La friteuse et le cuit-vapeur
ysee-louise
35 ans! La trentaine basculait de l’autre côté, celui des quarante : la femme épanouie, qui s’assume, qui sait où elle va dans la vie, qui n’est plus une p’tite jeune.
Célébration à la hauteur de l’événement : elle décida de s’offrir un cadeau…secret. Inenvisageable jusque là, engoncée dans ses certitudes et ses préjugés de jeune mariée, de jeune maman, l’idée même l’aurait scandalisée. Pourtant, depuis, elle avait muri. Son corps et son esprit conjointement transformés par ses grossesses et par le temps, elle s’ouvrait au monde, et devenait plus exigeante aussi. Elle apprenait enfin à s’écouter, à écouter ses désirs. Et pour cette trente-cinquième année passée sur terre, elle choisit un présent plus que particulier: un fantasme.
Il s’agissait à la fois d’une très grande envie et d’un défit pour elle. Si elle y parvenait, cela signifierait qu’elle s’assumait pleinement en tant que femme, femme intelligente mais aussi femme sensuelle. Son cadeau serait un grand moment de plaisir, plaisir charnel, plaisir des sens, plaisir du fantasme réalisé pour une fois…une fois seulement. Ni vulgaire, ni trop abracadabrant, toutefois suffisamment érotique pour la réveiller au beau milieu de la nuit, frissonnante de sueur et de sensations vibrantes sous sa chemise de nuit.
La veille, entre deux portes, elle avait réussi à le convaincre de déjeuner avec elle. Sa pause de deux heures serait suffisante. Après avoir accompagné les enfants à l’école, elle se précipita au marché pour débusquer les produits frais et la charcuterie italienne dont il était friand. Retour à la maison. Cuisine. Disposition d’une jolie table. Bougies. Ne pas oublier de tirer les voilages (voisins curieux à tribord). Pluie fine et nonchalante de Flower by Kenzo sur les coussins du canapé. Bain moussant. Lavage des cheveux. Epilation minutieuse. Crème parfumée. Tracé de l’acrostiche à l’eye-liner. Maquillage. Ebouriffage des cheveux. Choix des sous-vêtements. Peignoir.
Midi, arrivée imminente de l’homme-invité, un quart d’heure, une demi-heure maximum. Le moment de la mise-en-scène commençait, sans doute le plus jubilatoire, l’instant précis où le fantasme rejoint la réalité, où il prend corps et vie. Elle recouvrit son lit d’un grand drap pourpre. Les oreillers, disposés de telle sorte que son buste soit surélevé quand elle s’y installerait, attendaient sagement de faire leur office. Nouvelle pluie de Flower. Mince ! Le recueil ! Oublié ! Pourtant, centre de tout, objet essentiel… Elle dévala les marches menant au salon. Ses livres, ordonnés selon ses gouts et ses souvenirs, se trouvaient catégorisés de manière fantaisiste. Sa main fourragea prestement l’étagère dédiée à ses poètes préférés pour en extraire le précieux ouvrage : Les fleurs du mal. Baudelaire ! Elle débloqua la grille extérieure grâce à l’interrupteur de l’interphone et déverrouilla sa porte d’entrée en prenant soin d’y laisser la clé.
En remontant, elle passa devant la salle de bain, hotta son peignoir, le suspendit derrière la porte. Coup d’oeil anxieux jeté au miroir, de face, de dos. Elle avait finalement opté pour son petit bustier à balconnets en dentelle noire. Cette gourmandise n’avait rencontré qu’indifférence auprès de son mari jusqu’à présent. Deux flops successifs. Pourtant, elle s’entêtait! Le string noir assorti mettait en valeur les bas qu’elle osait enfin porter, formes harmonieuses d’avant grossesses pas tout à fait retrouvées mais bon… Elle releva ses cheveux en un chignon flou, offrant ainsi sa nuque à la cascade argentine de son long collier de perles.
Bruit d’un moteur, qui ralentit puis se coupe, sa voiture sans doute. Elle rejoignit sa chambre à grandes enjambées et se rua sur son portable. Elle composa son numéro. A l’instant même où il décrocha, elle prononça les mots exacts répétés indéfiniment durant ses nuits agitées : « Tu peux entrer directement, normalement la grille est ouverte. La porte d’entrée aussi est ouverte. Referme à clé derrière toi s’il-te-plait, j’ai laissé la clé dans la serrure. Je suis en haut. » Puis elle raccrocha sans attendre sa réponse et posa son téléphone. Ses mains tremblaient.
Fébrile, elle saisit le recueil et s’allongea à plat ventre sur le lit. Pose étudiée. Les oreillers soulevant son buste accentuaient sa cambrure. De cette manière, le long sautoir de perles et de petites breloques qu’elle avait tiré en arrière dégringolait joliment le long de son dos, indiquant clairement la direction de sa chute de reins. L’ouverture de la porte d’entrée provoqua un léger courant d’air. Elle tourna fiévreusement les pages à la recherche du poème élu. Clic, clic, deux tours de clé dans la serrure, puis les bruits de pas dans l’escalier. Le stress prenait d’assaut ses membres et son cœur palpitant, gagnant du terrain sur la belle assurance dont elle prétendait se parer. Il se trouvait maintenant dans l’encadrement de la porte.
