La fiancée du vent

Raphael Toriel

 

Intention : La Fiancée du vent est une pièce sur la folie, celle qui nait du manque, du manque de l’aimé. L’histoire est tirée d’une histoire vraie, celle de Leonora Carrington et de Max Ernst. De 1938 à 1940 Leonora Carrington, jeune Anglaise, peintre et écrivaine, vit avec le grand peintre surréaliste Max ERNST à Saint Martin d’Ardèche. Trois années de bonheur, de passion et d’une création intense, interrompues par l’incarcération en deux temps de Max Ernst, de nationalité allemande, mais francophile, antinazi et pacifiste. Malgré une première libération due à l’intervention d’Eluard auprès du président de la République, la guerre s’intensifiant, la peur de la fameuse cinquième colonne, la bêtise et la xénophobie de certains villageois, l’amèneront à être incarcéré une deuxième fois en mai 1940.

 

Leonora ne supportera pas cette deuxième séparation et sombrera rapidement dans la folie…

 

 

 

 

 

 

 

 

La Fiancée du Vent

 

Raphael Toriel

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 1-1

Leonora CARRINGTON

Max ERNST

 

SACD n° 199031

 

 

39 avenue de Champ-Fleuri – BP 43 – 74600 SEYNOD – 06 32 33 23 64 – raph.toriel@wanadoo.fr

Tableau I

Une pièce, un poêle, des bûches, une fenêtre sombre, dans un coin, un chevalet, une toile dont on ne voit que le dos, une ampoule qui pend du plafond juste au-dessus de la toile et n’éclaire que la toile et l’homme qui la travaille. Celui-ci étale par touches, une peinture rouge sang à l’aide d’un gros pinceau, le met entre les dents, puis se recule, pose un papier sur la peinture fraiche et le retire violemment, comme on le ferait d’une cire à épiler. Le peintre est un bel homme de cinquante ans, grand et mince, torse nu, concentré sur sa toile, inspiré et précis, comme déconnecté du reste du monde. La scène dure un temps sans autres sons que ceux générés par les mouvements de l’artiste.

 

Une jeune femme sort des coulisses en prenant bien garde de ne pas déranger.  Ses vêtements, très légers et épars, dévoilent son corps plus qu’ils ne le cachent et bien que non apprêtée, sa tenue est  plutôt prétexte à laisser s’exprimer sa  féminité que réelle protection contre le froid. Elle s’accroupit dans un coin pour admirer le peintre en création. Celui-ci, concentré, ne s’aperçoit, visiblement pas de sa présence.

 

Il s’arrête, recule de quelques pas et observe son œuvre avec une moue d’insatisfaction.

 

LEONORA : Pourquoi m’as-tu abandonnée ?

Max : Sans se retourner.  Ah tu es là ! Je ne t’ai pas entendue arriver.

LEONORA : Je voulais te surprendre.

MAX : Et tu es là depuis longtemps ?

LEONORA : Suffisamment.

MAX : Suffisamment, pour quoi?

LEONORA : Triste. Pour voir ta lassitude.   

MAX : Quelle lassitude ?

LEONORA : Celle que je t’inspire.

MAX : Distrait. Ah, bon ?

LEONORA : C’est bien ce que je disais ! Ni tu ne me vois, ni tu ne m’écoutes…

MAX : Il se retourne une fraction de seconde et se remet au travail. Je te vois, tu es nue et tu vas prendre froid ! Va te mettre quelque chose sur le dos.

LEONORA : Autrefois cela ne te déplaisait pas de me voir nue !

MAX : Léger, ignorant la mauvaise humeur de sa compagne. Ça ne me déplait pas, pas du tout, même que d’habitude j’adore, mais là il fait froid et tu vas prendre la mort.

LEONORA : Tu ne m’aimes plus, alors que t’importe !

MAX : Où vas-tu chercher ça ?

LEONORA : Tu m’as abandonnée !

MAX : Où abandonnée ? Mais je suis là !

LEONORA : Tu m’as laissée dormir seule… Tu m’as abandonnée !

MAX : Je ne t’ai pas « abandonnée », je peins, c’est tout !

LEONORA : C’est tout en effet ! C’est bien tout ce qui t’intéresse, peindre!

MAX : Visiblement plus  préoccupé par sa toile que par la jeune femme. À cette heure-ci, oui !

LEONORA : Agacée de n’avoir pas prise sur lui. Je ne vois pas pourquoi je te parle, j’use inutilement ma salive, tu ne m’écoutes même plus.

MAX : Tu devrais tout de même te couvrir.

LEONORA : Tu n’as que cela à me dire ? Parce que tu es couvert, toi !

MAX : Moi, ce n’est pas pareil, je travaille, je bouge.

LEONORA : Eh bien moi, je me réchauffe en te regardant faire.

MAX : Tu sais bien que je n’aime pas que l’on me regarde quand je peins.

LEONORA : Boudeuse. Je ne suis pas « on », mais Leonora, ta compagne, ton amante, ta maitresse, ta fiancée, la femme de ton cœur. Tout au moins, c’est ce que tu affirmais avant !

MAX : Distrait. Avant quoi ?

LEONORA : Avant que tu ne m’aimes plus !

MAX : Montrant enfin un signe d’exaspération. Mais enfin, c’est idiot !

LEONORA : S’engouffrant dans la brèche. Traite-moi d’idiote à présent !

MAX : Coupant court, il se tourne vers la fenêtre scrutant la nuit. Il fait nuit noire, Il doit être cinq heures à peine.  Ici c’est plein de courants d’air, tu serais mieux au chaud dans notre chambre.

LEONORA : Et toi, tu n’y serais pas mieux, peut-être ?

MAX : J’ai un travail à finir !  Allez, fais-moi plaisir, retourne au lit !

LEONORA : « Au lit ! », tu vois, tu ne dis plus notre lit, mais « au lit », à présent ! Et puis dis-moi, quel plaisir nouveau  trouves-tu à m’éloigner de toi ?

MAX : S’obligeant à rester calme comme s’il parlait à une enfant. « Fais-moi plaisir », c’est une expression, comme ça, que l’on dit pour adoucir une prescription et « Notre lit », si tu préfères !

LEONORA : J’y serais encore, si tu ne l’avais pas déserté, sans toi, « notre lit » est froid comme la banquise ! Tu n’imagines pas ce que c’est pour moi, de me réveiller au milieu de la nuit, seule, sans la chaleur de ton corps pour me rassurer. Tu me manques alors même que tu es présent, là près de moi. L’idée que tu puisses t’éloigner de moi m’est insupportable et toi, tu disparais pour « peindre » sans crier gare, c’est…. Elle cherche le bon mot.

 

MAX : … Ce n’est rien, qu’une petite absence.

LEONORA : Péremptoire. Non c’est une trahison !

MAX : Désertion, trahison, que des termes guerriers.

LEONORA : L’amour est une tendre bataille parsemée de sourires et jonchée de larmes.

MAX : Il n’existe pas de tendre bataille. La guerre est haïssable, elle pue la souffrance et le sang. J’ai fait l’autre, celle que l’on appelle grande, je sais de quoi je parle.

LEONORA : Radoucie et gênée. Désolée, mon cœur, je ne voulais pas te rappeler ces horribles souvenirs, mais toi aussi, essaie de me comprendre, je ne supporte pas l’idée de te perdre.

 

MAX : Tendre. Je n’aurais pas dû, je te prie de m’excuser ma chérie, mais que veux-tu, c’est le besoin de peindre! Quand ça me prend, il m’est impossible de résister…

LEONORA : Adoucie. Depuis le temps, tu devrais savoir que tes disparitions me sont insupportables, ce doit être ça, l’amour !

 

MAX : Désirant revenir à sa toile. Moi aussi, je t’aime, mais…

LEONORA : Hors d’elle.  Je t’aime, mais… Tu ne comprends donc, rien ! Comment peux-tu être si sensible parfois et me louper autant !

MAX : Cette toile me donne du souci, je n’arrive pas à en venir à bout.  

LEONORA : Pour elle-même. Et de moi, tu en viens à bout ?

MAX : Il reprend sa peinture trop absorbé  pour répondre. Pardon, que dis-tu ?

LEONORA : Je te demandais ce qui ne va pas ?

MAX : Je n’arrive pas à le savoir, si seulement...

LEONORA : Elle s’est levée et s’observe, comme pour se trouver un défaut physique. Qu’est-ce qui a changé en moi ? Ai-je vieilli ? Suis-je grosse, bouffie ?

MAX : Il n’y a rien qui cloche chez toi, voyons, tu es parfaite… Léger, pour la taquiner. Bien que…

LEONORA : Bien que ! C’est ça, j’ai trouvé, je suis trop maigre ! Je te promets que dès demain, je m’empiffre pour te plaire. Dans deux semaines, je serais grasse comme un Renoir.

MAX : Riant. Avec quels sous ? Ceux de ton père n’arrivent plus depuis des mois, quant à moi, cela fait un bail que je n’ai pas vendu une toile, la dernière c’était à l’expo de Londres.

LEONORA : Attendrie au souvenir de leur rencontre. Londres, comme c’est loin tout cela ! Elle s’avance et se love contre lui. Enfin, tant que nous avons toiles, pinceaux et peintures, que le vin coule à flots, qu’importe les bons petits plats !

MAX : Il l’enlace, riant toujours. Pour cela au moins nous avons été prévoyants. Une fois cette guerre terminée, si mes toiles ne se vendent toujours pas mieux, nous pourrons ouvrir une boutique de couleurs, la vigne, elle, nous l’aurons bue.

LEONORA : Le vin c’est bon et ça nourrit ! Résignée. Dommage, l’idée de grossir pour toi ne me déplaisait pas ! Devenir une petite caille dodue, ta petite caille, voilà un beau programme…

MAX : Se moquant gentiment. Tu es ma grive à moi et je ne m’en plains pas !

LEONORA : Inquiète. Dieu seul sait à quoi je dois ressembler pour que tu me traites de « grive », je dois ressembler à une pocharde !

MAX : Hilare. Avec le nez et les joues  rouges !

LEONORA : Elle s’échappe de son étreinte. Quelle horreur !

MAX : Et si tu ne vas pas te coucher très vite, ce sont tes fesses qui vont devenir écarlates !

LEONORA : Je voudrais au moins pouvoir me voir dans une glace ! Quelle femme peut vivre dans une maison sans miroir ?

MAX : Si tu n’avais pas brisé en mille morceaux, celui que nous avions, tu en aurais un !

LEONORA : Ne me parle plus de ce traître déformant !  

MAX : Déformant ou pas, c’était un miroir! C’est la guerre, jeune fille, et je ne vois pas où en trouver un autre aujourd’hui ! Ce sera difficile de satisfaire tes exigences.

LEONORA : J’avais un peu bu !

MAX : Oui, un peu !

LEONORA : Agressive. Toi aussi, tu bois et pas qu’un peu !

MAX : Disons alors, que l’alcool n’a pas le même effet sur toi que sur moi.

LEONORA : Tu me traites d’ivrogne ?

MAX : Voulant calmer le jeu. Je veux dire juste, que nous devrions peut-être manger plus et boire moins.

