Je l'ai vraiment beaucoup aimée.

austylonoir

On descendait le Nevada en autocar entre Carlin et Battle Mountain et derrière les fenêtres, ça défilait du sable et quelques plantes fleuries avec la parcimonie des déserts. Au loin là-bas, courait la ligne ferroviaire où passaient les trains en cargaisons de marchandises et en poignées d'hommes, le dos calé entre deux conteneurs, à se bercer le voyage au chant des perdus graves et des rêveurs sans le sou, des reflux d'hommes, de ville en ville.


_ J'ai...


Il hésitait, se passait la main sur le menton.


_ J'ai tout raté, absolument tout.


Il avait pris le visage de la nostalgie, la gueule grise des matins pluvieux et des vitres embuées. Il parlait soudain une langue abstraite, où il était question d'amour sans famille, de jeunesse perdue à l'expérience des choses, et finalement, malgré le vieil âge et les rides sur les mains, il disait que rien n'avait été fait et que pire encore, rien n'avait été compris. Hier encore, j'avais presque ton âge. Et à travers ses mots, je me demandais ce qu'il voulait de moi. Parce qu'ici c'était la même galère, je pataugeais dans la trentaine, je n'avançais plus, je croyais avoir cerné la vie mais je savais que je me trompais. Des fois quand je ne savais plus quoi faire, je me tapais des matches des années 90' et je regardais Batistuta mener le contre, sous la verve folle d'un commentateur florentin. Même que les frites, je ne les retournais plus dans le four après dix minutes comme c'était indiqué sur le paquet. Mais au fond, je lui ai dit, la question c'est juste de savoir si la vie vaut la peine d'être vécue, n'est-ce pas?


Il a regardé les montagnes, prêtes à engloutir le soleil, derrière leurs crêtes irrégulières.


C'était à mon tour de l'attraper par son intérieur et de le secouer comme un tapis rempli de poussière. J'ai vu son âme chanceler et de la sueur perler à son front. Oui, toute la question était là, simplement, il avait peur de se la formuler et par conséquent de devoir y répondre. Parce qu'alors, il lui faudrait agir.


Il a balbutié des choses : les femmes, le soleil sur la plage, la naissance du premier enfant, tous ces plaisirs simples et quotidiens qui font la vie meilleure, les soirs d'étés dans les villes portuaires, et pour finir, il a parlé de se faire utile là où le besoin était.


_ Y aurait-il autre chose? Il a demandé.


Et alors qu'on entrait une ville à la nuit tombée, haute de ses grattes-ciels et étroite dans l'immensité désertique, ça scintillait au plus haut de son firmament atteint, quelques néons de banques et de compagnies d'assurance ; aux toits du monde, les hauts desseins de l'humanité rase.


Le bus nous a déposé en face d'un cinéma où se pressaient des individus en foules, heureux de partager en société leur tranche de solitude. Ils avaient l'arrogance feinte de la jeunesse et les filles montraient une attitude confiante dans leur vêtement court, serré au corps. Mais ce n'en était que l'allure. Dans les regards qu'elles se volaient parfois au reflet d'une vitre, je leur voyais défiler dans l'oeil, mille et une pages de magazines, de femmes dont elles se rêvaient le corps chaque fois qu'elles se tenaient devant un miroir, les pensées occupées à vouloir taire ces courbes récusées, avant que l'été ne viennent encore les découvrir. Ça m'a collé un petit coup de blues, parce que je pensais à ces instants de solitude où ça les prenaient à la gorge, sans qu'elles n'osent trop en parler. Et aussi mièvre que ça sonnait à l'oreille, je savais que tout ce qu'elles rêvaient d'entendre, c'était un t'es belle comme t'es qui les ferait chialer dans leurs doutes de filles modernes.


Je me suis assis dans un café avec le vieux, puis on a causé du banal et du transcendant. Je lui ai dit qu'il était pareil au navigateur qui a écumé la mer, s'est remué dans ses grandes vagues aux nuits de forte tempête, et se croyant dans la conquête d'une terre inhabitée, et n'ayant trouvé qu'un peuple sûr aux certitudes bien établies, a fini par nier tout le voyage. Je ne savais pas s'il m'avait compris, mais il a hoché la tête et il a dit qu'il avait quitté ces chemins-là depuis trop longtemps. Je lui ai dit que son malheur était tout là, il a cédé à moitié, c'est p'tet bien vrai. Ensuite il a évoqué un tas de regrets, qui pour lui, était la cause de cette soif inassouvie qu'était la fin de son existence.


