La boucle

- Il disait qu'il m'aimait.
- Vous l'avez cru ?
- Qui ne croirait pas ces choses-là ?
Après un court silence, elle ajoute :
- Elles sont si agréables à entendre.
- A condition d'être vraies, répond-t-il du tac au tac.
Ses lèvres fines se pincent.
- Qu'attendiez-vous de lui ?
Il croise ses mains sur la table rainurée. Elle est assise bien droite sur sa chaise dure.
- Je n'avais rien à demander, Firmin. Il voulait tout me donner.
- C'est inspecteur. Y compris sa vie ?
Elle fronce ses longs yeux verts en amande. Il évite son expression accusatrice sous prétexte de consulter ses notes. Le procès est clôt et la sentence par pendaison sur le point d'être exécutée…Mais ils les compulsent. Ad nauseam.
- Vous connaissiez sa femme. Etiez-vous amies ?
Que cherche-t-il ? A la blesser ? L'atteindre, en tous cas. Puisque tout contact physique est proscrit.
- Il aurait fallu ?
Il relève la tête, interpelé par cette ironie qui l'a séduit dès la première seconde. Il l'observe. Ses yeux verts iridescents l'attendent. Patients.
- Etiez-vous jalouse ?
Elle esquisse une moue triste. Oui...Elle-aussi, elle a bu le poison à la coupe.
Il ne peut s'arracher à la contemplation de sa peau blanche qui tranche sur l'obscurité. Sa grande beauté parvient à faire oublier les traces de fatigue du procès. Elle est lumineuse. Telle une luciole prise au piège. Son piège.
- Avez-vous œuvré à leur rupture ?
- Ils ont réalisé leurs divergences.
- Et une fois la place opportunément libérée, vous vous y êtes glissée.
Sa voix est sous contrôle pourtant son esprit s'effrite. Il fixe un graffiti dans le bois. Que fait-il ? Ils ne disposent que de quelques minutes !…
- J'ai rencontré quelqu'un d'autre. Juste après, murmure-t-elle.
A travers la table, leurs regards se trouvent. Comme autrefois.
Il pâlit et met ses tremblements sur le compte de cette geôle glaciale.
- Une personne que vous avez trompée.
- Une personne que j'aimais autant.
- On ne peut aimer deux hommes à la fois. Et certainement pas deux hommes si différents !
- Tu veux dire l'un du côté de la loi et l'autre pas ?
Le tutoiement lui assène un coup de poing au ventre. Monolithique, il l'affronte avec une inflexibilité douloureuse.
- A-t-il été surpris de te voir entrer le revolver à la main, Firmin ?
Elle écarte toute colère. Pour le peu qui lui reste, elle préfère se nourrir de ses traits encore juvéniles.
- Non. Il s'y attendait. Tôt ou tard, lui-même aurait pris cette décision. Puisque nous aimions la même femme.
Elle sourit. Un peu.
Il se barricade aussitôt, refuse toute atteinte.
- Mais elle, lequel aimait-elle ?
- Je vous aimais tous les deux.
- Tu mens.
- Firmin…Il me suffisait d'attirer l'attention sur les incohérences de ton emploi du temps pour t'incriminer.
Il fronce les sourcils. Le doute revient. Insidieux.
- Je pense surtout que tu étais trop anéantie par sa mort pour réagir !
- Non. Mon silence n'avait qu'un seul but. Te protéger.
Agité, il jette un coup d'œil anxieux à la porte close.
- Tu mens. Tu te vengeais de moi !
Elle le dévisage, troublée par cette accusation paranoïaque.
- Je me vengeais en t'épargnant ?
Il refuse d'admettre son irrationalité. Ce serait admettre…
- En m'exemptant de justice, tu me transformais en lui ! Tu faisais de moi son ombre projetée, sa pâle copie de criminel impuni !
Elle le considère, silencieuse. Le jeune homme plein de vie rencontré à cette terrasse de café n'est plus. Il a été broyé par la gueule vorace de la jalousie. Alors pourquoi insiste-t-elle ?...
- C'est l'heure inspecteur ! crie-t-on à travers la porte.
Un sursaut de panique la traverse. Elle avait presque oublié…Elle se reprend et plaque un sourire exsangue sur ses lèvres.
Les épaules voûtées, il demeure impassible. Son regard est éteint. Ses sensations sont éteintes. Son corps n'est plus qu'un sac vide à traîner.
- Que vas-tu faire demain, Firmin ?
- Me lever en sachant que tu ne respires plus sur cette terre.
- En éprouveras-tu au moins du soulagement ?
- Je te le dirai demain.
Il reste seul.
Le fantôme s'est effacé. Encore.