LEONORA : Furieuse. Tu aurais dû te prendre une cuisinière pour compagne, pas une artiste.

MAX : Même une artiste devrait savoir faire un œuf au plat !

LEONORA : Dis tout de suite que je ne sais rien faire !

MAX : S’apercevant qu’il avait ouvert une brèche dans laquelle la jeune femme allait s’engouffrer et désirant l’apaisement. Viens, nous sommes fatigués, allons nous coucher.

Il pose son pinceau et tente de l’entraîner dans la direction de la chambre, elle résiste et se détache de lui.

LEONORA : Désignant la toile, grinçante. Je ne voudrais pas te priver d’elle !

MAX : Elle aussi, me fait des misères. Allez viens, je reprendrai le travail demain.

LEONORA : Et pendant que tu me prendras dans tes bras, c’est à elle que tu penseras. Je ne veux pas de ça ! Finis d’abord avec « elle », tu me donneras ce qui restera !

MAX : Cela risque de durer, je n’arrive à rien, cette toile se refuse…

LEONORA : Tu veux que je t’aide ?

MAX : Pas cette fois, celle-ci je veux la peindre, seul !

LEONORA : Dommage, c’était bien de travailler à deux !

MAX : Nous ferons une autre toile ensemble, pas celle-ci, mais si par bonheur, tu arrivais à me dire ce qui ne va pas, je serais preneur

LEONORA : Le mieux, c’est de le lui demander. S’adressant à la toile. Alors, qu’est-ce qui cloche ? Tu fais des misères à mon homme ? Tu fais ton intéressante ? Tu l’éloignes de moi en pleine nuit et en plus, tu te refuses à lui ? Mais c’est que je pourrais être méchante et te détruire comme j’ai tailladé celle de cette garce de Léonor Fini.

MAX : S’interposant entre Leonora et la peinture. Non, par pitié, pas de ça !

LEONORA : S’adressant toujours à la toile. Vois comme il te défend, vois comme il t’aime, toi ! Allez, dis-lui, oui ! Laisse-toi faire, ouvre-toi, donne-toi à l’artiste, ne vois-tu pas qu’il te veut, idiote va, c’est un bon, un très bon même !

MAX : Attiré par son œuvre, il se prend au jeu. Il y a quelque chose qui manque ou pire un truc en trop. Regarde ! Je pense que c’est là ! Il indique une partie invisible de tableau. C’est là, dans ce coin, je ne vois pas quoi. À la toile. Allez, dis-moi, toi !

LEONORA : Toujours à la toile. De toutes les façons, tu auras beau te donner, il ne sera jamais satisfait.

MAX : La satisfaction, c’est le lot des médiocres.

LEONORA : Frissonnant. Et moi, pourrais-je te satisfaire un jour ?

MAX : Tu me combles, voyons ! Je parlais peinture ! Tu mélanges tout !

LEONORA : Je ne mélange rien, je sais, c’est tout !

MAX : Essaie de comprendre, c’est de mon œuvre qu’il est question, ici !

LEONORA : Parce que pour toi, je n’en fais pas partie ? Pourtant, c’est toi qui m’as faite !

MAX : Que vas-tu chercher là ? Tu as un père, une mère, tu es Leonora Carrington, tu as ta personnalité propre, et pas n’importe laquelle…

LEONORA : Je suis le modèle auquel tu donnes vie ! Je suis femme par tes yeux posés sur moi, par ton désir que j’y devine, par tes mains qui me caressent, par ta force qui me possède, par ton plaisir qui m’inonde. Je n’existe que pour être celle que tu aimes et toi…

MAX : Attendri. …Tu es celle que j’aime ! Là, c’est juste un bout de tissu peint et récalcitrant, toi, tu es bien plus que cela.

LEONORA : Si seulement je pouvais être ce bout de tissu-là, objet de toute ton attention, jamais rejetée… Elle s’approche de la toile …respectée et regardée avec ces yeux-là.

MAX : Mais mon Amour, ce regard que tu envies, c’est celui de l’impuissance !

LEONORA : Je m’imagine toile de lin, longuement caressée par ton pinceau, hum…

MAX : Mais elle me rend dingue, cette toile !

LEONORA : La veinarde ! J’aimerais tant que ce soit de moi que tu parles ainsi !

MAX : Se voulant léger. Tu voudrais me rendre fou ?

LEONORA : Fou de moi, bien sûr ! Nous avons été nombreuses à espérer nous faire aimer de toi,  sans succès. Te rendre fou, mais ce serait le bonheur !

MAX : C’est d’un peintre que tu es tombée amoureuse, tu es peintre toi-même… C’est ridicule d’être jalouse d’une toile !

LEONORA : Peut-être ne le suis-je, que pour mieux te rejoindre !

MAX : Tu étais peintre avant de me connaître !

LEONORA : Avant, j’attendais d’éclore !

MAX : Souriant. C’est moi, l’oiseau, toi tu es…

LEONORA : La « Chevalle », la fiancée du vent !

MAX : C’est moi le vent ?

LEONORA : La « Chevalle » court à la recherche du vent qui va la caresser !

MAX : Tu te trompes, je ne suis pas le vent, mais l’oiseau qui s’appuie dessus pour voler. Je suis, Loplop ! Et puis, on ne dit pas « Chevalle », mais pouliche ou jument !

LEONORA : Non, je suis chevalle et la chevalle que je suis a le droit d’être jalouse, d’une toile qui t’accapare toute la nuit !

MAX : Tu devrais savoir qu’il est difficile de peindre un rêve.

LEONORA : Se repliant sur elle-même. C’est encore plus difficile de le vivre !

MAX : Surtout si comme les tiens, ils sont pleins d’étalons noirs, sauvages.

LEONORA : Mes étalons sauvages ne se laissent pas attraper, mais, eux, me rapprochent de mon amant !  Mes rêves sont des fenêtres qui s’ouvrent sur des désirs de toi. A quoi rêves-tu donc, pour tant t’éloigner de moi ?

MAX : Je rêvais de…

LEONORA : …nymphes lascives et colorées, ou serait-ce de sirènes, elles réussissent à te prendre à moi, les garces !

MAX : C’est la peinture qui m’emprunte à toi, rien ni personne d’autre. Un songe, c’est comme un œuf à gober, pour s’en souvenir il faut le prendre à peine pondu. Celui-ci n’est déjà plus tout frais, mais tout à l’heure je le voyais avec une formidable netteté. C’était le moment, je me suis levé et me voici !

LEONORA : Elle regarde la toile que les spectateurs ne voient pas. Et là, la vision, c’est ?

MAX : Toi, habillée de ma nuit ! Que puis-je peindre d’autre que  toi, mon amour ?

LEONORA : Tu veux dire que c’est moi ça ?  Mais, cela peut être n’importe quelle femme !

MAX : Comment, « n’importe quelle femme » ! Ne reconnais-tu pas ton ventre ?

LEONORA : S’approchant pour voir le tableau que la salle ne voit toujours pas. Un ventre de femme, c’est un ventre de femme, point !

MAX : Continuant à peindre. Parfois je me demande où est l’artiste en toi ! C’est ton ventre, mon amour, observe tes tendres rondeurs et là, le galbe de tes cuisses qui se croisent sur ton adorable triangle là, hum… c’est unique au monde… C’est toi, ce ne peut être que toi ! Il se tourne vers la toile les mains prêtes à la saisir. Ce ventre, il me vient une de ces envies d’aller à sa rencontre…

LEONORA : Une envie, de moi ou d’elle ?

MAX : Toi ou elle, que vas-tu chercher ? C’est une seule et même personne, voyons !

LEONORA : Disons alors, de moi, Leonora ou de moi femelle, seins, bouche, ventre, fesses, simple exutoire d’un désir mécanique matinal et viril ? Ou encore, moi chose peinte, insatiable ensorceleuse, tentatrice et cruelle ?

MAX : Se défendant. Je ne désire que toi, voyons !

LEONORA : Tss, Tss, N’importe quelle femme, te dis-je. N’importe quelle femme ferait l’affaire, pourvu qu’elle ait ce qu’il faut où il faut.

MAX : Se défendant. Ce n’est pas vrai !

LEONORA : Butée. Si !

MAX : Ne commence pas !

LEONORA : Désignant la toile. Ici c’est pareil ! Admettons que ce soit vraiment moi que tu aies voulu peindre là, quelle importance ! Tu sais bien que pour toi, l’important, l’essentiel, c’est le reste, ce qui entoure cette femme, pas la femme elle-même. Elle n’est qu’un fantasme de plus avec une tête quelconque. Moi ou une autre, nous ferions toutes l’affaire et de grâce, arrête de me prendre pour une idiote avec tes « C’est toujours toi que je peins, mon amour », alors que tu les as toutes peintes et que tu les peins encore, surtout elle!

MAX : Qui elle ?

LEONORA : Tu sais très bien qui, Elle, l’autre !

MAX : Ne sachant plus comment la prendre. Il n’y a pas d’autres…

LEONORA : Il y en a eu !

MAX : s’efforçant à la gaité. Certes, je ne suis pas totalement vierge.

LEONORA : C’est le moins qu’on puisse dire !

MAX : Tendre. Ça ne compte pas, ce n’est pas la même chose. Toi, je t’aime, je t’aime vrai !

LEONORA : Radoucie. Tu as dû leur dire cela, aussi !

MAX : Jamais ! Cela ne me serait même pas venu à l’esprit.

LEONORA : Attendrie. Menteur, menteur, menteur, triple menteur !

MAX : Croyant avoir gagné la partie. Tu sais bien que je dis la vérité.

LEONORA : Disons que j’ai très envie de le croire.

MAX : Charmeur. Alors, par pitié, va te coucher. Ce n’est pas le moment de prendre froid, avec cette guerre un simple rhume peut s’avérer dramatique. Et puis, avec quoi paierions-nous le médecin ?

LEONORA : Si, à présent, intéresser le maître passe par une affaire de sous, je peux me vendre au plus offrant. Je suis certaine qu’il se trouvera quelques amateurs, éclairés, eux.

MAX : Distraitement revenant à sa toile. Ils auront bien raison !

LEONORA : Tu t’en fous, n’est-ce pas ?

MAX : Regardant sa toile. Mais, pas du tout.

LEONORA : Séductrice. Alors, viens, allons nous coucher, tu reprendras cette toile demain, elle ne s’enfuira pas, au contraire, demain elle sera plus douce avec toi.

MAX : Se reprenant.  Pars devant, mets-toi bien au chaud sous les couvertures et je te rejoins. Il n’y en a pas pour bien longtemps! Tu l’as dit toi-même tout à l’heure, si je ne trouve pas ce qui cloche, j’en serai obsédé et ne serai bon à rien.

LEONORA : Déçue se levant pour partir et lui tendant la main. Hum… À rien, tu en es sûr ? Triste programme !

MAX : Distrait par sa toile dont il ne peut se détacher. Bonne nuit Chérie.

LEONORA : Revenant sur ses pas, furieuse. « Bonne nuit Chérie », tout à l’heure tu me joues le désir brûlant et maintenant l’artiste consciencieux. Ce qui cloche, ce n’est pas cette maudite toile, c’est que tu ne m’aimes plus ! Ce qui ne va pas, c’est que tu préfères passer la nuit avec ça (désignant la toile) qu’avec moi.

