LA GUENON

giuglietta

LA GUENON

 I

Mettre la machine en route, et remonter faire les lits. Monter, monter encore et encore, ces maudites marches, que recouvre un tapis usé. Trois étages. Vingt-cinq marches par étage. Et raides. Chaque jour un peu plus désormais. Avant-guerre, je les grimpais quatre à quatre. Chargée de brassées de fleurs du jardin, que je répartissais, en chantant, dans chaque petit vase sur chacune des tables de nuit. Dans les trois chambres de chaque palier.

            J'ouvrais les fenêtres, pour aérer chacune des neuf chambres, et je m'émerveillais toujours en regardant la mer. Je me réjouissais à la vue de sa splendeur verte ou grise, et respirais avec délice le vent salé, les cris des mouettes, drôles et batailleuses comme des gosses dans la cour de récré, les neuf coups sonnés par la cloche de l'église, quelque appel sonore provenant des rues derrière chez nous. J'aspirais, me semblait-il, le souffle entier de notre petite ville et de la mer immense, les yeux clos quelquefois, quand un rare soleil perçait la brume.

            J'en ai de la chance, je me disais, neuf fois de suite chaque matin. Ou peut-être que je ne me disais rien, au fond. Je courais dans l'escalier, je riais quand Matou manquait de me faire dégringoler en miaulant dans mes jambes, quand Mainate sifflait pour m'encourager, quand parfois un goéland cognait du bec au carreau.

            À présent, j'ai mon petit poste à piles dans la poche de mon tablier. J'écoute la radio, mais il est rare que je fredonne. Mon souffle s'épuise, et puis ça fait longtemps que rien ne me donne envie de rire ou de chanter. Sauf depuis quelques jours peut-être... Bientôt vingt ans que je les monte ces marches, en début de matinée, que je lave les draps, les repasse, refais les lits, aère les chambres. Vingt ans bientôt, qu'ensuite je pars au marché, passe chez le boucher et à la boulangerie, et m'installe dans ma cuisine pour préparer le déjeuner pour deux, et le dîner des pensionnaires.

            Dans l'année, en semaine surtout, c'est rare que le restaurant accueille d'autres clients. De plus en plus rares, les clients. Pourquoi, je m'en doute et au fond, je ne m'en plains pas. En général, je m'ennuie tellement que j'oublie de m'ennuyer. Je ne le sais plus que je m'emmerde. Car je m'emmerde, comme il dirait. Sauf que lui, c'est moi qui l'emmerde, il paraît. Je préfère me taire.

II

Ça me fait une impression bizarre de repenser à autrefois. Avant... Avant-guerre, c'est une expression curieuse quand on y pense. Ça dit tout. Et rien. N'empêche que ceux qui ne l'ont pas connue la guerre, ils n'imaginent même pas comme ça change une vie, combien on en reste blessé. L'hôtel a bien failli être détruit à la fin. Le raffut que faisaient les avions dans le ciel, la terreur quand résonnait la sirène d'alarme, le fracas des vitres qui se brisent, le cœur affolé, l'envie de vomir, les explosions des bombes. Celle qui était tombée à côté avait soufflé le mur du garage.

            Cette nuit-là, tous les deux, enlacés dans la cave, on n'en menait pas large. J'ai vu la mort passer tout près et j'ai prié, me souvenant subitement de tous ces mots que l'on adresse à Dieu, appris quand j'étais petite, chez les sœurs du Sacré-Cœur. Enfant, j'aimais Dieu. Je ne lui en voulais même pas de m'avoir privée trop tôt d'un père enfui avant ma naissance. De ma pauvre petite maman morte en couches.

            Les sœurs disaient qu'Il l'avait punie alors qu'elle allait mettre au monde, une fois encore, un enfant du péché. Il me semblait comprendre qu'il avait eu de la chance, ce bébé, de ne pas y venir au monde. Moi j'étais une enfant du péché qui n'a pas eu de chance, bien sûr, mais Dieu savait ce qu'il faisait. Dieu sait tout, Dieu voit tout, Dieu comprend tout.

