Je me livre

petisaintleu

En arrière-fond, je percevais vaguement le brouhaha d'un hall de gare. Des annonces venaient parfois couvrir ce mille-feuille de conversations. Il devait y avoir des larmes, des mots d'amour susurrés, des promesses de se revoir prochainement, des coups de gueule pour le cadeau oublié sur la table du salon, des rires. Des centaines de destinations, des milliers de destins qui feraient des héros, des salauds, des chanceux ou des désespérés. Un bestiaire pour alimenter des dizaines de sagas, des chroniques d'un récit digital et dénaturé sous le 2.0.

Pour ma part, j'étais déjà monté dans le train depuis deux chapitres, en direction d'Irkoutsk. Poursuivi par les agents du Tsar, après que j'eus deviné que Raspoutine était un membre de la secte des Khlysts et qu'il avait converti Alexandra Feodorovna aux radeniya, des rituels orgiaques qui ont pour objectif de soigner la débauche par la débauche.

Il est étrange que mes lectures collent à ce point à mon sort. C'est que j'en ai vécu des existences parallèles entre les lignes ! J'ai tourné la page pour échapper à une réalité que j'estimais sans valeur. Dès que je sus lire, faisant ma tête de cochon, un loup me guetta au coin du bois. Jamais, je ne fus seul, escorté d'un club des cinq, de sept compagnons ou de pieds nickelés pour coincer la bulle entre deux cases. Je mûris, accompagné de liaisons dangereuses que ma maman n'eut guère appréciées si elle avait démasqué le pot aux roses. Pour ne pas laisser paraître mon trouble lors de mon entrevue avec Justine, je racontai des histoires. Je prétextai partir cinq semaines en ballon ou vingt mille lieues sous les mers.

Adulte, je pris la route. Je remontai le fil de mes épopées, allant à la source de l'inspiration, spectateur in vivo. Au Congo, je frissonnai au cœur des ténèbres, Charles Marlow à mes côtés. Je fis un crochet pour un voyage au bout de la nuit. Je ne vis rien des fjords norvégiens lors de la croisière pour célébrer mes vingt-cinq ans de mariage. Je fus dévoré par l'appel de la forêt et je rencontrai les derniers rois de Thulé. Mais il n'était pas toujours nécessaire de franchir des océans ou des montagnes aux neiges éternelles pour me dépayser. En vacances dans le Bourbonnais, je connus la vie d'un simple. En villégiature en Dordogne, au détour d'un chemin creux à Fanlac, je croisai un craquant petit bonhomme prénommé Jacques, le nez plongé dans un ouvrage d'un orphelin qui fit pleurer dans les chaumières.

Même au quotidien, la banalité devint aventureuse. Quand je me baladais dans Paris, j'aimais me promener sur les grands boulevards. Les passages me conduisirent sur les traces des dandys, ces arrivistes, ces Rastignac, ces de Marsay. Là, je n'eus pas besoin de m'immerger dans Balzac pour retrouver cette suffisance, cette même artificialité, cet identique dédain transposé dans d'autres quartiers branchés. Dans les grands magasins, je me régalai du bonheur des dames, dans l'attente que madame se décida entre le rose bonbon et le fuchsia. Au bureau, je découvris l'extension du domaine de la lutte.

Après des mois de doute, les médecins se firent rassurants. Ils informèrent ma famille que les fonctions vitales étaient stabilisées et que je ne souffrais pas. Les lésions étaient profondes, mais je gardais la conscience de mon environnement. Un matin, ma mère rameuta tout le service. Elle passait beaucoup de temps à me parler, comme on le lui avait conseillé. Il était possible qu'à force de stimulation, avec une probabilité de 15 % selon le neurologue, je me réveillasse de mon long sommeil. Elle m'avertit que le roman que j'avais déposé avait été accepté par un des plus grands éditeurs. Je sourcillai et adoptai un sourire béat qui ne me quitta plus.

Heureux, je m'enfonçai dans les abysses de mes souvenirs littéraires.

Signaler ce texte