MAX : Désespéré de l’incompréhension de la jeune femme.  Arrête de dire des bêtises, et regarde-toi, tu trembles de froid ! Il prend une bûche pour en charger le poêle.

LEONORA : Peut-on trembler de tristesse ?

MAX : Je ne crois pas, mais de froid, sûrement !

LEONORA : Alors c’est de rage que je tremble, la rage de ne plus être aimée.

MAX : Ne sachant plus que faire. Mais je t’aime… Viens ! Il lui ouvre les bras.

LEONORA : Viens, toi ! C’est toi le traître qui m’a abandonnée pour une autre. Elle désigne la toile. Elle au moins, t’empêche de dormir !

 

MAX : Il la prend dans ses bras, la serre amoureusement, infiniment tendre. Que vais-je faire d’une petite fille, jalouse d’une toile, laquelle de surcroît, la représente. On aura tout vu !

LEONORA : Blottie contre lui, tendre. Et pourquoi pas, on peut être jaloux de tout quand on aime ! Il m’arrive parfois des désirs de violences sur des vêtements qui ont eu la chance de toucher trop longtemps ta peau délicieuse.

MAX : C’est ridicule !

LEONORA : Ta chemise bleue…

MAX : Quoi, ma chemise bleue ?

LEONORA : Lacérée, hier !

MAX : Mais tu es complètement f….

LEONORA : Elle l’empêche de continuer en lui mettant la main devant la bouche. Je t’en supplie, pas ce mot ! Pas dans ta bouche ! Comment pourrais-tu encore dire que tu m’aimes après l’avoir prononcé. Si je suis folle, c’est de toi !

MAX : l’entraînant dans la chambre. Allez viens, allons nous coucher.

LEONORA : Se dégageant des bras de Max. Non, c’est trop tard !

MAX : Comment trop tard ? Tu veux que je vienne me coucher et quand je suis d’accord, tu ne veux plus, décidément je ne comprends rien aux femmes.

LEONORA : Je sais trop ce que tu veux !

MAX : La même chose que toi, non ?

LEONORA : Tout à l’heure, peut-être, mais là, sorti des bras d’une autre et puis ce mot, pas dit, mais pensé, je me sens sale, j’ai la nausée !

MAX : Exaspéré. Je n’ai rien pensé ! Où sale ? Quelle autre ? Où vois-tu une femme ici ?

LEONORA : Butée. Comme si tu ne le savais pas !

MAX : J’abandonne !

LEONORA : Tu vois c’est bien ce que je disais, tu t’en fous.

MAX : Mais pas du tout ! Quand je dis « j’abandonne » je veux dire que je ne veux plus débattre avec toi de choses sans fondement.

LEONORA : Dis à présent que je suis idiote !

MAX : Quoi que je dise, cela va se retourner contre moi !

LEONORA : Hystérique. Pauvre victime innocente, agressée par une femme folle ! C’est moi qui souffre et c’est toi qui te plains. Les villageois ont bien eu raison de te croire juif, tu sais pleurnicher.

MAX : J’abhorre cet antisémitisme de comptoir ! Cela ne me gênait pas le moins du monde d’être pris pour un juif, j’ai pour eux le même respect que pour tous les hommes ! J’aurais préféré que ces braves gens le croient encore, cela avait l’avantage de me mettre, un temps, à l’abri.

LEONORA : Ils sont tous antisémites !

MAX : Peut-être, mais si tu n’avais pas crié partout que je n’étais pas juif, aurais-je peut-être évité quelques mois de camp.

LEONORA : Ça va être de ma faute, à présent si les gratte-papiers de l’administration française n’ont pas su voir en toi le républicain pacifiste antinazi que tu es et t’ont mis comme les autres allemands dans un camp.

MAX : Le camp des « Milles », paradis de crasse et bêtise !

LEONORA : Ne te plains pas, j’étais là auprès de toi, tu pouvais sortir presque tout le temps.

MAX : Un camp reste un camp !

LEONORA : Eluard t’a sorti d’affaire, d’autres n’ont pas eu cette chance et y croupissent encore !

MAX : Oui, bien sûr, mais ce n’était pas drôle, heureusement que nous sommes à présent à l’abri, dans notre cher Saint Martin.

LEONORA : Mais à l’abri de quoi ? Nous n’aurions pas dû revenir. Nous devrions partir !

MAX : Mais pourquoi partir et pour aller où ? Je me sens chez moi ici ! J’aime tout de la région, de cet Ardèche qui serpente au gré de ses humeurs, à ces grottes profondes, en passant par ces berges rocailleuses. Où trouverions-nous d’aussi beaux cyprès ? Et l’inspiration, Leonora, l’inspiration… Ce pays, c’est notre muse ! Et puis ici, tout le monde nous aime !

LEONORA : Quelle naïveté, Max ! Tu vas avoir cinquante ans bientôt et c’est moi du haut de mes vingt-deux printemps, comme on dit ici, qui te rappelle que tu es allemand. C’est la guerre et pour tous ces Français, tu es un « Boche » et rien qu’un « Boche » et moi, l’Anglaise, je suis une alliée certes, mais douteuse, perfide et détestée.

MAX : Même si c’était le cas, que peuvent-ils contre nous? C’est le Président de la République lui-même qui a donné l’ordre de me libérer.

LEONORA : J’ai peur ! L’attitude des gens à notre égard a changé depuis ton retour de camp, je sens des regards en biais.

MAX : Ce sont des gens simples, nous sommes trop différents pour eux, mais je crois qu’ils nous aiment bien tout de même

LEONORA : Avant, c’était peut-être vrai, à leurs yeux nous étions de doux dingues, qui se promenaient nus.

MAX : Tes jolies fesses roses ont dû attirer bien des sympathies !

LEONORA : Les tiennes aussi, j’imagine ! Mais là ils ont peur, c’est la guerre,  la curiosité a fait place à la méfiance. Il faut partir d’ici et vite !

MAX : « Partir d’ici et vite », c’est bien joli, j’y ai pensé, crois-moi, mais je ne vois pas comment.

LEONORA : Tu ne m’en as pas parlé, pourquoi ?

MAX : Pour ne pas t’inquiéter inutilement ! D’autant plus, que…

LEONORA : S’apercevant que Max n’est pas si naïf, mais qu’il a plutôt tenté de lui cacher la gravité de la situation. Furieuse à nouveau. C’est incroyable, tu me traites comme une enfant !

MAX : Il ne se passera peut-être rien !

LEONORA : Tu n’en penses pas un mot ! Partons, et vite !

MAX : J’ai tourné et retourné le problème dans tous les sens et j’en arrive à la conclusion que nous sommes bel et bien coincés ici, incapables de faire autre chose que d’attendre et voir venir !

LEONORA : Il doit y avoir quelque chose à faire, ce n’est pas possible !

MAX : Je ne demande pas mieux, raconte, quelle solution envisages-tu ?

LEONORA : Je ne sais pas moi, louer une voiture et partir pour Bordeaux !

MAX : Avec quel argent? Je n’ai pas vendu une seule toile depuis un an et les mandats de ton père n’arrivent plus ! Et puis, je te rappelle un détail, je suis assigné à résidence à Saint Martin. Les Français ont en commun avec les Allemands, une administration tatillonne et susceptible, laquelle verrait d’un mauvais œil que je me fasse la belle.

LEONORA : Je ne les vois pas envoyer un régiment à ta poursuite, ils ont d’autres chats à fouetter. C’est la guerre tout de même !

MAX : Ils en seraient pourtant bien capables ! Je crois que je suis dans la nasse.

LEONORA : C’est pour cela que tu peins jour et nuit ?

MAX : Quelle  importance!

LEONORA : Comment « Quelle importance ! », tu me prends vraiment pour une idiote !

MAX : La vie est là pour nous distraire de l’essentiel ! Disons que je ressens une certaine urgence à aller à mon essentiel, l’art !

LEONORA : Révoltée. Nous sommes fichus, c’est ça ? Et tu me le cachais !

MAX : Il n’y avait rien à en dire. Et puis c’est moi qui suis « fichu ». Toi, tu es anglaise et pour l’instant, tu ne risques pas grand-chose.

LEONORA : A nouveau très agitée. C’est comme cela que tu vois notre avenir, moi libre et joyeuse, de retour en Angleterre, toi enfermé à nouveau aux « Milles », dans la « crasse et la bêtise » ?

MAX : Ce n’est pas si grave, j’ai connu tellement pire !

LEONORA : Dans les tranchées ? Tu as dû beaucoup souffrir, mon amour, et tu n’en parles jamais, pourquoi ?

MAX : Mieux vaut ne pas parler de ces temps de malheurs ?

LEONORA : Ne suis-je pas ta femme, pourquoi toute cette ombre ?

MAX : Tendre. Ma fière « chevalle »  n’a rien à apprendre de l’horreur. Je préfère oublier, tout au moins, tenter d’oublier. Se raconter n’est pas propice à l’amnésie.

LEONORA : Mais pour qui donc me prends-tu, enfin ? Tu me parles comme à une enfant fragile. Tu me préserves telle une jeune vierge.

MAX : Souriant. Vierge, non !

LEONORA : Tu m’imagines, vraiment, réfugiée docile, installée sagement chez papa et maman et faisant du crochet en t’attendant ?

MAX : Je t’aime et te veux à l’abri à Londres, est-ce si grave ?

LEONORA : Sa fureur éclate. C’est du mépris !  Je suis une femme, une vraie, je suis ta femme, je ne vivrais pas sans toi ou alors dis-moi la vérité, dis-moi que tu ne veux plus de moi, que je suis un tel pot-de-colle que tu préfères passer des mois dans un camp de concentration plutôt que de continuer à vivre avec moi. C’est ça, dis ? C’est ça ? Allez, avoue !

MAX : Il n’y a rien à avouer, c’est absurde !

LEONORA : Tu ne m’aimes plus, tue-moi, je ne veux pas vivre sans toi !

MAX : Mais voyons, calme-toi, il n’est pas question de te quitter, mais de survivre, je t’aime !

LEONORA : Si tu m’aimais encore, tu me demanderais de t’accompagner au camp comme la dernière fois. Je prendrais une chambre et nous pourrions nous voir et même parfois, comme la fois dernière, passer quelques nuits ensemble.

MAX : Il la prend dans ses bras pour la calmer. J’y ai pensé aussi, mon Amour, mais la situation n’est plus la même que celle de l’année dernière. Là c’est la guerre, la vraie, cela m’étonnerait que l’on nous permette quoi que ce soit !

LEONORA : L’administration est tatillonne et bornée, mais en France, rien ne résiste longtemps, au désir des amoureux.

MAX : Comment viendrais-tu, nous n’avons plus un sou vaillant ?

LEONORA : Se détachant des bras du peintre. Décidément, tu ne veux plus de moi ! Pour aller à Londres, l’argent ne manque pas, peut-être ?

MAX : Ce n’est pas la même chose, pour rentrer à Londres, il te suffirait de joindre ton père et il ferait le reste, trop heureux de te sortir de mes griffes !

