Je ne sais pas m'arrêter

Michel Chansiaux

Un homme simple

Je ne sais pas m’arrêter

LES PRÉPARATIFS

Il enlève ses fidèles « Le Chameau » comme tous les soirs… Simplement là, il les passe bien sous le robinet… comme tous les vendredis. Et il les bourre de papier journal avant de les rouler dans un sac plastique. Faut pas qu’elles sentent pendant trois semaines. Elle a horreur des odeurs de travail, Mado, la patronne… Il c’est moi, Léonard, l’ouvrier agricole. On m’a toujours appelé il et on m’a toujours engueulé à tout bout de champ. « Il est fou, il se calme » on me le rabâche tous les jours. Mado, elle crie pour un oui pour un non… Mais quand elle hurle après « ces cochonneries d’hommes qui puent », bingo, on ramasse grave à coup sûr… On, c’est moi et mon patron, Claudie. Je travaillais déjà avec son père quand il est né. Autant dire que c’est mon gamin le Claudie. Je suis fier de lui. ! Jamais en rogne contre moi sauf quand j’énerve sa Mado car c’est lui qui écope pour le reste de la journée et qui morfle pour la nuit… La gueule de travers puis le cul tourné. Sans compter avec ses lamentations pour qu’il me sacque.

« Sale à ne pas prendre avec des pincettes » « Plein le dos de le récurer ». « Tu vas le garder encore longtemps, ce bon à rien ? » « T’es pas foutu de prendre une décision, « C’est aussi mon fric, merde ». Si elle croit que je ne l’ai jamais entendue, la salope, elle se trompe… Alors ce soir, je fais gaffe à mes bottes en crêpe… Rien dessus, ni en dessous.

J’ai gratté la semelle avec mon couteau. En douce. Car c’est avec lui que je mange. Alors imaginez la scène si elle me chope… « Il sera donc toujours aussi répugnant » qu’elle va brailler partout même en allant au pain ou à la messe. La boulangère lui dira « Tu sais bien qu’il ne peut pas s’arrêter de faire comme on faisait dans le temps ». « Mais tu ne vas pas le licencier, qu’est-ce qu’il deviendrait ? » lui sermonnera le curé. « Ça ne fait pas peur, rien à foutre de lui » qu’elle leur répondra. Ils diront « Mais oui, mais oui ». Ils savent que le Claudie, là, il lui foutrait une sacrée dérouillée.

Mado, elle a aussi ses bons côtés… Je ne pourrais plus vivre sans. Elle me lave mon linge et le repasse… De temps en temps, elle vient chez moi pour « Nettoyer le gourbi » comme elle dit en enfilant ses gants de caoutchouc et en me faisant les gros yeux… Elle est venue hier. J’ai des slips, des maillots, des chemises et des bleus qui sentent bon le propre pour trois semaines. Elle a mis des fleurs dans le vase sur la table… Les mêmes que chez eux. Claudie est passé en douce. Dans une cachette qu’elle ne connaît pas, il a glissé du chocolat et un chouette billet… Tout à l’heure, il m’a demandé « T’as trouvé ? » « Sûr que oui ». « T’es pas obligé de tout bouffer d’un coup ». On me le disait déjà du temps du père… J’avais une semaine. Trois c’est long. Ce soir je suis en congés.

LES VACANCES

Demain, samedi, je pars avec Maurice… Il vient avec son auto. On s’est connus soldats au Maroc. Depuis, c’est comme mon frère… À l’usine, il conduit un lève-palette. Cariste, qu’il paraît. Moi, je ne vois pas le rapport avec les cars. Mais il a dit « Laisse tomber » D’accord, et d’ailleurs je comprends de moins en moins les choses… Mais demain on sera comme deux larrons en foire. Il sait où il faut aller. Les bons coins, il les connaît… On fait équipe depuis que l’on a été spahis. C’est lui la tête, moi les bras. S’il y en a qui nous cherchent, ils me trouvent… « Il est fort comme un cheval et agile comme un singe, le Léonard ». Tout le monde vous le dira. « Et con comme une bourrique », ils vous le diront aussi. Le problème, c’est m’arrêter… Maurice, il y arrive. Il menace. « Si tu continues, tu te débrouilles tout seul ». Claudie aussi. Il suffit qu’il dise « Bon Dieu, si notre père te voyait dans cet état-là ! »

Même les gendarmes, j’ose les cogner. Eux aussi, les vaches avec leur gourdin à deux poignées… « On t’a à l’œil » m’ont déclaré. « Un Léonard prévenu en vaut deux » leur ai répondu. D’ailleurs demain, si on les voit, ils vont encore nous faire garer et nous chicaner. Ils n’aiment pas qu’on soit en repos… Le brigadier nous a avertis l’an dernier : « Les vacances, c’est pas fait pour des abrutis de votre espèce ». « Mais nous, on n’a rien demandé » j’ai répondu.

« Manquerait plus que vous ayez des idées, des cons, il y en a déjà assez à Paris pour voter des lois sociales ». « Ne suis pas plus con que… » je voulais lui répondre, vexé. Maurice m’a coupé juste à temps… « Laisse tomber… ». Le problème, c’est qu’on boit et que je ne sais pas m’arrêter.