            C'est ce que je croyais alors, et je Lui parlais chaque jour, durant ces dix années à porter l'uniforme bleu-marine que j'ai tant détesté. Pas uniquement lors des trois prières obligatoires rythmant le quotidien de notre orphelinat. C'était surtout le soir, quand j'étais seule avec Lui, certaine qu'il m'écoutait avec une attention particulière, bienveillante, secourable. Seule avec Lui, j'oubliais que nous étions nombreuses dans ce dortoir humide, qui sentait vaguement le moisi, à cause du chauffage éteint la nuit, même en hiver, quand la tempête secouait la bâtisse, du souffle triste des vingt petites filles et de la surveillante, des fenêtres toujours fermées derrière leurs barreaux de prison.

            J'ai été épargnée, lors de ce dernier bombardement de la guerre, en 44, le plus sauvage, le plus meurtrier. Mais je ne crois pas que mes prières machinales y furent pour quelque chose. Je ne me suis pas sentie protégée par Dieu, dans cette cave aux allures de tombeau. Et les bras qui me serraient si fort, je ne m'y sentais pas à l'abri non plus.

            Quand il me tenait contre lui, j'ai bien vu qu'il avait peur aussi, même s'il ne voulait pas le montrer. Il avait des épaules solides, des biceps de costaud, mais son étreinte ne me rassurait pas, parce que je ressentais les tremblements de tous ses membres. Et, dans sa poitrine large, sur laquelle j'aimais tant me blottir au début, son cœur battait au moins aussi vite que le mien.

            C'est au plus fort du bombardement, alors qu'on s'est retrouvé presque asphyxié par la poussière de plâtre, tout gris comme si on était déjà mort, et que je marmonnais du latin d'église, qu'il m'a fait son fameux serment. Ce serment qu'il a tenu toutes ces années depuis. Quinze ans, très exactement. Serment qu'il vient de rompre. Je devrais en être fâchée. Mais au fond, qu'est-ce que ça change ?

 III

            On est resté ici tout ce temps, depuis cette fameuse nuit. Comme les autres, on a déblayé, reconstruit, nettoyé ; comme les autres, on s'est réjoui de la défaite des Allemands, et on a accueilli les Américains au son des bals musettes. On a mis longtemps à retrouver de tout dans les commerces, on vivait de peu, on était content quand même, c'est loin tout ça. Je crois me souvenir que nous avons eu un peu de bon temps, tous les deux, après-guerre, un regain d'amour passager peut-être, à cause de la Libération, et du serment tenu. Finalement notre vie est malgré tout demeurée la même.

            Les clients sont revenus, en fin de semaine surtout, pour visiter les plages du débarquement. On n'en avait pas vus beaucoup les années précédentes, évidemment, et là ils arrivaient en famille, le week-end, comme on s'est mis à dire, en pension complète. Dans la salle à manger du restaurant, la plupart y allaient de leur couplet patriotique, donnant leur point de vue, les hommes surtout, sur de Gaulle, qu'ils voyaient comme un sauveur ou un planqué. Querelles à l'heure du digestif, sur Churchill qui ne nous aimait pas, les arrière-pensées des "Amerloques", le danger communiste. Il n'était pas le dernier à donner son avis.

            Moi, j'ai toujours préféré rester dans ma cuisine, mais de temps en temps, je lui donnais un coup de main en salle, avant qu'on n'embauche un garçon, et dans le brouhaha général, j'entendais bien un commentaire de-ci, de-là, qui ne m'intéressait pas. Mes opinions, je les garde pour moi.

            Depuis que je vote, je vote pour la gauche, pour les "cocos" comme il dirait, mais il ne le sait pas. C'est peut-être pourtant pour le contrarier que je dépose dans l'urne le bulletin des "rouges". Lui bien sûr, il croit que je vote comme lui. Il n'imagine pas, j'en suis certaine, que je puisse penser différemment de lui. Sait-il seulement que je pense ? J'en doute.

            Avec les clients, il plastronne. Et on le saura que s'il n'a pas fait cette guerre, c'est à cause de toutes les blessures qu'il a récoltées avant, comme autant de médailles. Le pire c'est que parfois, tout en affichant la mine de celui qui se fait prier, il finit par rouler la manche de sa chemise, ou même par relever son tricot pour leur montrer ses cicatrices.

