Juste un loto

clairafalda

En cette nouvelle ère glacière, sur la station Bokonos, les activités et sorties manquaient terriblement. Aussi, cette après-midi à la salle des jeux commençait sous le signe de l’impatience et de l’espoir. Bien que dehors la neige tombait encore à gros flocons, les esprits s’échauffaient à l’intérieur  de ce bloc commun. Les corps se collaient les uns aux autres sur des rangées et des rangées de tables en métal. Certains jouaient encore des coudes à l’entrée pour obtenir les derniers cartons, le sésame pour gagner le gros lot du loto.

On venait de toutes les colonies pour cet événement, le premier loto de l’année. Dans ce chaos de murmures s’élevaient même des voix étrangères.

Matilda attendait patiemment dans son coin que le jeu ne commence. Habituée des lotos, elle tenait dans sa main droite son grigri, un carton de l’ancien temps, en vrai papier celui-là. A une certaine époque, on se servait de ces feuilles cartonnées avec des cases, où l’on déposait tantôt des grains de mais, des petits cailloux, des pièces ou des jetons magnétiques.

A présent, les cartons qui n’en n’avaient gardé le nom se présentaient sous forme de tablettes numériques directement reliées par ondes à l’ordinateur central du bloc.

Un bruit de branchement de micro, suivit d’un grésillement retentirent dans la salle, ce défaut de netteté des microphones n’avait toujours pas été réglée malgré les avancements en la matière. Les oreilles des joueurs furent de nouveau égratignées. Cependant, comme à chaque fois, le silence en fut immédiat.

_ Mesdames et Messieurs. Merci d’être là en nombre pour ce premier loto de l’année 2044. Je ne serais pas plus long, je sais que vous attendez tous avec impatience le début du jeu. Bonne chance à tous, parmi vous se trouve déjà le gagnant du gros lot !

Matilda sentait son cœur battre fort, si fort qu’il massait toute sa surface de cellulite. Elle suait de tout son corps, par tous les pores et prenait quasiment deux places à elle-seule. Bien sur, elle savait que certains regards ne trompaient pas autour d’elle. On se moquait toujours de sa corpulence d’obese, mais elle en avait prit l’habitude avec les années. A bientôt 42 ans, elle avait fait le deuil d’un esthétique gracieuse plutôt que graisseuse. C’est sûr, elle détonait avec les canons de beauté androgynes depuis l’invasion des androïdes. Tout n’était qu’affaire de mode. Sa mère lui avait parlé de cette tendance déjà présente dans les années 1970-80. « Une question de cycles » lui rabâchait sa mère, enfant. « A quand la mode des grosses comme elle alors ? » Se posait souvent la question Matilda dans ses pertes de confiances en soi.

_ Nous commençons. 28… 32… 1…6…

Les doigts boudinés de Matilda tapotaient les cases du carton avec application. Elles les connaissaient par cœur.

Mélanie et Isidore de l’autre côté de la table, face à Matilda chahutaient encore, tout en essayant de suivre le rythme soutenu du décompte. Premier loto pour ce jeune couple d’à peine la vingtaine. Les lotos demeuraient un jeu comme les autres pour eux sans réel enjeu tel le Buspilote, le Lazer shop, quoi que teinté d’une image veillotte, démodée sans virtualité, masques ou casques. Leur intrusion dans cette activité, ils ne la devaient qu’à la mère de Mélanie qui les  surveillaient du coin de l’œil de temps en temps, trois tables plus loin. «  Plus nous serons nombreux à jouer et plus nous aurons des chances de gagner le gros lot » avait-elle argumenté pour trainer les quinze membres de sa famille dans ce jeu. L’idée n’allait peut-être pas se révéler si mauvaise.

_ 13… 19 ! Ah ! S’interrompt le présentateur alerté par l’ordinateur central.

_ Quine !!

_ Quine à la tablette 238, Monsieur Lopez, confirma le présentateur.

_ Ah ! Je vous l’avais dit, glissa Marie Lopez à sa tablée en se frottant les mains.

_ Vous remportez un kit organiseur technique avec recherche panne et autoréparation de toutes vos installations de blocs. Félicitation !

Les parties s’enchainèrent encore à toute vitesse. Mélanie et Isidore ne cessaient de se moquer de leur voisine de table qu’ils surnommaient « la baleine ». « Faudrait elle aussi la mettre dans un musée » rajouta Isidore entre deux secousses de rires.

Sans fléchir, Matilda pointait ses yeux bleus vers les chiffres. Elle se concentrait, espérant qu’elle attirerait leur sortie. Le meilleur restait à venir, le carton plein, celui que tout le monde convoitait et Matilda y croyait dur comme fer, elle l’aurait.

_ Mesdames et messieurs, nous arrivons à la dernière partie et le carton plein tant attendu. Veillez régler vos tablettes sur le mode 2.

Marie, Mélanie, Isidore et Matilda comme toute la salle, enclenchèrent fébrilement ce petit bouton situé sur la tranche droite de leur tablette.

