La dérive des sentiments

franz

Carnet de bord de Sonia

14 juin 1971 - N.Y.

Nous voici à New-York. Premiers pas dans la gare du Grand Central Terminal. Déjà tout impressionnés. Stéphane aimerait planquer son sac à dos dans un casier. Pour humer l'air du coin, boire un verre, trouver où crécher. Avec ses trois mots d'anglais, il se lance "Douillou aive tchenge plise?" Les passants s'écartent avec des gueules d'enterrement. Il me lance: dis donc Sonia ils sont cons ces Nouillorkais! Impossible de changer son billet de cinq dollars en monnaie pour la consigne. Bizarre! il a les cheveux mi-longs, propre sur lui, pas un hippie comme ceux qui jouent de la guitare cent mètres plus bas. Formule équivoque, paraît-il, ah bon les gens pensent qu'il fait la manche. On entre dans le bistrot le plus proche et on pige le terme "café américain". La femme de couleur, aux seins énormes qui débordent de son uniforme orange, remplit nos tasses de lavasse dès qu'on a bu trois gorgées. D'une voix douce, elle appelle Stéphane "honey" plusieurs fois. Je lui dis que ça veut dire "miel", il est tout chose. T'as une touche mon vieux... elle a sûrement un fils de 22 berges comme toi.
Notre première nuit au YMCA à dix minutes à pied de la gare. Entre nous une gêne, intimidés de se trouver dans une chambre inconnue, manque d'intimité... Pour faire l'amour, moi je dois m'approprier les lieux...
Prix soi-disant bon marché, pour nous exorbitant. Comment tenir une année avec notre budget serré?
Coups de coeur pour Central Parc et le Guggenheim Museum.

21 juin 71- Ithaca - N.Y.
Le bus jusqu'à Ithaca, ville universitaire avec la célèbre Cornell University. Stéphane tient à faire un détour pour y revoir une ex-copine américaine, Barbara qu'il a connue à Genève dans un camp international. Lui comme moniteur à 19 ans, elle étudiante de 16. Un flirt bien romantique aux dires de Stéphane. Elle nous attend à la station. Aïe! en la voyant je pense que jamais je n'aurais dû accepter de faire ce crochet. Jamais vu de ma vie une fille aussi jolie! J'aurai du mal à régater pendant les trois jours prévus ici. J'avais raison, Stéphane n'a eu d'yeux que pour elle.
On découvre le campus, dégaines décontractées des étudiants, allures baba-cool, atmosphère de vacances juste avant les vraies. On fait la connaissance de la bande: Stephie, Gloria, Richard, Hugo, Brad et John-John un ancien du Vietnam fraîchement débarqué au pays. Tournées de bières dans les pubs, enfumés pas seulement de cigarettes. Match de base-ball entre deux équipes universitaires, avec télé locale, majorettes et public bon enfant. À la fin du match, des fans de l'équipe verte lancent des pétards. À mes côtés John-John pousse un cri affolé et disparaît sous le banc juste derrière nous. Pâle et tremblant comme une feuille. Les dégâts de la guerre, nous souffle Barbara.
Le lendemain, baignade dans un endroit sauvage au bord de la rivière large et calme. Le rendez-vous des étudiants qui s'y baignent et surtout plongent. Tout le monde à poil. On est mal à l'aise Stéphane et moi, coincés face à ces Américains zen qui se balancent au bout d'une corde d'une falaise de vingt mètres et se lâchent au milieu de la rivière. On est soufflé et trop pudique, merde.
Départ aujourd'hui. Soulagement. Jamais senti Stéphane aussi tiède à mon égard...