            Les femmes se montrent impressionnées, et poussent de petits cris admiratifs. Elles me séduisaient tant quand je l'ai rencontré, toutes ces preuves de son courage, de sa force. Je les caressais doucement pendant qu'il me racontait les rizières, la beauté  des villages asiates,  et des  petites  annamites - «Sois pas jalouse, c'est toi la plus belle fille du monde» -, les copains qui gueulaient pris dans la souricière tendue par l'ennemi invisible.

            J'étais fière d'avoir été choisie par un ancien de la coloniale, dont l'uniforme m'avait tellement éblouie que j'avais fait agrandir une photo de nous deux, datant de l'époque où il me faisait sa cour. Cette photo posée sur le grand buffet du restaurant. Admirée, bichonnée, puis oubliée. Que depuis quelques temps je regarde différemment.

 IV

C'est drôle comme je vois tout d'un autre œil depuis que l'autre a débarqué. Comme si le temps s'était arrêté pour moi quinze ans durant, et qu'il se remettait en marche. Tout doucement. Comme si des rouages tristement immobiles tournaient à nouveau en grinçant. Je crois les entendre, même si bien sûr, c'est dans ma tête qu'il y a tout à coup du mouvement.

            Je regarde la photo, je regarde l'hôtel, je regarde ma vie. Et je découvre qu'il ne s'y passe rien, sans être capable de savoir depuis quand, sans pouvoir comprendre à quel moment c'est devenu définitivement la même chose, le même train-train. À se réveiller tous les deux dans le même lit un peu dur, sous le vieil édredon dont le rouge a pâli, à se lever sans se parler, boire le café au lait que je prépare pendant qu'il va acheter le journal, qu'ensuite il lit entre deux gorgées. S'indignant, au rythme du tic-tac de l'horloge, des déclarations d'un ministre dont je me fiche totalement.

            Pendant le petit-déjeuner, je rêvasse, comme il dit. Je regarde, sans vraiment les voir, les cartes postales colorées, envoyées à lui par des parents lointains, par des anciens des fusiliers marins, ou le plus souvent signées par des clients fidèles. Je pense à tous les pays que je ne connais pas, qui sont nombreux puisque je n'ai jamais quitté la France, puisque tout ce que j'ai vu du monde, à mon âge, c'est ce petit bout de côte normande, noyé de pluie six mois par an.

            Je rêve - si l'on peut dire - de soleil, de cocotiers, ou seulement d'une crique du midi, d'une calanque à l'eau turquoise, d'un sable chaud, d'accents chantants. C'est tellement habituel, tellement mécanique les pensées du matin qui s'envolent loin d'ici, que je n'y prête plus attention moi-même. Et que lui, bien sûr, ne s'en doute pas que je suis ailleurs, les pieds dans l'eau tiède. Il ne me voit pas, ne me voit plus. Je suppose que la plupart des hommes sont comme ça.

V

Du temps où je parlais encore à quelques voisines, c'est arrivé qu'on se dise à quel point les hommes ne remarquent rien et «C'est bien la peine de se faire faire une indéfrisable ou d'acheter une nouvelle robe. Croyez-vous qu'ils s'en rendraient compte ? Allez-donc faire des efforts...

            - Mais les efforts, on les fait pour soi, Ma'me Lebrun, la femme est coquette, la femme française surtout, parce que les boches... oui je sais bien, on ne dit plus les boches, enfin bon les Allemandes, paraît qu'elles ne se rasent même pas les jambes, alors... »

            J'aimais bien discuter avec Monique, la fleuriste, qui était très instruite, et très belle aussi, mais que je fréquente une divorcée, ça ne lui plaisait pas trop. De toute façon, il s'est fâché avec à peu près tous les hommes d'ici, alors forcément, à la longue, les femmes ont fini par m'éviter aussi. On sait bien au fond, qu'ils sont idiots, qu'ils se querellent pour des riens, de vrais coqs de village, mais on les a épousés pour le meilleur et pour le pire, non ? J'ai mon idée...