J’ai toujours bu, même môme… Fallait tenir le coup en maison de rééducation… On picolait l’Eau-de-Cologne… Mais j’étais costaud et je me défendais. Ils ne m’ont pas touché très longtemps. Je devenais fou… C’est depuis ces vieilles histoires que j’ai du mal à arrêter mes colères. Quand je vois rouge, c’est comme si j’étais revenu à la Colonie Agricole… Y a que la mère de Claudie qui avait compris. La dernière fois que j’ai pleuré, c’était à sa mort… Un jour, guère après mon embauche, je m’étais énervé au bistrot et à la gendarmerie. Les patrons m’ont sorti de là… À la maison, le mari a prévenu « C’est la première et la dernière fois que je t’arrange le coup, la prochaine fois tu restes en cabane et je te vire ». Je baissais la tête. On entendait que du silence. Y avait sur table une plaque de chocolat entamée, juste sous mon nez. « Prends-en un bout idiot, c’est fini. », Qu’il dit d’un coup. Il était comme ça le père, dur mais avec du bon cœur… « Va savoir par où il est passé quand il était gosse », elle lui a fait remarquer. Elle a ajouté « Garde la tablette petiot, t’en suceras un cran tous les soirs en te couchant, pour te calmer ». Je suis sorti, j’ai tout mangé, j’ai

vomi, j’étais heureux…

Maurice, c’est sûr, demain, il va dire « Vas-y piano, le goinfre, faudrait pas que tu finisses comme l’été dernier ". Le mardi soir, j’avais presque plus de sous. J’ai fait noter… Le mercredi ils ont appelé Mado. Elle a payé avec mes chèques du Crédit Agricole. Je les ai signés… Elle était folle de rage… « Un mois de paie envolé en cinq jours, en alcool, en Loto et en putains ! » qu’elle répétait en s’essuyant le front… Je l’ai fait exprès. Je bouffe tout comme un ogre… Je m’emmerde en vacances… Maurice, il ne s’en vante pas, mais le mardi, il rentre. Il est marié. Faut pas qu’il fasse trop longtemps la java. Deux ou trois jours, pas plus !!! Je me retrouve vite tout seul et sur la paille. Alors, je vais bosser… Claudie, il rechigne à cause des assurances. « Normalement, tu n’as rien à faire ici, tu es censé être en repos, si tu te blesses ou qu’on nous dénonce, c’est moi qui trinque » Cette année, il va gueuler, c’est sûr !

SUR LA ROUTE DU RETOUR

C’est ma dernière connerie… Je vous ai menti. On n’est pas vendredi des vacances. C’est du passé. On est le vendredi d’après… J’ai tenu le coup une semaine. J’ai remis mes Chameau. Je suis au boulot… Six heures du matin, il dort encore le Claudie. L’an dernier, quand j’étais revenu le mercredi midi avec Mado, il m’avait obligé à trimer comme du temps du père, à la main… Jugez le rendement ! Mado

Elle criait. « Avec son salaire et ses charges, autant rester couchés, il me coûte plus qu’il rapporte ton commis, et même avec sa pioche, il est capable de s 'estropier et de nous créer des emmerdes » Aujourd’hui, j’ai voulu bien faire et pas leur coûter d’argent. Et ne pas reprendre un manche juste pour m’occuper. J’ai voulu être utile. Ils sont beaux ces nouveaux tracteurs. Mais ils ont changé. Ils ont des manettes que je n’ai pas pu me rappeler… Va donc t’arrêter quand tu n’as rien dans le ciboulot… Je n’ai pas osé dire à Claudie que je n’avais rien compris. J’essayais de m' y retrouver quand j’ai vu le fossé, trop tard. Et le tracteur s’est renversé sur moi… Mado, elle va dire « Il nous aura saignés jusqu’au bout ton incapable, quand on sait combien j’ai payé cet engin, pourquoi tu t’es mis en tête de lui confier ? ». Claudie dira « Notre gamin est encore trop jeune pour m’aider ». Le fils de Claudie il faudra qu’il apprenne à bien les conduire. Quand il prendra la relève, faudra qu’il arrive à s’arrêter. Mais peut-être, il ne se tuera pas à la terre et il lui fera un bras d’honneur à la Mado. « Je n’en ai rien à foutre tes tracteurs et de tes champs » qu’il lui a déjà dit l’autre jour. Il veut devenir écrivain. Il a raison c’est mieux les livres que la culture. Mon histoire, il la racontera… Authentique, comme je vous cause là. Avec ses mots à lui… « Il sait bien que ce qu’il dit coule dans le vide. Et il voit bien qu’il saigne comme un bœuf et qu’il ne sait pas s’arrêter. » Voilà ce qu’il écrira de moi. Allez j’arrête là.

  • Tout un film d'époque en milieu paysan dur parfois tendre. .
    Faut que je relise. .très bien écrit

    · Il y a presque 10 ans ·
    Default user

    Joelle Teillet

  • L'écriture est précieuse, elle redonne vie aux gens de peu qui ont vécu et sont morts sans bruit dans le tumulte du monde, comme dans une bulle invisible. J'aime ce texte, je me doutais de son authenticité.

    · Il y a presque 11 ans ·
    Img 3217

    Sylvette Heurtel

    • c'est en effet authentique pas hôte en toc. Merci pour eux (plusieurs de ma connaissance entrent dans celui pris comme squelette)

      · Il y a presque 11 ans ·
      Apphotologo

      Michel Chansiaux

  • Merci pour lui, il a existé, il est mort, seul Claudie (un cousin) fleurit encore sa tombe. Il ne sait même pas d'où il venait. C'est un de mes textes préféré mais il ne rencontre pas beaucoup de succès. C'est aussi un hommage à "Des souris et des hommes" de John Steinbeck, livre qui a changé ma vie alors que j'avais quinze ans..

    · Il y a environ 11 ans ·
    Apphotologo

    Michel Chansiaux

  • Toute une ambiance très bien rendue ! Un personnage attachant...

    · Il y a environ 11 ans ·
    Img 4223 ld2

    Anne S. Giddey

Signaler ce texte