25 juin - Washington
C'est comme si on était parti depuis des semaines tellement la vie est intense. Petit arrêt d'un jour à Philadelphie, visite du musée Benjamin Franklin. La ville surprend en bien. Pas mal de parcs, de verdure et de rues avec charme, mais centre hyperbruyant et sale. Il paraît que je fais la gueule depuis Ithaca. C'est pas tout faux...
La ville nous déçoit, moche, crade, les incontournables ne le sont pas: Maison Blanche, Capitole... Par contre les musées sont top. Mais pas de raison de s'y attarder, surtout que la réputation de la ville n'est pas fameuse: le record d'agressions. Pas étonnant! Le 3e soir vers minuit, on attend un bus dans un quartier mal éclairé avec des déchets partout, en compagnie d'une faune douteuse pas mal éméchée. Un bus délabré arrive enfin au bout d'une demi-heure, tout ce petit monde grimpe avec une bousculade de poivrots qui se bagarrent et haranguent les passagers terrorisés regroupés au fond. Le chauffeur freine sec, gueule un coup et menace de les virer, un des types casse le goulot de sa bouteille et brandit le tesson. Echauffement pendant cinq minutes, les types se calment, nous on file à l'arrêt suivant...

7 juillet - Biloxi - Mississipi
En quelques jours on a bouffé des tonnes de kilomètres en Greyhound et en stop (peu concluant le hitch-hinking! plus on descend vers le sud, plus on nous regarde comme des zombies). Traversé la Caroline du Nord sous une chaleur poisseuse. À Charlotte, on s'est cru dans un film glauque, à Ashville, dans une ville fantôme, ensuite un saut dans les Great Smoky Mountains par un jour tristounet, pour finir Cherokee, village indien caricatural. Principal problème: notre fric fond comme neige au soleil, la vie est chère et surtout le taux de change est désastreux. Ici un paquet de clopes contre trois chez nous. Je décide d'arrêter de fumer.

On arrive en Alabama sur le Golfe du Mexique. Tellement contents de voir la mer qu'on s'y précipite, on nage, joue, marche sur la plage, estomaqués en découvrant des endroits couverts de boîtes d'alu et de bouteilles. Petit vent agréable qui nous empêche de sentir le monstre coup de soleil qu'on ramasse dans le dos.
Stéphane ne peut plus porter son sac. Obligés de passer la nuit dans ce bled sinistre. On s'engueule "c'est de ta faute Sonia... et toi t'avais qu'à..." Heureusement il y a un baraquement de troufions en vacances, des jeunes de l'Air Force avec leurs femmes. On sympathise, ils nous invitent à manger et nous fournissent de la crème hydratante pour adoucir nos brûlures. Naïve, je pose la question qui fâche "about Vietnam". Un ange passe.

19 juillet - New-Orleans
C'est grâce à Chris qu'on s'arrête dans cette ville. Texan de 24 ans, il étudie la musique à l'Université de San Antonio, Texas. Nous prend en stop dans sa vieille WV. Incroyable de gentillesse! Chaleur tropicale dans cette ville époustouflante. On ruisselle en permanence. Dans le French Quarter, beaucoup de touristes et omniprésence du jazz. Ambiance festive et déjantée. Bistrots marrants avec musiciens, travestis et homos qui s'exhibent. On n'a jamais vu ça. La nuit sur le toit d'un immeuble, on étend son sac de couchage parmi des dizaines de freaks, un dollar chacun, on essaie de fermer l'oeil, le sac comme oreiller. Chris est crevé et s'endort instantanément, pas moi ni Stéphane qui se lève vers une heure du mat, discute plus loin avec une bande de chevelus, partage une bière ensuite des joints. Quand il revient vers moi tard dans la nuit, il a l'air pété, essaie de se blottir, je grogne...

Le lendemain, sale surprise, plus de bagnole! On l'avait parquée dans une zone interdite et les flics l'ont transportée à la fourrière. On râle, mais rien à faire, c'est soixante dollars pour la récupérer. Exorbitant pour des fauchés! On se solidarise avec notre pote. Juste après, on apprend qu'on peut se faire du blé en vendant son sang pour les boys au Vietnam. On récupère l'argent de l'amende avec en plus un sandwich.

Dans l'après-midi, grand meeting en vue des élections présidentielles dans une année. On écoute le candidat démocrate Mac Govern et on se dit qu'il va écraser ce crétin de Nixon. Le soir un concert des Rolling's Stone qu'on écoute dehors, en dansant, à côté de la tente gigantesque.