LEONORA : Alors pas d’hésitation, je vais lui écrire pour lui demander de nous rapatrier en Angleterre tous les deux!

MAX : Pour moi, tu le sais, il ne lèverait pas le petit doigt !

LEONORA : Là, je crois, que tu as raison, quel salaud celui-là !

MAX : C’est juste un père inquiet pour sa fille !

LEONORA : Non c’est un salaud et je le hais. Suppliante. Partons  ensemble, n’importe où, mais partons !

MAX : Sans argent, impossible!

LEONORA : Vigne, nous en prêtera !

MAX : Je lui en ai déjà demandé !

LEONORA : Et ?

MAX : Il refuse.

LEONORA : Je n’arrive pas à le croire ! Avec tout ce que nous avons laissé dans son restaurant ! Et moi qui le croyais notre ami !

MAX : Il ne faut pas demander aux gens plus qu’ils ne peuvent donner.

LEONORA : Je suis déçue !

MAX : Ne le sois pas ! Dans tout cela il y a tout de même une bonne nouvelle.

LEONORA : Je me demande bien où tu peux la trouver !

MAX : En compensation, il nous ouvre une ardoise.

LEONORA : Tout de même !

MAX : Ce doit être la photo que tu trimballes partout, celle de ta présentation à la cour, qui a dû l’impressionner.

LEONORA : J’ai pourtant détesté ce jour-là ! Puis comme une petite fille devant des friandises. Tu m’emmèneras déjeuner tout à l’heure à l’auberge ? C’est un salaud, lui aussi, mais j’ai une faim de louve !

MAX : La serrant encore plus contre lui. Pourquoi pas ! Si mademoiselle veut bien se montrer très gentille avec l’artiste ?

LEONORA : Ayant retrouvé sa bonne humeur. Mademoiselle ne demande que ça ! Elle l’embrasse amoureusement.

MAX : Se tournant vers la fenêtre. Regarde comme c’est beau, l’aube qui pointe son nez, regarde ces roses qui se glissent auprès des bleus et la nuit qui s’efface doucement devant la jeunesse du jour.

LEONORA : Je t’aime, mon artiste !

MAX : Il l’enlace et tendrement l’entraîne vers la chambre. Allons réchauffer la banquise !

On entend trois coups fermes frappés à la porte d’entrée.

 

 

 

***

 

Tableau II

Une chambre d’hôtel, dans un grand désordre, Leonora est assise dans un fauteuil, seule, elle porte une chemise de soie rose et caresse une autre, identique, mais vert pâle.

 

LEONORA : Après  un temps, dans le silence. ...Tu m’as abandonnée !

MAX : Apparaissant dans un coin sombre de la pièce. Je ne t’ai pas abandonnée, mon amour, ils sont venus me prendre.

LEONORA : Tu as tout fait pour !

MAX : Ah !

LEONORA : Tu faisais des signaux à l’ennemi !

MAX : Jamais, voyons!

LEONORA : C’est ce que disent les autres…

MAX : Qui, les autres ?

LEONORA : Les gens du village !

MAX : Les imbéciles !

LEONORA : Peut-être !

MAX : Tu écoutes les autres, à présent ?

LEONORA : Pourquoi mentiraient-ils ?

MAX : S’énervant. Tu sais bien que je ne faisais rien de tel ! Enfin, Leonora, nous vivions ensemble, tu me voyais aller et venir.

LEONORA : Pas la nuit !

MAX : C’est absurde ! La nuit, on dort…

LEONORA : Pas toi ! C’est la nuit que tu faisais des signaux.

MAX : Je ne faisais rien ou alors, parfois, peindre.

LEONORA : Tu me caches tant de choses.

MAX : Pas du tout !

LEONORA : Butée. Si, j’en suis certaine.

MAX : Résigné. Si tu es sûre, alors !

LEONORA : Tu ne cherches même pas à te justifier !

MAX : Me justifier de quoi ? Mais enfin, réfléchis une minute ! Même si j’avais été un espion au service de l’Allemagne,  à qui aurais-je fait des signaux depuis Saint Martin d’Ardèche ?  Il n’y a rien, ni personne qui puisse être intéressé par ce trou perdu, même pas ce fou d’Hitler et cela au moins, tu le sais parfaitement !

LEONORA : Depuis que tu es parti, je ne sais plus rien « parfaitement », je ne sais plus rien du tout, ou alors…

MAX : Ou alors, quoi ?

LEONORA : Ou alors tu es de mèche avec lui !

MAX : Qui, lui ?

LEONORA : Van Genth, cet horrible juif nazi …

MAX : Il n’y a pas de juif nazi, c’est antinomique !

LEONORA : Tu vois, tu le défends. Tu es avec lui, avoue !

MAX : Je ne suis avec personne, je ne connais même pas, ton Van Genth, d’ailleurs, je ne suis même pas ici.

LEONORA : « je ne suis même pas ici » ! Tu me prends pour qui ? Je te vois, là devant moi ! Ils t’ont libéré pour m’empêcher de sauver le monde. Allez, avoue !

MAX : Tu veux libérer le monde ?

LEONORA : Je veux le laver de cette boue, de cette peste brune.

MAX : J’aimerais bien, moi aussi rendre ce monde plus sage et plus beau, mais personne ne le peut ou alors, il n’est pas encore temps !

LEONORA : Menteur, tu es avec eux, comment pourrait-il en être autrement ! C’est moi qui détiens ton passeport. Elle cherche dans le sac posé à côté d’elle, lequel paraît être un joyeux foutoir. Au bout de quelques instants, elle brandit en vainqueur, un passeport, puis le sert contre sa poitrine. Comment as-tu fait pour venir jusqu’ici sans cela ? Peux-tu m’expliquer ?

MAX : Mon cœur, je te l’ai déjà dit, je ne suis pas là !

LEONORA : Incrédule. Si tu n’es pas devant moi, où es-tu donc ?

MAX : Là-bas !

LEONORA : Quoi, là-bas ?

MAX : Je ne sais pas si tu vas l’accepter…

LEONORA : Que dois-je accepter, que tu sois un traître ? Ils t’ont aidé, c’est cela ? Tu as vendu ton âme à ces assassins et eux t’on libéré pour venir me corrompre. Allez, admets-le ! Je t’aime assez pour comprendre et pour continuer à t’aimer, mais tu diras à ces salauds, qu’ils ne m’arrêteront pas !

MAX : Je ne suis pas là, je suis toujours en France, prisonnier.

LEONORA : Qu’est-ce que ça veut dire, ça ? Tu n’es pas là ?

MAX : Je ne suis pas là, devant toi, c’est tout ! C’est juste ton imagination…

LEONORA : Tu veux dire que je rêve, là ? Elle se lève, va jusqu’à lui et le touche, plusieurs fois, puis elle revient à sa place. Tu es bien là, je t’ai touché… Je trouve même, que tu as un peu maigri !

MAX : Illusion, vision, spéculation, mirage, fantasme…

LEONORA : Fantasme, tu peux le dire ! Je pense à tes mains sans arrêt et quand je dis tes mains c’est par pudeur.

MAX : Parce que tu es pudique à présent ?

LEONORA : J’ai toujours été pudique !

MAX : Goguenard. Dans ce cas, nous ne partageons pas les mêmes souvenirs !

LEONORA : Pour moi l’impudeur ce n’est pas de se montrer nue, ni de parler de sexe et de tout ce qui s’y rapporte. Bien sûr que tes mains, ta peau, ton sexe, ta bouche, tes effluves, me manquent. Elle porte à son nez,  pour le humer, le passeport auquel elle s’agrippe toujours. J’ai emporté avec moi la dernière chemise que tu ais porté, avant qu’ils t’enlèvent à moi, mais avec le temps, elle perd la trace de ton empreinte. Elle trouve sans même la chercher une chemise d’homme toute froissée et déchirée, la serre contre elle en la respirant avec force. Le personnel d’étage a tenté de me l’arracher pour la laver. Je me suis battue bec et ongles ! Ils ont compris qu’insister leur serait fatal et ont fini par renoncer. Si seulement tous ces gens pouvaient imaginer combien j’ai besoin de ton parfum! Bien sûr que je ne sais pas quoi faire du désir quand il m’envahit alors que tu ne viens pas le transformer en plaisir ! Pour moi, avouer cela n’a rien d’impudique. L’impudeur, l’indécence ce qui ne devrait jamais être, c’est… Hésitante, puis renonçant. Non, j’ai honte…

MAX : Qu’est-ce qui peut bien te faire honte, mon amour ?

LEONORA : Elle hésite encore. Après tout, si tu es un mirage, pourquoi ne pas te le dire ? J’ai mal de ton absence, je suis douloureuse…  J’ai honte de mon manque de toi ! Ton départ m’a privée de la lumière du monde pour n’en laisser que la confusion. Sans toi, je n’arrive pas à être, moi ! Elle se détourne un instant pour ne pas que Max la voie. Voilà, j’ai honte d’avouer cela, l’admettre, c’est ça l’impudeur !

MAX : l’amour est une dépendance, l’admettre, c’est simplement dire, je t’aime ! Où est la honte ?

LEONORA : La honte vient de ce que toi, tu ne m’aimes pas ! Tu es le vent, un simple courant d’air, qui s’est engouffré en moi, pour mieux m’abandonner…

MAX : Un courant d’air ?

LEONORA : Moins que cela, encore ! Une brise légère, sans consistance, juste assez chaude pour sembler sensuelle et que seule, j’ai transformée en tempête.

MAX : Je n’ai pas voulu cela !

LEONORA : Tu aurais dû !

MAX : Ma pauvre petite !

LEONORA : Ah, non, pas de ça, pas de ta pitié ! Je suis encore moi… blessée, perdue, coincée… mais moi ! Je suis Leonora, peintre,  écrivain et femme, pas une « pauvre petite » !

MAX : Coincée ?

LEONORA : Oui, coincée, comme les freins d’une voiture!

MAX : Je regrette !

LEONORA : Tu regrettes quoi, de m’avoir abandonnée ?

MAX : Je regrette de ne pas être là, avec toi !

LEONORA : Mais tu es là ! Arrête ce jeu !

MAX : C’est comme tu veux !

LEONORA : C’est un complot ! Vous cherchez tous à me rendre folle.

MAX : Nous ?

LEONORA : Toi et l’autre, ce salaud de Van Genth !

MAX : Goguenard. En tout cas, pas moi, promis, juré !

LEONORA : Alors c’est lui, c’est le diable !

MAX : Le diable, c’est beaucoup, non, pour un pauvre réfugié juif.

LEONORA : Conciliante. Admets au moins que c’est un salaud.

MAX : Je ne sais pas ! Je te dis que je ne le connais même pas, mais être nazi pour un juif, est à mes yeux, l’apanage d’un parfait imbécile, bien plus que d’un salaud.

LEONORA : Décidément, tu ne comprends rien ! J’aurais dû réussir à mieux te tuer. J’ai essayé, tu sais ?

MAX : Pendant que nous vivions ensemble, à Saint Martin, tu as essayé de me tuer ?