_ C’est parti ! …le 3…12…

La tension demeurait à son comble pendant le décompte magique. Même Isidore et Mélanie se prenaient au jeu, les yeux rivés sur leurs tablettes, leurs lèvres serrées répétant en murmures les chiffres annoncés.

Matilda peinait à trouver son souffle, haletant comme elle le ferait lors d’une course à pied. Le Loto devenait son sport, sa passion, sa vie. Elle participait sans relâche à tous ceux du Bloc Commun. Inconsciemment, ces jeux demeuraient sa seule occasion de côtoyer du monde. Si elle perdait tout son salaire de cyberscrétaire, rien ne pouvait remplacer ces parties qui lui offraient une promiscuité possible avec d’autres humains. Matilda ne possédait aucune famille et résidait, solitaire, dans son bloc.

Pour Isidore et Mélanie, la situation s’avérait opposée. Pour l’instant leur famille nombreuse ne possédait qu’un bloc pour tous. Bientôt, ce couple fonderait leur propre colonie mais pour l’heure ils devaient s’en satisfaire, sous l’autorité matriarcale.

_ 27…4…2…

_ Quine !

_ Quine !

Dans la stupeur générale, plusieurs voix s’élevèrent en même temps pour crier victoire rompant un silence religieux.

Dans la salle, des chuchotements et des soupirs marquèrent la déception de tous. Les ordinateurs de toute façon ne pouvaient se tromper. Il fallait déclarer la partie gagnée. Deux gagnants allaient devoir être départagés. Le présentateur paraissait confus, gesticulant pour appeler le service technique en aide, un ex aequo, seul lui le savait, demeurait quasiment impossible.

Marie tournait la tête dans tous les sens telle une girouette désarticulée pour superviser l’ensemble de sa tribu. Puis, elle sauta sur sa chaise dans un grand cri de joie. Isidore et Mélanie se tenaient debout, les mains levées, fous de joie et hilares.

S’ils riaient s’était parce s’offrait en face d’eux un spectacle comique. Matilda, en quasi crise de nerf et crise cardiaque réunies, se ventilait avec son grigri, un vieux bout de papier, le carton. Elle aussi venait de crier « Quine ! ». Ses jambes tremblaient en troublant tout le haut de son corps gras.

En coulisses, le service technique ne comprenait plus rien à cet ordinateur central qui nommait deux gagnants. Il devait forcément y avoir une erreur. Après une analyse informatique, il ne restait qu’à viser manuellement chacune des tablettes, à l’ancienne.

Un brouhaha s’installa progressivement dans la salle. Tout le monde voulait connaitre le gagnat, dans une incompréhension générale. Certains dénonçaient déjà une tricherie affichée par ce résultat, d’autres restaient suspendus aux lèvres du présentateur.

La réponse ne tarda pas à arriver. Les organisateurs commençaient à craindre une révolte des joueurs et qu’on ne leur demande d’annuler la partie.

_ Mesdames et messieurs ; un peu de silence s’il vous plait Nous demandons aux propriétaires des tablettes 625 et 420 de nous rejoindre sur la scène.

Mélanie et Isidore s’avancèrent rapidement alors que Matilda se mouvait laborieusement parmi les tables. Essoufflée, à la porte de l’évanouissement, cette dernière progressait petits pas par petits pas, déplaçant sa centaine de kilos. Une fois tout le monde sur scène, un des techniciens arracha des mains de Matilda sa tablette. Un autre, demanda gentiment à Mélanie de lui tendre le sien. Le présentateur, en aparté, expliqua le problème, seul l’un d’entre eux serait le vainqueur.

Il n’y eu pas à attendre longtemps pour connaitre le résultat. Le défaut venait d’une des tablettes, enfin, plutôt de son propriétaire, qui n’avait pas enclenché le mode 2, convenant au carton plein. L’erreur s’avérait humaine ! Quelle incroyable histoire ! Dans cet environnement informatisé, mécanisé on en avait oublié que c’était possible. A cette annonce, Matilda sauta de joie du mieux qu’elle pouvait le faire. Elle avait tant rêvé de revoir la Terre. Eux, ces jeunots, n’y avait même jamais mis les pieds. Elle, gagnait légitimement ce voyage de quinze jours en navette classe supérieure avec suspension de cinq jours dans le ciel de la Planète bleue. Elle jouait avec tant d’application années après années. Des larmes coulèrent le long de son visage rond boursouflé. Des souvenirs de son enfance heureuse en France, un pays naguère sur Terre lui revinrent. Elle y avait fait ses premiers pas, sur les plages de sables de la Côte d’azur. Elle se remémorait les odeurs des champs de l’arrière pays, le bon raisin chapardé à même les vignes…

_ Mesdames et messieurs, nous pouvons maintenant vous annoncer les résultats de ce carton plein, le premier de la saison. Madame Lopez, félicitation, vous avez gagné le gros lot !

Et les larmes de joies de Matilda se transformèrent en pleurs pendant que toute la tribu Lopez se levait dans la salle en une ola mémorable.

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