25 juillet - Morgan City - Louisiane
En quittant New-Orleans, on fait du stop et on tombe sur un jeune couple californien babacool, très beau, grands sourires. Bill et Suzi ont l'intention de s'aventurer quelques jours dans les bayous du pays cajun. Ils nous embarquent dans leur Ford rose, break super équipé pour le camping. C'est parti pour l'escapade, avec arrêts dans des villages aux masures de style colonial. Chaleur tropicale et atmosphère chaleureuse. Balades au bord de la rivière Atchafalaya, c'est sauvage, presque inquiétant. On repère un bel emplacement à dix pas de la mer pour passer la nuit, la rivière toute proche et la jungle autour. Bill allume un joint qu'il fait passer. Stéphane aspire avidement. Moi modérément, j'aime pas trop ces trucs. Le feu crépite dans le foyer, le riz est presque cuit. On ouvre un gallon de rouge de Californie. Une vraie carte postale cool. Le soir commence à assombrir le ciel sans nuages. On se met à table. Tout à coup Bill se lève et montre du doigt un gros nuage à quelques centaines de mètres, un nuage bizarre, noir, qui bouge rapidement, qui s'approche de nous. De plus en plus vite. Pas le temps de dire "sauve qui peut" que le nuage de moustiques est sur nous. Nos bras et nos jambes sont noirs en quelques secondes. La panique. On jette dans le feu le contenu de nos assiettes, ramasse en toute hâte nos affaires et vite dans la voiture déjà envahie de bestioles. Horrible!
Les bras de Stéphane ont doublé de volume, ses pieds idem. Puissante allergie. On rejoint la route principale, roule une heure et arrive enfin à l'entrée de Morgan City. Ouf une pharmacie encore ouverte. La dame fait une piqûre à Stéphane, le badigeonne de crème et ça va tout de suite mieux. On finit à L'Armée du Salut du bled où un type aux allures de colonel nous distribue sandwichs et coca avec une mine sévère. À partir de ce moment on ne se moquera plus de ces gens-là...
Pour dormir, les garçons dans le dortoir de droite, les filles à gauche, marrant! au fond de moi je suis bien contente, Stéphane m'agace, il n'en a que pour la belle Suzi...

2 août - El Paso - ville frontière - Mexique
On a quitté Bill et Suzi à El Paso, ville frontière des Etats-Unis et du Mexique. On en profite pour faire un saut de l'autre côté et découvrir Ciudad Juarez. À peine cinquante mètres à pied dans la cohue et les clacksons qu'on est interpellé par des marchands ambulants qui essaient de nous fourguer leurs bibelots. Les chauffeurs de taxi proposent chambre, herbe, fille muy limpia. Des vendeurs de came nous collent aux basques et des filles plantureuses jettent des oeillades aux mecs, mon compagnon en est troublé... Chaleur infernale et chahut qui explose nos oreilles. On crève de soif, voilà un bistrot, on entre, il fait bon frais avec l'air conditionné, immédiatement on voit qu'on est dans un boui-boui, une rangée de filles installée au bar, l'air de paysannes nous regarde d'un air ahuri. Impossible de rester dans un truc pareil. On tente le coup plus loin. Idem. On marche dans des rues poussiéreuses et agitées. Conclusion: cette ville est un immense bordel. Destiné aux machos américains. Univers glauque qui me donne envie de déguerpir. Le soir même on regagne les States.

15 août - L.A.
Greyhound jusqu'à L.A. Nuit dans un endroit pas cher mais sinistre. Aucune envie de rester dans cette monstrueuse mégapole. Stéphane aimerait voir Santa Monica et Hollywood, moi pas. On essaie de faire du stop, impossible, on reprend le bus jusqu'à Santa Barbara. Un jour à se balader dans cette ville de petits bourgeois bien sapés et de vieillards richissimes. Atmosphère cafardeuse avec de la brume le long des rues. Brume idem entre nous deux...

