La femme qui s'asseyait sur sa main

Gaetan Serra

- Maître, n'hésitez pas à rappeler fréquemment à la cour pourquoi ce procès a lieu malgré l'absurdité des faits, intervint la juge.
L'avocat de la partie civile ne se démonta pas. Cela faisait déjà plusieurs jours qu'il était sous le feu des critiques de toute part. Passé le stress du début des audiences, il s'était habitué à ce genre de remarques acerbes par la cour. Parfois, il venait à douter de la capacité d'écoute des magistrats, mais la requête ayant été jugée recevable, il tenait à aller jusqu'au bout, épaulé par les membres de la famille de la victime et de ses proches.
Ce jour-là était consacré aux témoignages de son entourage. L'un après l'autre, ils allaient être amenés à la barre pour donner leur point de vue, et expliquer comment Marie était dans son quotidien. Par réflexe, il regardait souvent sur l'autre banc, notamment lors des réquisitoires. Le souci constant de convaincre tout le monde, les jurés notamment, l'assistance sans doute, la défense invraisemblablement.
Il se leva et s'adressa à la juge.
- Hier, le docteur Pouget est venu expliquer les troubles dont souffrait la victime.
L'avocat savait que le terme "victime" horripilait les magistrats. Dans cette affaire qui semblait ne pas avoir lieu d'être, un débat houleux les jours précédents avait pris place sur cette dénomination. La juge avait demandé à ce qu'elle soit appelée simplement par son nom, note qu'il avait pris le soin de ne pas appliquer.
- Nous avons bien saisi en quoi consistait le "split brain", poursuivez Maître.
- Aujourd'hui, je demande que son père vienne à la barre pour témoigner.
C'est un homme usé, portant le poids des années ainsi que la douleur du deuil qui se présenta. Il semblait fatigué mais tout autant remonté. Ce procès était sa dernière mission, une raison de vivre. Une obligation d'en parler.
Il raconta comment elle était devenue après l'accident vasculaire cérébral. Il expliqua au quotidien ce que donnaient la séparation des deux hémisphères de son cerveau.
- Vous savez ce qu'elle faisait à la fin, Madame la Juge ? dit le père en se tournant vers la magistrate. Elle s'asseyait sur sa main, vous vous rendez compte à quelle extrémité elle en était venue ? Se boutonner, s'habiller était devenu une véritable épreuve. Tout ce que son corps faisait, son bras gauche défaisait. Cette partie-là de son corps ne lui appartenait plus vraiment.
Sa mère a son tour entra en détail sur les conséquences du mal de leur fille.
- Elle a commencé à développer une autre personnalité insoumise à son bon vouloir. Le docteur Pouget a bien essayé de nous expliquer que c'était exactement la même, mais qu'il y avait des chances qu'elle soit "sans filtre", sans aucune barrière. Plus aucune inhibition, ni bienveillance.
- Aucune bienveillance, c'est-à-dire, questionna la juge.
- Par exemple, une fois, je suis venue la chercher dans sa chambre car une copine était à la porte. Elle se leva d'un bond, toute contente car cela faisait un moment qu'elle ne s'étaient pas revues à cause de la rééducation et tout. Arrivée devant la porte, son visage changea du tout au tout. Elle lui dit tous les noms d'oiseau qui lui passèrent par la tête, lui reprocha de ne pas être venue avant et que ce n'était plus maintenant qu'elle avait besoin d'elle. Elle lui claqua la porte au nez.
- Ce genre d'exemple met en lumière la dyspraxie diagonistique dont nous a parlé le docteur Pouget et nous permet de mieux cerner le problème en effet. Était-elle en bonne santé physique sinon ?
- Oui, en parfaite santé, un an après l'accident, tout allait bien. À part ça.
L'avocat en rajouta une couche. Les problèmes de séparation entre les deux hémisphères, les fractures du ciment qu'était le corps calleux, avait créé comme un dédoublement de la personnalité. Sauf que tout portait à croire que les deux Marie n'étaient pas qu'un Jekyll et un Hyde. Elle n'était pas schizophrène, puisque le mal était clairement identifié, elle n'était pas folle.
Son mari arriva à son tour à la barre. Il raconta à son tour ce jour où elle avait voulu lui préparer une omelette et où sa main gauche s'obstinait à refermer la porte du réfrigérateur. Il insista sur le fait qu'elle était pleinement consciente de son problème.
- Lorsque nous allions nous coucher, sa main avait à nouveau le droit de respirer. Elle était rouge sang. C'était le seul moyen qu'elle avait trouvé pour avoir la paix. On était démuni, nous, on ne savait pas la souffrance qui était la sienne. On ne regardait que les faits, l'accident ne nous l'avait pas enlevée, et on se disait malgré l'année qui s'était écoulée que les progrès allaient irrémédiablement arriver. Elle est repartie… Elle, pourtant, qui aimait tant la vie…
Son mari ne put réprimer ses larmes de chagrin. Il avait depuis longtemps fait le deuil de la Marie qu'il avait connue, mais celui de son épouse était encore trop frais. Devant cette gène, l'avocat détourna le regard, à nouveau vers le banc de la défense. Il n'arrivait pas à s'y faire, il était vraiment inutile de jeter un quelconque regard dans cette direction. Il plaidait face au vide car personne n'y était assis.
Cette journée de témoignages prit bientôt fin et la juge tint à prendre la parole.
- La cour ne remet pas en cause la douleur de cette femme, ni de ses proches, et comprend dans une certaine mesure pourquoi elle est passée à l'acte. Nous ne pouvons revenir en arrière et nous ne pouvons statuer sur la décision d'une personne de mettre fin à ses jours.
Un frisson traversa l'assistance. La remarque n'était pas une décision définitive, mais elle orientait le verdict. À ce moment, toute la famille se persuada que jamais le mot "coupable" ne serait prononcé dans cette enceinte.
- Maître, n'hésitez pas à rappeler fréquemment à la cour pourquoi ce procès a lieu malgré l'absurdité des faits, intervint la juge.
C'était étrange, il était persuadé qu'elle avait déjà posé cette question à l'identique plus tôt. Ou bien alors était-ce quelque chose de très ressemblant. Peu importe, puisqu'elle s'obstinait à mettre en avant la situation ubuesque de ce procès, il allait lui-même donner dans la répétition en rappelant pourquoi tout le monde était ici.
- Je vais le rappeler à la cour, Madame le Juge, ainsi qu'à toutes les personnes ici présentes. Nous sommes ici pour vous demander de requalifier les faits non pas en suicide, mais en meurtre. Et cette seule requête ouvre de nombreuses questions morales sur lesquelles nous aimerions que nous nous y penchions. Je suis là pour défendre l'intérêt de ma cliente, la victime, distinctivement détachée d'une personnalité envahissante qui elle, si elle a péri en même temps, devrait être dans ce tribunal, pour répondre d'un assassinat.

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