épave de ma bien-aimée que je regarde se noyer.

Je l'ai bien prise ma revanche, et contrairement à l'adage, moi je dis que la vengeance est un plat qui se mange chaud. Ouais, j'faisais la pute sonore à Pigalle dans mon costume prince de Galles, avec les autres marchands de mélodies. A me vendre pour 3 francs 6 sous pour un soir ou plus. J'avais beau être moche, mais le saviez-vous, que la beauté cachée des laids, se voit sans délai? Aux 3 baudets, la ptite Minouche, la plus belle des speakerines, blonde,18 ans. Je voyais bien les yeux de ces messieurs briller et l'eau leur venir à la bouche. La ptite Minouche, la pépé jolie, c'est dans mes bras qu'elle est tombée! Y m'suffisait de leur murmurer trois notes parsemées de romantiques rimes, et le tour était joué. Et ce n'était qu'un début.

Je les voyais bien, vos gueules ébahies à l'écoute de mes chansons acides. Plus je vous voyais vous crisper, plus je me coinçais. Mais je l'ai prise; ma revanche. Plus tard, devant vos yeux révulsés par ma laideur, je caressais la plus belle blonde du monde, initials B.B. Je vous ai dérangé avec le 69 chanté avec ma sexy Jane, ma british liane, ma Melody Nelson. Qu'est ce qui vous troublait, le sexe que je fredonnais, ou qu'un laideron comme moi fasse se pâmer les plus belles créatures qu'ait engendré la nature?

Les trois baudets à Pigalle. Pigalle, ses putes, et ce miteux juke-box, ils m'ont donné le cafard. Je me suis fait claqueur de doigts devant ce putain de juke, à éclater la tête de ce type qui faisait du plat à ma Sylvie jolie. On m'en a fait bouffer du moche, du repoussant, du coincé, de l'extra-terrestre, dans les sphères parisiennes.

A l'époque, qui aurait pensé que je séduirais les plus belles, et que je remplirai des zéniths entiers de minots scandant mes chansons de tout leur coeur? C'est à eux que je dédie les fruits de ma revanche, sourire en coin, du haut de mon petit nuage de havane, clope divine au bec. J'ai mis le feu à plus d'un coeur, et pour longtemps encore, mes mélodies résonneront dans les âmes de ceux qui m'aiment.

  • Superbe, je découvre à l'instant une bien jolie plume. merci pour ce beau moment.

    · Il y a environ 11 ans ·
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    hvm

    • Merci à vous d'avoir été touché...

      · Il y a environ 11 ans ·
      Julie orig

      djoolee

  • c'est très bien tourné et s'il ne l'avait pas vraiment exprimé il l'avait pensé tellement fort
    le Serge.Alors c'est bien d'en avoir réalisé une chronique savoureuse

    · Il y a plus de 12 ans ·
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    Nestor Barth

    • Cher Nestor, je suis épatée par les beaux compliments que je reçois sur ce texte et vous remercie pour les votres, bien que répondant très longtemps après!

      · Il y a environ 11 ans ·
      Julie orig

      djoolee

  • Superbe hommage !

    · Il y a plus de 12 ans ·
    B3

    janteloven-stephane-joye

    • touchée, merci! et pardon pour le délai infiniment long de réponse, il y avait belle lurette que je ne m'étais point promenée par ici...

      · Il y a environ 11 ans ·
      Julie orig

      djoolee

  • Que c'est bien écrit. C'est l'âme de Boris et de Serge qui s'évapore de votre encrier. C'est magnifique ! Aujourd'hui, j'ai découvert un auteur et une plume puissante et fluide. Quel style !
    Et merci à toi Franck, car tout est parti de ton partage...

    · Il y a plus de 12 ans ·
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    patrick-montoulieu

    • oh! cela faisait bien longtemps que je n'étais pas passée par ici, et voir vos mots posés là me caresse le coeur. Merci :)

      · Il y a environ 11 ans ·
      Julie orig

      djoolee

  • Merci beaucoup, votre peau-aime parigot est tout aussi beau!

    · Il y a presque 13 ans ·
    Julie orig

    djoolee

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