17 août - Big SurDépart de Santa Barbara, on nous indique la meilleure place pour faire du stop mais il y a déjà des dizaines de hippies qui tendent le pouce. On est prêt à rebrousser chemin. Juste au moment où on s'apprête à le faire, une voiture s'arrête pile à notre hauteur, un bras se tend vers nous "you... you two... come on!" On se regarde déconcertés, on jette un oeil à droite, à gauche, indifférence totale de nos voisins, hop on embarque dans la Buick bleue avec une grosse beigne sur le côté droit. On n'en revient pas de notre bol et on fait connaissance avec notre conducteur. Max, sacré bonhomme, drôle de trogne, genre gangster, bouche tordue, court sur pattes, bide proéminent. Nous dit d'emblée que le long de la falaise, c'est super beau et qu'il est prêt à s'arrêter quand on veut. Gentil quoi! Lui déménage, change d'Etat, marre de la Géorgie, veut refaire sa vie. Comme il toraille comme un pompier, on n'hésite pas à multiplier les arrêts pour admirer la vue et respirer... Il veut que Stéphane lui remplisse sa bouteille de coca à moitié vide avec le cognac qu'il a caché dans un sac en papier sous son siège. On lui demande pourquoi il nous a choisis, nous précisément. Je suis à la recherche d'une gonzesse, nous dit-il, mais chaque fois que je m'arrête, elle refuse de monter en voyant ma gueule. Avec vous, c'est différent, un couple mignon, ça rassure même une pucelle... Il soulève sa chemise pour nous montrer son énorme cicatrice qui lui traverse le bide. Une bagarre dans un bordel mexicain... La route est étroite et très escarpé, magnifique avec ses rochers ciselés et ses colonies d'oiseaux, mais notre chauffeur zigzague de plus en plus, frôle les parois de pierre, tient des propos incohérents. Le soir tombe, il y a une sorte de station de repos avec magasin et toilettes. On lui dit qu'on s'arrête là pour la nuit. Il repart en titubant vers sa bagnole.

18 septembre - Berkeley
Bien des choses se sont passées depuis ma dernière page de journal. Depuis notre rencontre avec Max, on en a fait du chemin! Et des rencontres. Surtout une équipe de nanas formidables avec deux bus WV qui nous ont recueillis durant la nuit glaciale sur la route de Big Sur et qui nous ont amenés directement à Berkeley dans leurs communautés hippies. Très sympas et généreuses! Mais au bout de quatre jours on avait mal aux zygomatiques à force de répondre à leurs sourires...

Un soir c'est la fête dans toute la rue pour célébrer la création du people's parc. Un grand parking bitumé a été démoli à coups de pioches et de pelles par les gens du quartier pour le transformer en jardin. Incroyable spectacle! Stéphane s'y est mis avec entrain et moi avec une équipe j'ai planté fleurs et arbustes. En un jour, la métamorphose est complète d'où la fête. Alcool, joints et LSD circulent dans une atmosphère peace and love.

Autre chose à signaler: avant-hier monstre manif contre la guerre au Vietnam dans les rues de Berkeley. Une véritable émeute. Les commerçants barricadent fenêtres et portes. Les flics attaquent à cheval en faisant tournoyer des matraques énormes et des véhicules blindés arrosent de gaz lacrymogène passants, touristes, manifestants. Les bagnoles et les poubelles brûlent, les motos des flics renversées, la fumée envahit la ville, les sirènes hurlent, les gens paniquent, je suis effrayée, Stéphane au premier rang joue les photographes.

16 octobre - San Francisco
C'est fini. Voilà une page se tourne. On a rompu. Prévisible. Pas mécontente, mais seule et pas l'habitude. Désemparée, que faire du reste du voyage? Envie de m'accrocher. Il y a le procès des Black Panthers à Oakland et je me suis passionnée pour Angela Davis. Tâter du journalisme? J'ai plein d'idées d'articles. Je décide de rester à Frisco jusqu'à Noël.

 

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