LEONORA : Non, là-bas je t’aimais, après, quand tu es parti, quand tu m’as abandonnée lâchement. Je t’ai haï, tu sais ! Je me croyais forte, debout, artiste, en partant tu as tiré le tapis sous moi et je me suis écroulée. Je t’en veux pour cela, mais plus encore, c’est à moi seule que j’en veux. Comment ai-je pu être assez sotte pour laisser un homme prendre une telle emprise sur moi ?

MAX : Je ne t’ai pas abandonnée. La preuve, même absent, même improbable, je suis là à tes côtés!

LEONORA : Parce que je t’invente !

MAX : Non, non…

LEONORA : Ce n’est pas toi, qui m’as dit tout à l’heure que tu sortais d’un de mes rêves.

MAX : Si, bien sûr que je suis issu de ton imagination, mais il n’empêche, je pense beaucoup à toi, là-bas, tu sais !

LEONORA : Beaucoup ne suffit pas, ça laisse trop d’espace à d’autres pensées.

MAX : Et il ne faut pas ?

LEONORA : Comme une petite fille. Naturellement, qu’il ne faut pas ! Moi je pense à toi tout le temps, tu remplis tout mon espace au point qu’il m’a fallu essayer de t’éliminer.  Après ton départ, tu sais, j’ai pleuré, pleuré, encore pleuré et ensuite, j’ai voulu me nettoyer de toi ! Je me suis savonnée de l’intérieur…

MAX : savonnée de l’intérieur ?

LEONORA : Je me suis fait vomir pendant vingt-quatre heures. Je ne peux que remercier l’eau de fleurs d’oranger.

MAX : « L’eau de fleurs d’oranger » ? Ça sert en cuisine, ça ! Si ma mémoire est bonne, surtout à la fabrication des gâteaux, je ne lui connaissais pas d’autres usages.

LEONORA : Pour ce que je voulais faire, ce liquide capiteux est d’une efficacité redoutable. Les spasmes secouaient mon estomac, violents comme des cyclones. Ils réussissaient, un moment, à me distraire de l’intolérable absence. Néanmoins, entre deux convulsions, revenaient les images de mon amour partant les menottes aux poignets entre deux gendarmes armés. J’avais beau me supplicier, rien ne me permettait d’oublier …

MAX : Pardon !

LEONORA : Pourquoi, me demandes-tu pardon !

MAX : Pardon pour ce que je n’ai pas fait, mieux te protéger !

LEONORA : Je ne veux pas de ta protection ! Ton départ m’a ouvert les yeux sur la laideur du monde. Mon estomac est le lien qui me relie à l’humanité,  il fallait que je le lave de la crasse qu’elle engendre!

MAX : Je ne comprends plus, quelle crasse ?

LEONORA : Ou tu fais semblant ! Mon ventre est le miroir de la terre,  sale il est inutile, propre, il reflète l’univers dans sa simple vérité !

MAX : Hum… ?

LEONORA : Décidément, mon pauvre Max, à partir du moment où cela atteint une certaine profondeur tu ne comprends plus rien.

MAX : Il existe des abysses où l’on s’engloutit !

LEONORA : Il existe des gouffres qui sont des renaissances ! Après ça, je me sentais des ailes… J’ai sulfaté la vigne, taillé, bêché, planté, remué tout ce qui se trouvait à portée de mes mains. Pendant trois semaines, j’étais en grande forme. Jamais depuis, je ne me suis jamais sentie aussi bien. Pourtant, je me nourrissais peu, surtout de pommes de terre, de laitues et de vin. J’ai même… Elle ne continue pas sa phrase.

MAX : Tu as fait, quoi ?

LEONORA : Hésitante. J’ai tenté de te remplacer…

MAX : Hésitant sur l’attitude à prendre, puis décidant d’en rire. Et tu as réussi ?

LEONORA : Sont arrivés à Saint Martin deux jeunes gens, des réfugiés belges, pas mal, pas mal du tout même. Je me suis carrément offerte à eux ! Elle l’observe du coin de l’œil pour voir sa réaction.

MAX : Détaché. Et ?

LEONORA : Rien ! Ils n’ont pas voulu de moi.

MAX : Riant. Pas voulu de toi, mais ils sont idiots, ces gamins !

LEONORA : Furieuse. Même pas jaloux, il s’en fout ! Que je couche avec d’autres, ça n’a pas d’importance. Je savais bien que tu ne m’aimais pas.

MAX : Je t’aime justement assez pour imaginer que tu en avais besoin et pour comprendre.

LEONORA : Tu ne comprends, décidément rien, une fois de plus ! Bien sûr que j’avais envie de faire l’amour, mais cette envie, c’est avec toi que je voulais la partager, pas avec eux. Ils l’ont ressenti mieux que toi, avec tes cinquante hivers et tes cheveux blancs.

MAX : Il s’agit juste pour moi, d’un principe de liberté que nous professons depuis longtemps, mes amis surréalistes et moi.

LEONORA : Un principe masculin, édicté par des hommes, qui n’engendre chez nous les femmes, que souffrance, tristesse et désordre !

MAX : C’est de liberté que je parle !

LEONORA : C’est ce que je disais, tu parles d’indépendance et moi d’attachement.

MAX : N’oublie pas que tu es à Madrid et moi quelque part en France et que c’est donc toi qui fais les questions et les réponses.

LEONORA : Furieuse. Pourquoi ne me laisses-tu pas oublier ?

MAX : Reniflant autour de lui. Tu as un amant ?

LEONORA : Non, bien sûr que non, pourquoi demandes-tu ça ?

MAX : Une odeur d’eau de Cologne de mauvaise qualité !

 LEONORA : Reniflant à son tour dans tous les recoins  de la pièce. Je n’arrive pas à l’éliminer. Ils m’ont arrosée avec après avoir tenté de me violer.

MAX : Qui c’est qui a fait ça ?

LEONORA : Des officiers espagnols, je voulais juste leur donner le contenu de mon sac. Vider sur eux l’angoisse de Madrid. Ils n’ont pas accepté, mais deux d’entre eux m’ont enlevée, m’ont amenée dans une maison aux balcons ouvragés, m’ont poussée dans une chambre hideuse au décor chinoisant, puis l’un des deux est parti et l’autre a déchiré mes vêtements, m’a jetée sur le lit et a tenté de me violer.

MAX : C’est horrible, ce sont des salauds.

LEONORA : J’ai résisté, tu sais, très fort… Devant ma rigidité, il a abandonné, a pris le contenu de mon sac, m’a arrosée d’une bouteille entière d’eau de Cologne et m’a raccompagnée à l’hôtel.

MAX : Tu as appelé la police, porté plainte ?

LEONORA : Non, pour quoi faire, tout cela est normal ! J’ai téléphoné au diable, ton ami Van Ghent, je voulais qu’il voie l’officier, qu’il comprenne et s’amende. Il m’a insultée et m’a raccroché au nez.

MAX : Secouant la tête, désabusé. Mon ami… puisque tu y tiens ! Et le violeur-voleur ?

LEONORA : Le gardien l’a mis à la porte !

MAX : Quelle aventure ! Ma pauvre enfant, tu dois être complètement traumatisée ?

LEONORA : Je t’ai déjà dit, pas d’apitoiement! Je trouve tout cela normal.

MAX : Ahuri. Normal, mais je ne vois rien de normal dans tout ce qui t’est arrivé !

LEONORA : Bien sûr que c’est normal, puisque Van Genth a hypnotisé Madrid ! Les habitants sont tous des zombies !  Récompensés en permanence, par des distributions d’angoisse, ils deviennent tous ses esclaves !

MAX : De plus en plus étonné par les propos de la jeune femme. Madrid hypnotisée par ce Van Genth ? Les Madrilènes drogués à l’angoisse ?

LEONORA : Ne fais pas celui qui ne sait rien!

MAX : Leonora, ressaisis-toi, tout ça est impossible !

LEONORA : Je te le dis, ce Van Genth, c’est le Diable. Et le Diable peut tout !

MAX : Je ferais bien sa connaissance, à ce Van Genth ! Il pourrait peut-être me sortir des griffes des SS dans lesquelles l’administration française va bientôt me jeter.

LEONORA : Perdue dans ses pensées. Ma mission est de le soumettre et de sauver Madrid !

MAX : C’est tout ?

LEONORA : Une fois Madrid guérie, j’irais voir Franco et je lui expliquerai tout !

MAX : Tout ! Tu veux dire l’hypnotisme, l’angoisse et Van Genth ?

LEONORA : Et le reste !

MAX : Le reste ?

LEONORA : Lui, Hitler et Mussolini, magnétisés par Van Genth

MAX : Ah ! Ils sont tous …

LEONORA : Tous !

MAX : Ah !

LEONORA : Je lui dirai de s’allier avec le Royaume-Uni, pour vaincre le mal !

MAX : Inquiet, mais ne pouvant s’empêcher de se moquer un peu. Beau programme, pas si facile à exécuter, surtout que Van Genth, ne te laissera pas faire ! Et si en plus, comme tu l’affirmes, c’est le diable, le battre ne sera pas une mince affaire.

LEONORA : Joyeuse. Mais, c’est fait!

MAX : Qu’est-ce qui est fait ?

LEONORA : Van Genth, regarde, il a reconnu ma puissance ! Elle montre la chemise qu’elle porte et une autre posée sur le lit. Que vois-tu ?

MAX : Deux chemises de soie !

LEONORA : Mais encore ?

MAX : L’une est verte, l’autre rose…

LEONORA : C’est lui qui m’a envoyé ces deux chemises en cadeau.

MAX : Lui, Franco ?

LEONORA : Mais non, Van Genth, c’est un signe, il m’adresse une offrande en signe de soumission.

MAX : Incrédule. Tu crois ? Il t’insulte, te ferme le téléphone au nez, te traite de tous les noms, puis à plus de trois heures du matin et simultanément, te fait porter, en guise de présent, deux chemises, dans ta chambre, étonnant, non ?

LEONORA : S’énervant devant tant d’incompréhension. Décidément, tu ne veux pas comprendre, ce type, c’est Satan en personne !

MAX : Pour réussir à faire tout cela en même temps, tu dois avoir raison !

LEONORA : Tu me crois maintenant ?

MAX : Essayant d’éveiller chez la jeune femme un raisonnement logique. Et donc, tu soutiens que subjugué par ta puissance positive,  le démon a abandonné ses proies ?

LEONORA : Bien sûr, pourquoi pas ?

MAX : Le Diable devenant bon, grâce à une femme, voici qui est beau et prodigieux !

LEONORA : Fière. Eh oui, et c’est moi, cette femme! J’ai réussi à laver le monde du mal et à convertir Satan et tout cela sans ton aide. Tu vois que je suis une grande fille qui, à présent, est capable de vivre sans mentor. Il est temps que je me délivre de toi !

MAX : Et comment vas-tu faire ? Je te rappelle que je ne suis pas vraiment là !

LEONORA : C’est facile ! Il me suffit de donner ton passeport à Van Genth, il saura qu’en faire !

MAX : Tu m’envoies au diable, en quelque sorte !

LEONORA : Non, je t’efface, tout simplement !

MAX : Plus de passeport, plus de Max ? C’est de la magie, ça !