_ Quand j'étais jeune j'étais rempli d'idéaux, mais très vite je me suis ramassé avec la réalité de la vie, son absurdité, la traîtrise des hommes et l'horreur des quotidiens faciles. Parfois, je me lève la nuit avec la sueur des cauchemars où je me vois sauter le Golden Bridge au ralenti, et le temps de la chute, je te l'avoue, j'ai peur.


_ Pourquoi...?


Il a balayé du regard le comptoir du café, les yeux soudain ouverts par l'émotion et la voix descendue au degré du secret, et il a dit : écoute, et je l'ai écouté de l'oreille la plus attentive, il m'arrive parfois de douter, par cycles, ça vient, ça part. J'ai l'impression d'aller à contre-courant de moi-même, de me détruire pour affirmer mes convictions, qui pour être honnête, ne sont que mes doutes. Et je ne dis pas ça par humilité, je te rapporte les faits brutes et moches comme ils sont.


Ensuite on a marché et il allumé une clope. Il a voulu m'en tendre une, mais au milieu du geste, il s'est arrêté, j'imagine que tu ne fumes pas. Je lui ai dit que non, et il a répondu qu'il s'en doutait bien. Toi t'es un de ces garçons biens qui séduisent les filles par leur timidité et leur petit côté propre. J'ai beaucoup ri, et je lui ai dit qu'il se trompait sur moi. Qu'on ne me lisait pas du premier regard.


_ T'as une femme dans ta vie?


_ Pas pour le moment.


Il a pris deux, trois bouffées de nicotine. Tu devrais.


_ Fais pas comme moi, pour moi c'est trop tard. J'aurais aimé qu'à ton âge quelqu'un vienne me conseiller sur ces choses-là. Tu sais parfois, on veut courir dans d'autres directions que les foules, on se dit qu'il y a des plaisirs plus grands que les plaisirs des gens simples comme celui assez commun d'établir une famille, mais l'expérience, ou appelle ça comme tu veux, ne cesse de nous ramener à des constats lucides et amers, et on finit par mesurer à quel point on s'est trompé.


Je devinais où il voulait en venir. Il appartenait à la catégorie des hommes, qui à la quarantaine passée, sentaient le poids de la solitude les écraser soudainement, et n'ayant ni famille pour qui œuvrer, ni cause pour laquelle se battre, ni plaisir obtenu dans leurs vaines amitiés, finissaient par se construire les femmes comme un mirage, et si seulement ils s'osaient à dire les paroles leur pesant sur le cœur, on entendrait alors toute l'amertume accumulée à n'avoir pas su approcher ces filles, quand le temps encore pouvait s'y prêter.


_ En fait, je lui ai dit, il y a bien une femme.


_ … vous êtes ensemble?


_ Non. On s'est séparés il y environ deux ans.


_ Et tu t'en es pas encore remis, c'est ça?


_ Non...pas encore.


_ Ça se voit, t'as les yeux qui brillent.


_ Je sais.


Je le savais. Ça me faisait toujours l'effet d'une fièvre qui petit à petit me montait dans le corps, et m'engourdissait un membre après l'autre, et je sentais sur mes joues, la chaleur des cendres, de ce qui était fini mais qui brûlait encore. J'ai continué, la voix chaude.


_ Je l'ai vraiment beaucoup aimée.


_ Ou peut-être que tu n'oses vraiment pas les mots? Tu l'aimes encore, mais tu as peur de l'exprimer de cette façon. T'as peur qu'en formulant l'émotion, tu prennes conscience de son degré en toi.


Je voulais lui dire d'arrêter, de me laisser tranquille. Il remuait des choses où j'étais vulnérable, faible et sur lesquels j'étais incapable de maîtrise. Quand je pensais à elle, son souvenir me venait avec une sorte de douceur humide, un peu comme l'apaisement obtenu après des larmes séchées. Ce n'était pas raisonnable. C'était une erreur.


_ Je ne cherche pas à revenir vers elle. Parfois il faut savoir laisser aller...


J'ai terminé ma phrase et j'ai laissé le vieux derrière, une expression étrange accrochée au visage, l'allure de quelqu'un sur qui la vie soudain a soufflé. Je lui ai souri en me retournant, mais déjà il courait sur ses talons, le pas pressé comme qu'un qui s'en va chercher quelque chose d'oubliée. C'était p'tet le bonheur, c'était p'tet un autre truc. Toutes les lumières de la ville étincelaient dans la nuit.


Et l'homme qui marchait, courait vers ce qu'il aime.

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