La curieuse
divina-bonitas
La curieuse s'est exercée très tôt à sa passion. Il faut dire qu'il y a un âge où personne ne s'aperçoit qu'une fillette haute comme trois pommes a les yeux et les oreilles à hauteur des entrées de serrure, la taille adéquate pour se planquer dans les placards et l'ombre des portes. Elle a pris l'habitude de tout observer en silence: les amants de sa mère, les scènes de ménage de ses parents, les araignées au plafond, les rais de lumière traversant le linge séchant au-dessus de la table en formica rouge à liseré noir de la minuscule cuisine. Elle note chaque détail: les jambes poilues des hommes couchés dans le lit de son père, les cheveux défaits de sa mère, les boucles des escarpins de chez Jourdan, les yeux rouges du père qui pleure en secret, les grains de panure du colin Findus, les imperfections du carrelage, les traces laissées par le chiffon sur les vitres, les plumes roses dont sont vêtues les amies de son grand-père. Elle observe et mémorise tout: les adresses des gens chez qui elle va, les dessins sur les boîtes de chocolat, la couronne sur la tête de la mariée, les défauts sur les marches des escaliers, l'implantation des cheveux du type qui flirte avec sa mère, les pores des oranges amères.
Elle connait tous les recoins de toutes les maisons où elle se rend, toutes les cachettes, les escaliers secrets, les portes dérobées, les celliers, la taille intérieure des armoires, le grincement de chaque porte et de chaque lame de parquet, la façon dont chacun marche et se meut. Ainsi, elle peut voir sans être vue, entendre et comprendre la vie des maisons et des gens sans se déplacer ni se faire remarquer. Pendant ce temps elle observe tout de façon minutieuse: les paillettes qui dansent dans l'air l'été, les robes accrochées dans les penderies, les vis qui tiennent les gonds des portes, le tain des miroirs, les roulettes sous les bidets, l'arrière du piano, l'organisation des fourmis. Elle peut rester des heures à contempler une bête microscopique trimballant une miette énorme sur son dos, avançant courageusement sur le parquet en chêne, tentant de ne pas tomber dans les rainures. Tout l'intéresse et la fascine, surtout ce que les autres ne voient pas, l'infiniment petit et ce qui n'est pas dit, les reflets et les transparences, la manière dont l'eau coule sur et entre les cailloux, dont l'herbe pousse, tous les mystères de la nature, celle du dehors et celle des hommes.
Aussi elle s'exerce à sentir, les parfums coûteux des femmes, les effluves de naphtaline ou de lavande émanant des draps et des manteaux d'hiver, les fragrances de rôti et de savon de Marseille, celle des gens, douces et sucrées quand ils sont gentils, acides et âcres dans le cas contraire et quand ils ont peur. Les gens sont tous des énigmes. Leurs odeurs constituent des renseignements précieux sur leurs humeurs, conditionnent la réponse à leur fournir, l'attitude à adopter.
Elle apprend aussi à se déplacer la nuit, quand il n'y a pas de lumière. Juste au toucher. La plupart du temps sans ouvrir les yeux. Elle a constaté qu'ouvrir les yeux la nuit ne servait à rien, nuisait presque à ses explorations. Elle aime se promener pieds nus, la plante des pieds et la paume des mains en guise d'unique boussole. La nuit, tout est calme, rien ne bouge sauf les feuillages des arbres, les araignées et les souris, l'air entre les meubles et autour des chevilles.
En grandissant, la curieuse se lance dans l'archéologie. Il faut de la finesse, de la dextérité et de l'intuition pour ne pas briser un os menu, passer à côté d'une dent perdue par un requin il y a plusieurs millions d'années. Elle aime surtout les grottes, les repères au centre de la terre, là où tout est calme en apparence, mais où tout est vivant et mobile en réalité. Elle seule sait qu'une source coule juste derrière la roche, qu'une surface qui semble plane ne l'est pas, qu'un lieu qui parait désert ne l'est jamais vraiment, que chaque parcelle de terre ou chaque goutte d'eau a un goût particulier. Chaque pierre est une découverte, une nouvelle source d'investigations, raconte une histoire, promet d'autres bonheurs.
En vieillissant, la curieuse se lance dans la généalogie. C'est fou ce qu'elle aime tirer sur le mince fil d'Ariane que constitue un acte de naissance ou de décès, un morceau de lettre dont l'encre est presque effacée, une page d'acte notarié, un nom en filigrane couvert de mousse sur une tombe.
On lui a toujours dit que la curiosité était un vilain défaut. Mais elle sait que savoir observer avec tous les pores de sa peau, les cinq sens en éveil, est une clef pour comprendre, un sésame ouvrant les portes les plus cadenassées, une arme pour combattre.
Un texte criant de vivacité et d'intelligence. Un beau récit ontologique.
· Il y a plus de 10 ans ·joubert
Merci infiniment pour ce commentaire très élogieux Monsieur Joubert. Moi j'aime particulièrement la photo qui vous représente. Elle est très singulière cette photo et pleine de tout un tas de choses qui attisent ma curiosité.
· Il y a plus de 10 ans ·divina-bonitas
Je serai ravi de satisfaire votre curiosité.
· Il y a plus de 10 ans ·joubert
Pourquoi pas expliquer ce côté Louis Jouvet?
· Il y a plus de 10 ans ·divina-bonitas
Vous n'êtes pas la première à me faire la remarque. Je reste tout de meme flatté de la comparaison. En effet j'ai une physionomie d'ancienne France. C'est surement à cause de mon mode d'existence. Il y a quelque chose de monastique chez moi.
· Il y a plus de 10 ans ·Mes amitiés les plus sincères jolie demoiselle.
joubert
C'est très beau.
· Il y a plus de 10 ans ·C'est la vie, c'est la curiosité de tout et du reste aussi.
Très beau portrait.
wen
Merci encore Wen de bien vouloir lire et commenter, et d'être toujours aussi élogieux à mon égard.
· Il y a plus de 10 ans ·divina-bonitas
Je suis une curieuse et heureux de l'être.
· Il y a plus de 10 ans ·yl5
Oui, c'est bien!
· Il y a plus de 10 ans ·divina-bonitas
Souvenir d'enfance , un petit retour de mon passé .Merci
· Il y a plus de 10 ans ·Danny Bourassa
Je suis heureuse que ce texte vous ai plu. Merci à vous d'être passé(e?) par là et d'avoir commenté.
· Il y a plus de 10 ans ·divina-bonitas
Les détails toujours faire attention aux détails..on me dit que je suis trop curieuse parfois..je ne le suis pas.j’observe, je vois je note dans un coin de ma tête et je fais attention à des petites choses où d’autres n'y apportent pas d’attention!!!
· Il y a plus de 10 ans ·tu l'auras compris:j'ai adoré ce portrait :)
Sweety
Merci Sweety! Vive les curieuses alors!
· Il y a plus de 10 ans ·divina-bonitas
bientôt la curieuse va explorer le cimetière, les yeux fermés, à six pieds sous terre... La fin de l'a curiosité s'arrête là mais... Il arrive que certaines se réveillent et quittent les caveaux pour chatouiller les pieds des amants endormis...
· Il y a plus de 10 ans ·Pawel Reklewski
Va savoir!
· Il y a plus de 10 ans ·divina-bonitas