LEONORA : Tout est magie et suggestion, comment est-ce possible que toi, grand peintre, tu ne le saches pas ?

MAX : Tout est sorcellerie et hypnose, vraiment ?

LEONORA : Il y a peut-être aussi un peu de drogue. Van Genth m’offre des cigarettes, je suis sûre qu’elles contiennent une drogue. 

MAX : Et toi, en le sachant, tu fumes tout de même, ses cigarettes « droguées » ?

LEONORA : Je n’ai pas le choix, les cigarettes sont rares en ce moment à Madrid.

MAX : Et si, par exemple, ces chemises étaient empoisonnées ?

LEONORA : Inquiète tout à coup. Impossible, pourquoi prendre ce risque ?

MAX : Pour se débarrasser de toi, voyons !

LEONORA : Elle se gratte. Mais enfin, je suis le bien ! Le mal ne peut se débarrasser de moi ! Que serait-il sans moi ?

MAX : Lui-même !

LEONORA : Mais, incomplet !

MAX : Peut-être, mais c’est dans sa nature !

LEONORA : Elle se gratte de plus en plus fort, affolée. Tu crois vraiment que ces chemisiers peuvent être empoisonnés ?

MAX : C’est une possibilité, ça s’est déjà vu, mais il y en a plein d’autres !

LEONORA : Ah, oui, lesquelles s’il te plaît ?

MAX : Comme la simple erreur d’une femme de chambre, par exemple !

LEONORA : Impossible ! Elle se tortille et tout en continuant à se gratter, se déshabille pendant que la lumière baisse. Le chien, je l’aurai !

***

 

 

 

Tableau III

 

Une cellule d’hôpital psychiatrique, petite, un lit muni de liens, un chevet, une armoire, le tout blanc ou l’ayant été, des barreaux à une fenêtre haute, une lumière artificielle crue, une porte donnant sur un couloir équipé d’un judas de grande taille. Leonora est pendue, comme une chauve-souris, les pieds dans les barreaux de la fenêtre. La jeune femme observe la pièce sous cet angle étonnant.

 

LEONORA : Ainsi, tout est à sa juste place ! Le monde ne peut être vraiment appréhendé, que la tête en bas.

Entre un infirmier, qui porte un masque d’oiseau et qui pousse un guéridon à roulette. La jeune femme s’agite !

LEONORA : Tu es là mon bel oiseau, tu viens me sauver, je le sais. Si seulement, tu pouvais savoir combien je t’attendais ! Ici c’est l’enfer glacé, celui des innocents.

L’homme semble ne pas voir la jeune femme, il se met à sa recherche.

 

LEONORA : Cherche, mon amour, oui cherche-moi bien, je suis là !

L’homme-oiseau regarde sous le lit.

 

LEONORA : Là, c’est la banquise !

Il va vers l’armoire.

LEONORA : Là, c’est Thulé !

Il ouvre la porte de la salle de bain, regarde partout.

 

LEONORA : Là, c’est le Cap Horn !

Il cherche partout au sol, sous le lit.

 

LEONORA : Un homme digne de ce nom, ne regarde pas ses pieds ! Devant lui, c’est l’horizon et au-dessus ses espérances, au sol, rien de valable, juste la vermine indigne de lui.

Il continue à chercher partout sauf dans sa direction. Elle s’inquiète et s’agite.

 

LEONORA : Volatile aveugle, finiras-tu par me trouver ? Suis-je donc, invisible ?

L’homme-oiseau parait abandonner, il se rend vers la porte, comme pour sortir.

 

LEONORA : Furieuse. C’est comme ça que tu me cherches, toi mon sauveur, toi que j’espère depuis que je suis prisonnière ?

Il paraît se raviser comme s’il avait entendu quelque chose. Il se retourne dans la direction de la jeune femme, mais ne semble toujours pas la voir.

 

LEONORA : Mais enfin, je suis là sous ton nez !

Il continue à explorer  la pièce.

 

LEONORA : Suis-je déjà ailleurs? Ai-je rejoint les aigles mythiques, messagers des dieux, le grand condor des Andes au vol majestueux ou Quetzalcóatl, le dieu serpent à plumes ? Suis-je partie si loin, que mon Loplop, du sol, ne puisse m’apercevoir ?

Lui, regarde dans la direction de la jeune femme, apparemment toujours sans la voir, puis, renonce et se rend vers la porte de sortie.

 

LEONORA : Hou, hou, je suis là !

 

L’homme-oiseau continue à se diriger vers la porte.

 

LEONORA : Ce serait donc à moi de venir te sauver ?

Il met la main sur la poignée de la porte, l’entrouvre, regarde une dernière fois et s’apprête à quitter la pièce.

 

LEONORA : Suppliante. Ne pars pas, j’arrive !

La jeune femme, fait un rétablissement et se retrouve au sol, sur ses pieds.

 

LEONORA : Me voilà !

Il se retourne et jouant la surprise, semble la voir enfin.

 

MAX/JOSÉ : Vous voilà, Mademoiselle, où étiez-vous passée ? J’aurais juré que vous n’étiez pas dans votre chambre !

LEONORA : Je n’étais pas tout à fait là, en effet !

MAX/JOSÉ : Où étiez-vous donc cachée ?

LEONORA : Je t’ai dit que je n’étais pas là, cela devrait te suffire. Suspicieuse. Et puis qu’est-ce que c’est que cette façon de me vouvoyer ?

MAX/JOSÉ : Vous savez bien qu’il nous est interdit de tutoyer nos pensionnaires, Mademoiselle !

LEONORA : j’exige que tu me tutoies ou je quitte la pièce !

MAX/JOSÉ : Comment comptez-vous vous y prendre ?

LEONORA : Tu n’as pas besoin de le savoir !

MAX/JOSÉ : Dans ce cas, ma présence est inutile, je m’en vais.

LEONORA : Non, ne pars pas ! Conciliante.  Et s’il te plaît, tutoie-moi !

Il semble réfléchir. Elle, enfantine et charmeuse à la fois, elle s’approche de lui.

 

LEONORA : Reste et tutoie-moi et je te dis comment je fais !

MAX\JOSÉ: Je ne peux pas vous tutoyer, je perdrais ma place si cela se savait, mais je veux bien rester si vous me dites comment vous faites pour quitter cette cellule.

LEONORA : C’est donc bien une cellule, je suis bien ici de force.

MAX/JOSÉ : Si nous rentrons dans cette éternelle discussion, je vous quitte ! Il fait mine de partir.

LEONORA : Le retenant par la manche, suppliante. Non, pitié, ne me laisse pas seule ! Je suis seule des jours et des nuits entières, je n’en peux plus.

 

MAX/JOSÉ : Vous n’êtes jamais seule, mademoiselle. Je ne suis jamais bien loin, vous le savez ! Et même si je dois m’absenter, il y a toujours quelqu’un qui se  tient, là, juste derrière cette porte.

 

LEONORA : D’accord, d’accord je vais tout te dire !

MAX/JOSÉ : Vous voyez, vous savez être raisonnable ! Dites-moi, tout !

LEONORA : J’ai un don, celui de pouvoir quitter cette prison, il suffit que je le veuille !

MAX/JOSÉ : Expliquez-moi mieux, je vous prie.

LEONORA : A Madrid je sentais vibrer les êtres, je savais tout d’eux rien qu’en les approchant. Je voyais leurs angoisses et le mal que leur faisait l’autre, le maudit.

MAX/JOSÉ : Qui l’autre ?

LEONORA : Max, ne fais pas l’idiot, Van Genth, bien sûr !

MAX/JOSÉ : Van Genth ?

LEONORA : Bien sûr ! Qui d’autre ?

Elle s’approche pour lui chuchoter à l’oreille.

 

LEONORA : Ils ne le savent pas, mais j’ai un autre don !

MAX/JOSÉ : Celui des rêves éveillés ?

LEONORA : Bien mieux, je vois dehors !

MAX\JOSÉ: L’extérieur d’ici ? Vous voulez dire que vous traversez les murs ?

LEONORA : Oui, et même très bien !

MAX/JOSÉ : Par l’imagination ?

LEONORA : Homme de peu de foi !

MAX/JOSÉ : Je suis prêt à tenter de comprendre.

LEONORA : Je m’évade, vraiment et je peux le prouver !

MAX/JOSÉ : Décrivez-moi ces paysages !

LEONORA : Au-delà de ces murs, il y a des paysages arides qui ne ressemblent en rien au jardin apprêté et verdoyant que mes geôliers me permettent parfois d’arpenter.

MAX/JOSÉ : Mais encore ?

LEONORA : Une montagne décharnée domine l’ensemble et sur cette montagne un vieux temple druidique délabré… qui sera bientôt ma demeure, d’où je vous protégerai.

L’infirmer est attentif, autant qu’étonné.

LEONORA : Tu ne t’attendais pas à ça ?

Evitant de répondre.

MAX/JOSÉ : Parce que vous comptez nous quitter bientôt ?

LEONORA : Comme si tu ne le savais pas ! Alors que c’est toi qui viens me libérer ! 

MAX/JOSÉ : Moi ?

LEONORA : Max, arrête ce jeu et enlève ton masque !

MAX/JOSÉ : Parce que je porte un masque ?

LEONORA : Naturellement, comme si tu ne le savais pas !

MAX/JOSÉ : Donc, vous disiez, que vous sentiez les gens par leurs vibrations ! Et à présent ce don, vous le possédez toujours ?

La jeune femme lui saute dessus et arrache le masque. Lui, la repousse, par peur, d'instinct elle tombe sur les fesses tout en lâchant le masque qui roule par terre.

LEONORA : Jubilant. C’est toi, c’est bien toi, mon amour, mon amant, mon sauveur, mon frère, mon moi-même, sors-moi de là !

Elle se redresse avec agilité et se précipite à son cou, l’embrasse où elle peut, alors que l’homme, la repousse gentiment, mais fermement

 

MAX/JOSÉ : Se tenant la tête ébouriffé et douloureux.  Mademoiselle, Mademoiselle, il ne faut pas faire cela ! Nous ne devons pas nous toucher et vous le savez bien !

LEONORA : Déchaînée. Qu’est-ce que c’est que ce monde de fou, où une femme amoureuse ne peut toucher son bien-aimé ?

MAX/JOSÉ : Justement…

LEONORA : Il n’y a pas de justement qui tienne, je suis a toi, je t’attends depuis si longtemps !

MAX/JOSÉ : Je ne suis pas Max ! Je suis…

LEONORA : Elle lui met la main sur la bouche. Tu es celui que j’aime à la folie, viens ! Elle le tire en direction du lit.

MAX/JOSÉ : Mademoiselle, non, s’il vous plaît…

LEONORA : Viens me prendre, mon lion, mon chevalier, mon sauveur, je t’ai tant attendu ! Nous partirons plus tard ! Elle se jette sur le lit offerte. Dans te bras, je suis libre !

MAX/JOSÉ : Qui tente de se dégager de l’emprise de la jeune femme. Par pitié, lâchez-moi, sinon je serai obligé d’appeler à l’aide.

LEONORA : Insistant. Allez, viens, prends-moi !