            Quelques temps l'après-midi, pendant sa sieste - qui est sacrée -, je recevais quand même l'une ou l'autre de ces dames. On se disait que nous, on était plus malines, qu'on ne se disputait pas pour des bêtises politiques -là encore je gardais mes opinions pour moi- mais elles parlaient surtout de layette, de biberons, du petit qui pleure la nuit à cause de ses dents ; des petits pots pour bébé qui «Ne remplacent pas les purées que l'on fait soi-même, allez» ; d'une institutrice trop sévère, ou pas assez, trop jolie ou trop prétentieuse. Et moi, sur ces sujets, je n'avais rien à dire.

            Si j'avais eu un enfant, je me serais peut-être liée d'amitié avec une de ces bonnes mères de famille, quitte à se voir en cachette des maris, poussant nos landaus le long de la mer, échangeant des recettes, des confidences, qui  sait ? Ça ne m'a jamais beaucoup tracassée.

            Pour finir, ses coups de gueule («Oui, j'y ai droit à mes coups de gueule, on vit dans un pays libre que je sache, le citoyen peut s'exprimer !») sont devenus plus fréquents encore après-guerre, serment ou pas. Devenant le sujet des conversations chez l'épicier comme chez le droguiste, au marché, à la boucherie, chez le boulanger. Des conversations brusquement interrompues par mon arrivée. Et toutes les femmes ont pris le parti de leurs maris. Je ne leur en ai pas voulu.  

D’ailleurs elles ne me manquent pas.

VI

«Écoute, ma bonne Suzanne, tu es une épouse modèle... »

N'empêche, à présent que la machine se remet en route dans ma tête, que je ressens comme des fourmillements dans mes jambes, usées par les soixante-quinze marches montées et descendues au moins une fois  par jour, trois cent soixante-cinq jours par an, je réalise, stupéfaite, que je ne fréquente personne. Jamais. À part lui.

            Ça dure depuis si longtemps que ça m'effraie un peu. Je connais à peine le son de ma propre voix, tellement je l'économise. Je parle au chat c'est vrai, à Minette qui depuis cinq ans a remplacé le vieux Matou. Je lui demande ce qu'elle pense d'un sauté de veau pour le soir, ou si ça ne serait pas plus raisonnable, vu qu'il reste une botte de poireaux, de se contenter d'une bonne soupe, après le buffet de hors-d’œuvre. Je compte les marches, avec elle dans mes jambes. À haute voix, je la prends à témoin.

            À qui d'autre le dire qu'il faudrait bien pourtant changer le tapis dans l'escalier, arranger les carreaux du dallage, qui se descelle dans l'entrée, remplacer le papier peint des chambres, celui de la 9 surtout, j'ose à peine la louer...

Il me tient à cœur, pourtant, mon vieil hôtel, le seul foyer que j'ai jamais connu. Mon "Chez-moi". Je tiens à lui comme à un vieil ami. C'est ce que j'ai toujours pensé, et soudain, avec inquiétude, je me demande si c'est bien vrai. Si je ne le déteste pas au fond. Ce genre de pensées effrayantes, et qui ne mène à rien, m'a déjà traversé l'esprit, bien sûr. Et je les ai toujours rangées sous mon mouchoir. Mais là, c'est une bouffée de haine qui souffle dans mon crâne. Une bise mordante, dont je ne peux pas me protéger. Que j'ai même, je crois, bien envie d'affronter.

            Oui, c'est depuis qu'il est arrivé, l'autre, le nouveau, que tout commence à bouger ici. Pour mon mari surtout, en apparence. Mon... mari... je ne pense jamais à lui en ces termes, et je ne l'appelle pas par son prénom non plus, comme c'est drôle. Pour lui donc, les choses deviennent différentes ces derniers jours. Mais plus profondément pour moi, je le vois bien.

            Gabriel ! Il est si jeune, si beau, tellement plein d'énergie, tellement accroché encore à son rêve, décidé à changer sa propre vie, qu'il transforme tout autour de lui.

VII

À la seconde où je l'ai vu, je l'ai reconnu. C'était mon père ! Un port de tête noble, le front intelligent, le regard droit, le sourire un peu moqueur ; l'air de se ficher des convenances - forcément. Mince, mais dégageant une impression de tranquillité, le genre de tranquillité que personne n'ose déranger.