Elle lui sourit timidement. Il posa sa sacoche à ses pieds. Elle initia d’une voix ténue et tremblante la lecture du poème :
« La très chère était nue, et, connaissant mon coeur,
Elle n'avait gardé que ses bijoux sonores,
Dont le riche attirail lui donnait l'air vainqueur
Qu'ont dans leurs jours heureux les esclaves des Mores.
Quand il jette en dansant son bruit vif et moqueur,
Ce monde rayonnant de métal et de pierre
Me ravit en extase, et j'aime à la fureur
Les choses où le son se mêle à la lumière.
Elle était donc couchée et se laissait aimer,
Et du haut du divan elle souriait d'aise
A mon amour profond et doux comme la mer,
Qui vers elle montait comme vers sa falaise.
Les yeux fixés sur moi, comme un tigre dompté,
D'un air vague et rêveur elle essayait des poses,
Et la candeur unie à la lubricité
Donnait un charme neuf à ses métamorphoses ;
Et son bras et sa jambe, et sa cuisse et ses reins,
Polis comme de l'huile, onduleux comme un cygne,
Passaient devant mes yeux clairvoyants et sereins ;
Et son ventre et ses seins, ces grappes de ma vigne,
S'avançaient, plus câlins que les Anges du mal,
Pour troubler le repos où mon âme était mise,
Et pour la déranger du rocher de cristal
Où, calme et solitaire, elle s'était assise… »
Il s’approcha et jeta avec désinvolture sa veste sur la chaise qui se trouvait dans un coin de la chambre. Son regard sombre et profond caressa la peau nue déjà vibrante de désir. Il s’attarda sur l’acrostiche sinueux qui courait le long de ses fesses et de ses jambes. Le moment était venu pour lui de lire à son tour, silencieusement cette fois :
Dévêtez-vous séant homme de mes désirs !
Approchez, honorez mes implorants soupirs,
Vous le maître absolu de mes nuits agitées.
Implorante et soumise, odalisque dévouée,
Dédie ce jour, cette heure, à votre joug rêvé.
Comme elle l’avait imaginé, il se déshabilla. Elle le contempla, debout, nu, magnifique, dressé devant elle. La suite différa quelque peu de ses langoureuses rêveries. Pourtant, la réalité fut meilleure encore que sa petite fiction personnelle.
Réveil en sursaut ! Brumeuse prise de conscience : un rêve, pas la réalité…16h00. Elle s’était assoupie sur le canapé, comme souvent ces derniers temps. Le quotidien la rattrapa et l’aida à reprendre ses esprits. Vite, préparer le panier du gouter, quartiers de pommes, petits fromages, pain et chocolat praliné cœur de mousse. Elle couru chercher ses enfants à l’école. Elle l’aperçu qui attendait lui aussi ses enfants à la sortie, comme tous les jeudis. Ils échangèrent un sourire discret et elle sentit un frisson léger remonter le long de ses jambes, dernière effluve de sa rêveuse après-midi. Qui sait, un jour peut-être oserait-elle lui adresser la parole ?
Le soir, quand son mari rentra, tout était parfait, comme d’habitude : odeur du repas emplissant la salle-à-manger, enfants lavés, en pyjamas, prêts à passer à table. Dessert, gâteau d’anniversaire. Son mari se précipita soudain dans le garage et revint, radieux, chargé de deux gros paquets emmaillotés grossièrement dans du papier kraft.
« - Tiens, c’est pour toi, joyeux anniversaire ma chérie ! »
Elle déchira les emballages : un cuit-vapeur et un pèse-personne…Dignes compagnons à venir de la friteuse qu’il lui avait offerte pour fêter leurs dix ans de mariage ! Elle le regarda. Elle n’osa rien dire. Elle pouvait lire tant de tendresse et d’amour dans ses yeux. Elle lui sourit, le remercia, l’embrassa. Puis elle se promit intérieurement, solennellement, irrévocablement, que désormais elle ne laisserait jamais, jamais, à personne d’autre qu’à elle-même, le soin de choisir son cadeau d’anniversaire.
Ysée-Louise, ne jamais oublier de me recommander vos textes SVP. J'adore. De l'écriture en passant par l'histoire. Et c'est sans compter Baudelaire, compagnon d'infortune. Merci pour ce grand plaisir de lecture.
· Il y a environ 14 ans ·bibine-poivron
SUPER!!!
· Il y a environ 14 ans ·pointedenis
Une nouvelle parfaitement aboutie, une grande maîtrise dans l'écriture et un final que j'applaudis à deux mains.
· Il y a environ 14 ans ·Jiwelle
Un très bon moment de lecture !!! C'est une ode à la maman que l'on oublie trop souvent femme avant toute chose. J'aime l'écriture et le fon dégagé !!! Merci pour cet agréable moment...Et à la fin de la nouvelle le titre prends tout son sens...terre à terre. Vraiment efficace !!!
· Il y a environ 14 ans ·leo