MAX/JOSÉ : Vous savez bien que je ne peux pas faire cela !

LEONORA : Tu me préfères attachée, c’est ça, n’est-ce pas, Max ?

MAX/JOSÉ : Mademoiselle, de grâce, je ne suis pas Max et quand je vous attache c’est pour votre bien !

LEONORA : Se tortillant, toujours offerte. Tu ne te gênes pourtant pas pour me prendre, la nuit quand tout le monde dort et que je suis attachée !

MAX/JOSÉ : Moi, jamais ! Il ne faut pas dire des choses pareilles, cela pourrait me causer du tort.

LEONORA : Tu n’es qu’un violeur ! Je ne m’en plains pas d’ailleurs !

MAX/JOSÉ : Mademoiselle, par pitié, je suis José, je ne suis pas Max. Je ne connais, même pas ce Max ! Je sais juste qu’il existe dans vos délires.

LEONORA : Parce que je délire, maintenant ?

MAX/JOSE : Mais non, mais non, mais il vous arrive de faire des cauchemars.

LEONORA : Je préfère ! Pensive, puis grimaçante. En effet, tu es un vrai cauchemar !

MAX/JOSÉ : Je vous le dis, je suis José, vous savez, c’est moi qui vous garde la nuit, moi qui passe sur votre corps enfiévré des linges humides pour vous rafraîchir.

LEONORA : Non, tu es ce salaud de Max ! Non content de m’avoir abandonnée, tu viens à présent me narguer ici. Je m’offre à toi, et toi, tu oses me rejeter, tu vas connaître l’étendue de ma puissance.

MAX/JOSÉ : Mais non je suis José, parfois il m’arrive même de vous faire tirer une bouffée de ma cigarette !

 

LEONORA : Une cigarette, hum, j’en rêve, tu en as ?

MAX/JOSÉ : Si vous êtes sage, je vais en allumer une et vous permettre de la fumer un peu.

LEONORA : J’en veux une entière !

MAX/JOSÉ : Deux bouffées, si vous restez calme.

LEONORA : Bon je ne bouge plus !

Elle va s’asseoir sur le lit, met ses mains derrière le dos, et demeure rigide et immobile. Lui, prend un paquet de cigarettes de sa poche, en allume une, en tire une bouffée et la tend à la jeune femme. Elle tire une première bouffée sagement, puis la seconde ! Il tente de retirer la cigarette, elle saute s’accroche à son bras. Dans la bagarre, la cigarette tombe au sol, obligeant José à l’éteindre avec le pied pendant que Leonora essaie en vain de l’attraper.

 

MAX/JOSÉ : Décidément, on ne peut pas vous faire confiance !

LEONORA : Je ne suis pas dupe de tes manigances, Max, tu es de mèche avec le diable. Il a dû t’en apprendre, des choses sur les gens d’ici et sur moi.

MAX/JOSÉ : Mademoiselle, regardez-moi, je suis José !

LEONORA : Pourquoi, dans ce cas ne pas l’avoir annoncé plus tôt et pourquoi porter le visage de l’autre ? Elle attrape la peau des joues de l’infirmier et tire dessus sans ménagement.

 

MAX/JOSÉ : Il se dégage. Aïe !

LEONORA : C’est bien collé !

MAX/JOSÉ : Ce n’est pas collé, ce sont mes joues et c’est ma peau !

LEONORA : Tu vois, tu es bien Max !

MAX/JOSÉ : Non !

LEONORA : Menteur !

MAX/JOSÉ : C’est votre imagination qui vous joue des tours !

LEONORA : Qui d’autre que Max dirait cela ?

MAX/JOSÉ : Moi, José, je vous le dis !

LEONORA : José ou Max, qu’importe, tant que je retrouve ma liberté !

MAX/JOSÉ : Je ne suis pas en mesure de vous l’accorder !

LEONORA : Tu veux dire, me la rendre ! Avant de me faire enlever par vous, j’étais libre !

MAX/JOSÉ : Qui c’est « vous » ?

LEONORA : Qui s’agite. Ne fais pas celui qui ne sait pas ! « Vous », toute la bande de ceux qui veulent m’empêcher de sauver le monde ! Que dois-je encore dire de plus, tu les connais parfaitement ! Alors tu me la rends, cette liberté !

MAX/JOSÉ : Je ne demande que cela ! Vous rendre votre liberté, c’est notre but à tous, ici !!

LEONORA : Tu as dit « la rendre », tu admets donc, m’avoir enlevée ?

MAX/JOSÉ : Je n’admets rien ! Je suis simplement un professionnel, conciliant… J’ai juste dit « Vous la rendre» pour ne pas, vous contrarier, inutilement !

LEONORA : Tu es peintre, ceux-ci ne sont pas enclins à tant de diplomatie

MAX/JOSE : Mademoiselle, Mademoiselle, je suis José, votre soignant, personne d’autre !

LEONORA : Vous continuez tous à me parler, comme à une enfant ou pire comme à une folle ?

MAX/JOSÉ : Mais pas du tout, c’est juste que…

LEONORA : S’agitant. J’ai été assez bête pour allez raconter mes vues et mes projets politiques à ce salaud d’ambassadeur de Grande-Bretagne à Madrid et me voici enfermée ici. Tout est fait pour m’empêcher de sauver le monde !

MAX/JOSÉ : Vous lui avez raconté que vous vouliez sauver le monde ?

LEONORA : Bien sûr et en parler à Franco !

MAX/JOSÉ : Vous vouliez parler au « Caudillo » ?

LEONORA : Je voyais bien que ce crétin ne comprenait pas, mais j’étais bien obligée ! Comment, sinon accéder à Franco ? J’ai insisté ! Et lui, sais-tu ce qu’il a fait ?

MAX/JOSÉ : Il a fait appeler un médecin ?

LEONORA : Exactement ! Il m’a demandé de lui raconter mes desseins politiques, ce que j’ai fait, avec plaisir, piégée par tant d’intérêt.

MAX/JOSÉ : J’aurais fait la même chose.

LEONORA : Bien sûr, tu es de la même race, de celle des aveugles ! C’est ce jour-là, que j’ai perdu mon autonomie ?

MAX/JOSÉ : Souriant. J’imagine !

LEONORA : Et tu trouves ça drôle ?

MAX/JOSÉ : Pas drôle, non, mais logique ! En termes simples, on appelle cela un délire, ça se soigne.

LEONORA : Ici ? Vous me soignez, peut-être ?

MAX/JOSÉ : Je vous l’assure, vous allez bien mieux qu’à votre arrivée.

LEONORA : Je veux sortir !

MAX/JOSÉ : Quand vous serez guérie…

LEONORA : Quand ?

MAX/JOSÉ : C’est impossible à dire, mais vous êtes sur la bonne voie !

LEONORA : Mais, quand ?

MAX/JOSÉ : Je ne peux le dire !

LEONORA : Menteur, c’est vous qui me rendez folle ! Vous embuez mon cerveau avec des drogues infâmes. Vous me rendez malade pour mieux m’enfermer !

MAX/JOSÉ : C’est pour mieux vous guérir !

LEONORA : Quel intérêt auriez-vous à me libérer ? Vous êtes une bande de vampires qui vous abreuvez à mes délires et vous nourrissez de mes souffrances !

MAX/JOSE : Raillant. J’ai bien peur que dans ce cas, nous ne devenions tous obèses.

LEONORA : Tu te moques de moi, c’est cela ?

MAX/JOSE : Un peu ! Désolé je n’ai pas pu m’en empêcher.

LEONORA : Jusqu’où suis-je tombée ?

MAX/JOSÉ : Rassurant. Le fait que vous posiez la question est un très bon signe.

LEONORA : Tu crois ?

MAX/JOSÉ : Mais oui, mais oui ! Allez, dites-moi qui vous voyez en moi !

LEONORA : Je vois la confrérie des salauds ! Mon amant, mon père et la peste brune ! Je vois l’abandon, la lâcheté et le mal ! Ils m’attachent, me subjuguent, me font prisonnière !

MAX/JOSÉ : Vous les aimez ?

LEONORA : Autant que je les hais ! Ce sont mes pères, tous des salauds, c’est eux qui détiennent le pouvoir !

L’infirmier prend doucement la jeune femme en lui passant le bras autour des épaules et en l’emmenant vers le lit.

MAX/JOSÉ : Venez, je dois vous attacher.

Elle le suit docilement.

 

LEONORA : Qui le demande ?

MAX/JOSÉ : Don Luis !

Toujours docile.

 

LEONORA : C’est Dieu alors qui l’ordonne !

MAX/JOSÉ : Simplement le Docteur Morales.

LEONORA : Le père ou le fils ?

MAX/JOSÉ : Don Luis !

LEONORA : Pourquoi le père et le fils s’attaquent-ils au Saint-Esprit ?

MAX/JOSÉ : Vous seriez le « Saint-Esprit » ?

LEONORA : S’agitant et résistant un peu. Comme si tu l’ignorais! Décidément, tu me prends pour une idiote ! Tous ici savent que je suis le Saint-Esprit, incarnée dans l’ange du bien !

MAX/JOSÉ : Dans ce cas, soyez un ange et couchez-vous sagement, s’il vous plait !

La jeune femme se couche, se laisse entraver, tout en prenant une attitude lascive et offerte.

LEONORA : Tu aimes m’attacher, n’est-ce pas ? Tu me veux esclave docile ! Je serai celle que tu désires, comme tu le désires ! Tu as envie de me violer ?

MAX/JOSÉ : On ne viole pas un ange !

LEONORA : Je serai démone si tu le veux !

Elle agite ses chaînes, se tortille et fait des grimaces.

MAX/JOSÉ : Calmez-vous…

LEONORA : Viens et abuse de moi ! Si tu le veux, je peux même résister un peu, pour mieux t’exciter… 

MAX/JOSÉ : Je vais vous faire une piqûre !

LEONORA : Viole-moi d’abord !

MAX/JOSÉ : Commençons par la piqûre !

Elle se tortille dans tous les sens faisant grincer le lit qui tressaute.

 

LEONORA : Viole-moi, c’est un ordre !

Il s’éloigne en direction de son chariot qu’il a auparavant posé contre un mur de la pièce. Ouvrant une trousse métallique il en tire  une seringue et commence précautionneusement la préparation de la piqûre.

MAX/JOSÉ : Restez calme, je vous prie, vous allez encore vous faire mal !

LEONORA : Se débattant avec ses liens. Le monde est en feu ! Le sang de la planète s’écoule à flots, des innocents périssent dans d’affreuses douleurs, le mal est partout au pouvoir et c’est moi que l’on pique au Cardiazol ?

MAX/JOSÉ : Je ne suis pas là pour raisonner, mais juste pour exécuter, ce que ceux qui savent m’ordonnent de faire.

LEONORA : Qui te dit, qu’ils savent ?

MAX/JOSÉ : Ils sont médecins !

LEONORA : Cela leur apprend-il la guerre, l’amour, l’absence, ma souffrance ?

MAX/JOSÉ : Ce sont mes chefs ! Ils ordonnent, j’exécute !

LEONORA : Se calmant un peu pour le convaincre. C’est là tout problème, ils font tous cela, obéir ! Il suffirait de désobéir un petit peu, pour éviter les guerres, pour arrêter ces massacres, pour sauver des millions d’hommes, de femmes, d’enfants, pour me rendre ma liberté… Les hommes sont devenus des machines, aveugles !

MAX/JOSÉ : Nous aspirons simplement au bonheur. Pour l’atteindre, je pense qu’un peu de cécité est nécessaire.

LEONORA : Quelle horreur, « bonheur », le mot seul me donne envie de vomir !

MAX/JOSÉ : C’est pour cela que nous vous soignons. Nous voulons vous redonnez goût au bonheur !  

LEONORA : Pour me rendre à nouveau idiote et aveugle ? Je préfère demeurer lucide !

MAX/JOSÉ : Trop de lucidité mène à la folie.

LEONORA : Je ne suis folle qu’à vos yeux d’aveugles !

MAX/JOSÉ : Ne dites pas ça ! Vous verrez, après, plus tard, vous comprendrez !

LEONORA : Et si vous, vous tentiez, pour une fois de comprendre, là maintenant ? Si vos beaux raisonnements n’avaient aucun sens ? Si c’était tout le contraire ? Si la sagesse ne pouvait venir que des fous ?

La seringue est prête. L’infirmier s’avance doucement vers Leonora, à présent calme. Elle le voit venir vers elle et ne bouge pas, mais le regarde.

 

LEONORA : Sais-tu dans quel enfer tu vas me plonger ?

MAX/JOSÉ : Ce ne sera pas pire que la dernière fois, puis vous irez mieux

LEONORA : Elle s’agite terriblement dans une lutte perdue d’avance. Je ne veux pas, c’est trop horrible ! Je veux juste vous sauver, mais je n’arrive pas, vous ne me laissez pas faire! Est-ce un si grand crime ?

MAX/JOSÉ : Une utopie, ça peut être grave, Mademoiselle !

LEONORA : Implorant. Pas de piqûre, de grâce !

MAX/JOSÉ : C’est pour votre bien !

LEONORA : Elle se débat. Le bien de l’agneau passe par les crocs du loup !

L’homme saisit fermement le bras de la jeune femme, y enfonce l’aiguille et injecte le contenu de la seringue. Puis il se lève rapidement pour poser son aiguille.

LEONORA : Abandonnant la lutte, devenue inutile, elle ferme les yeux pour profiter des derniers instants de répit. Je ne suis qu’un pauvre petit cheval blanc…

Le calme est de courte durée. Le corps de la jeune femme se tend comme un arc, secouée par une violente crise d’épilepsie, sa bouche se tord dans un affreux rictus,  elle bave en geignant.

 

L’infirmier se lève, prend sur le chariot une bassine, la remplit partiellement  d’eau, y trempe des compresses. De sa poche il sort une poignée de citrons qu’il coupe en quartiers et qu’il pose sur une assiette. Puis tranquillement il roule le chariot jusqu’à le rapprocher du lit où Leonora convulse encore. Il la regarde un instant sans rien faire. Son visage exprime une énorme compassion.

 

Les convulsions s’arrêtent brusquement et le corps de Leonora s’affaisse épuisé. L’homme prend alors un quartier de citron que la jeune femme suce et mange goulûment. Puis avec une tendresse infinie, il lui éponge le front avec les compresses qu’il a préparées.

 

MAX/JOSÉ : Là, c’est fini ! Vous irez bientôt mieux, vous verrez…

LEONORA : Epuisée, presque inaudible. Je brûle…

Tout en lui épongeant le haut du corps, il lui met dans la bouche un autre quartier de citron qu’elle suce avec moins de fougue.  

 

LEONORA : Je ne pourrai plus jamais te sauver…

Il caresse doucement son front.

 

MAX/JOSÉ : Je suis là, dormez, je veille sur vous !

Elle ferme les yeux, exténuée.

 

***

EPILOGUE

 

Un étal de marché à Lisbonne. Leonora regarde les fruits et les légumes distraitement. Elle a rendez-vous avec Max, son regard le cherche dans une foule qui n’est pas sur le plateau.  Il entre sur la scène, derrière elle, sans crier gare, elle se retourne, le voit, elle a un choc, il s’en aperçoit.

 

MAX : J’ai tant vieilli que cela, en un an ?

LEONORA : Chancelante, elle s’appuie sur l’étal. Justement, tu n’as pas changé !

MAX : Toi, non plus d’ailleurs !

LEONORA : Menteur, moi j’ai changé, tu ne peux pas ne pas l’avoir remarqué, pas toi !

MAX : Tu es toujours aussi belle ! Il l’observe avec attention. Montre ! Il lui prend la main, la fait tourner sur elle-même, charmeur. Plus mûre, sûrement encore plus belle, plus désirable !

LEONORA : Je suis mariée, ce doit être ça !

MAX : Ce n’est pas de cela dont il s’agit, c’est autre chose !

LEONORA : Oui, c’est autre chose !

MAX : On m’a dit que tu avais été malade, très malade même.

LEONORA : « On » t’a certainement dit aussi que j’étais folle !

MAX : Que tu avais eu quelques problèmes après mon départ, oui. Raconte !

LEONORA : Quelques-uns en effet, mais je préférerais que l’on parle d’autre chose !

MAX : Tu sais, je suis retourné à Saint Martin !

LEONORA : Ah ?

MAX : Les Vigne t’ont volé la maison.

LEONORA : Grand bien leur fasse !

MAX : Tu t’en fous ?

LEONORA : Complètement, je pense que je n’y retournerai jamais ! Laissons le passé enterrer le passé !

MAX : J’ai tout de même récupéré nos toiles, elles sont chez Frantz.

LEONORA : Cherchant dans ses souvenirs. Frantz ?

MAX : Tu sais le gars qui vit de l’autre côté de l’Ardèche, qui me prêtait son kayak. Il m’a bien aidé à mon retour, lui.

LEONORA : Indifférente. C’est bien !

MAX : Il s’aperçoit de la bizarrerie de la jeune femme. Et maintenant ?

LEONORA : Et maintenant quoi ? Elle se sent mal, que va-t-il lui demander.

MAX : Comment vas-tu ?

LEONORA : Soulagée. Bien, bien, je suis encore un peu fragile, mais je suis sur la bonne voie.

MAX : Tu m’as manqué, tu sais !

LEONORA : C’est tout !

MAX : J’ai beaucoup pensé à toi !

LEONORA : Moi aussi ! Ça n’a pas été trop dur aux « Milles » ?

MAX : Le plus difficile, pour moi à supporter, c’est la saleté et les « Milles » c’était sale, très, très sale !

LEONORA : Dans ses souvenirs. La saleté, oui, moi aussi j’ai connue !

MAX : De plus ces imbéciles ont failli me remettre aux Allemands. Moi qui suis sur la liste noire des ennemis du Reich ! J’ai échappé de justesse au peloton d’exécution. Je te raconterai !

LEONORA : Et, Elle, tu l’aimes ?

MAX : Surpris. Peggy ?

LEONORA : Qui d’autre ?

MAX : Elle a été très gentille. C’est elle qui m’a permis de quitter Marseille, où je me cachais, pour Lisbonne. Sans elle je ne sais pas comment j’aurais fait !

LEONORA : L’aimes-tu ?

MAX : Elle m’aime ou tout au moins, elle le croit !

LEONORA : Elle est très riche, paraît-il !

MAX : C’est une folle d’art moderne ! Elle veut même faire construire un musée !

LEONORA : Tu devrais l’épouser !

MAX : C’est toi je j’aime !

LEONORA : Nous ne sommes plus au temps des amours, mon cher Max.

MAX : Je veux tout recommencer avec toi !

LEONORA : C’est trop tard ! Le temps est passé, il nous a usés.

MAX : Qu’a-t-on fait de mon amoureuse ? Tu ne m’aimes donc plus ?

LEONORA : Là n’est plus la question !

MAX : Pourtant c’est là l’essentiel, non ?

LEONORA : Je n’ai plus la force d’aimer. Cette force je l’ai dilapidée à vouloir sauver le monde !

MAX : Laisse-moi alors, t’aimer, panser tes plaies, te dorloter. Je saurai, tu sais !

LEONORA : Pour cela aussi c’est trop tard.

MAX : C’est trop fort entre nous pour qu’il soit trop tard !

LEONORA : Je t’ai extirpé de moi et cela a été douloureux !  Tes racines s’enfonçaient profondément en moi, me prenant le corps, le cœur et la tête. J’ai eu du mal à me libérer de toi. J’en suis encore toute meurtrie, mais à présent c’est fait ! Et je ne veux pas traverser à nouveau ces épreuves.

MAX : Mon pauvre amour, que tu as dû souffrir !

LEONORA : Aujourd’hui, je veux bien accepter ta pitié, pour ce passé-là ! 

MAX : Ce n’est pas de la pitié, c’est de la compassion !

LEONORA : Quelle différence ?

MAX : La compassion c’est de l’amour… protecteur !

LEONORA : Alors, pas de cela entre nous ! Je ne veux plus de pères ! Je me débrouille très bien toute seule.

MAX : Tu ne veux plus, de moi ?

LEONORA : Je ne veux plus recommencer ça !

MAX : Tu ne ressens donc rien à ma vue ?

LEONORA : Lasse. Que les hommes sont bêtes !

MAX : Je ne comprends pas !

LEONORA : S’échauffant un peu. Pourquoi m’obliger à dévoiler ! Même toi, l’artiste, le peintre, le sensible, comment fais-tu pour ne pas tout simplement ressentir, deviner.  Tu veux que je te dise, que je m’expose, que je me livre, encore et encore ? Eh bien, soit, écoute et délecte toi. Je n’ai pas dormi de la nuit. Ce matin, j’ai passé deux heures à la salle de bain, une à me briquer et une autre devant mon miroir pour tenter d’être présentable et naturellement je me suis trouvée laide, affreuse, détestable. Quand je t’ai vu, j’ai cru défaillir ! Mon cœur s’est serré comme s’il était dans la main du diable. Tu ne t’en es pas aperçu, mais dix secondes avant que tu ne me fasses tourner comme une toupie, j’avais été obligée de me tenir à cet étal pour ne pas tomber d’émotion en te voyant et depuis que tu m’as lâché la main, je m’y tiens encore. Et toi mâle imbécile, tu te demandes si je t’aime encore ?

MAX : Alors, pourquoi me rejettes-tu ?

LEONORA : C’est une chaîne que tu me tends, habillée d’un velours moelleux, colorée de tous les feux de l’arc-en-ciel, mais la petite chevalle blanche veut courir libre, pour mieux grandir ! Elle ne veut plus d’une longe, serait-ce la plus belle.

MAX : Triste, prêt à partir. Tu ne veux plus de nous, alors !

LEONORA : Pose le harnais que tu tiens derrière ton dos, et nous verrons !

MAX : Il ouvre les mains. Regarde, je n’ai plus rien.

LEONORA : Dans ce cas, il ne te reste plus qu’à apprendre à galoper ! Elle se lève sur la pointe des pieds, lui prend les mains, et l’embrasse délicatement sur les lèvres ! À mes côtés…

FIN

 

 

 

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