            C'était mon père, tel que je l'imaginais les soirs au Sacré-Cœur, tel que je le décrivais aux autres durant les courtes récréations, les rares moments où l'on pouvait causer un peu sans qu'une sœur ne nous rappelât à l'ordre. Parce que dans mon malheur, j'avais quand même un peu plus de chance que mes petites camarades. Je pouvais encore rêver. Et je ne m'en privais pas alors.

            Si elles avaient toutes perdu leurs deux parents, à moi il me restait cet inconnu disparu dans des circonstances dont Maman ne m'avait jamais parlé. Il était vivant, quelque part. Je n'en doutais pas bien sûr, au début en tout cas, et il me recherchait.

            Alors, j'avais vécu des tas de fois ce jour où la Mère supérieure me faisait appeler : je descendais le grand escalier, j'arrivais dans l'immense hall d'entrée au sol pavé de briques, un homme était là, c'était lui, je le reconnaissais. D'une main, il saisissait ma petite valise, de l'autre il m'attrapait, sa paume ferme et chaude enveloppant ma menotte, et nous partions en silence, quittant pour toujours le sinistre bâtiment.

            Il faut dire que longtemps j'ai eu en tête le passage où Jean Valjean vient sauver Cosette de la tyrannie des Thénardier. À quinze ans passés, même si je ne croyais plus vraiment qu'on viendrait me chercher, il m'arrivait d'avoir les larmes aux yeux, quand j'apercevais dans une vitrine une poupée en robe rose, semblable à celle que l'ancien bagnard offrait à l'orpheline.

J'avais lu Les Misérables en cachette. On faisait presque tout ce qui était bon en cachette au pensionnat, et lire Victor Hugo, je crois que c'était pire que de manger du chocolat, danser entre nous, ou même fumer une cigarette. Les mauvais livres, les sœurs nous le répétaient assez souvent, feraient de nous de mauvaises femmes, aussi sûrement que les mauvaises pensées. Des femmes que Dieu réprouve, et que l'on n'épouse pas.

VIII

Émile Zola, Victor Hugo nous étaient interdits, mais aussi Gustave Flaubert et même Balzac, sans parler d'Hervé Bazin, dont à seulement prononcer le nom, la Mère frisait, on le voyait bien, une attaque. Sans comprendre pourquoi ces hommes illustres étaient bannis, certaines d'entre nous, par bravade, se débrouillaient, vaguement effrayées quand même, pour trouver leurs ouvrages. Les feuilleter le soir en tremblant.

            La lecture n'était guère encouragée au Sacré Cœur. On nous l'enseignait afin que nous puissions suivre la messe sur nos missels, et apprendre les recettes qui feraient de nous de bonnes ménagères. Une fois par semaine, Sœur Thérèse ouvrait avec délice un gros livre de cuisine et nous rassemblait autour d'elle. Le péché de gourmandise guettait, nous en riions sous cape, cette aimable sœur, la seule qui avait pour nous des gestes parfois maternels. Et ce volume usé était devenu, pour nous comme pour elle, une seconde Bible.

Le péché. La peur du Châtiment Divin. Tout ce temps à trembler pour un oui, pour un non. Tout ce temps à surveiller nos gestes, à craindre nos pensées intimes parce qu'Il voyait à l'intérieur de nous. Et par ce que nous étions des gamines pratiques, plus que le Jugement dernier, qui nous semblait lointain, on redoutait les punitions bien réelles que les sœurs infligeaient aux fautives. On avait beau grimacer dans leur dos, on n'en menait pas large quand on se faisait prendre. Les Pater, les Ave, la privation de souper, les coups de règle ou de canne, elles ne manquaient pas d'imagination pour nous punir, les cornettes. Une fois, comme d'autres filles, j'ai eu droit au jet d'eau glacé, parce que... La clochette de l'entrée interrompt mes pensées, c'est le facteur...

            À l'orphelinat, aux dix années passés là-bas, je n'y pensais plus jamais, je crois bien. Là encore, il aura fallu l'arrivée de Gabriel pour que les souvenirs reviennent.

IX

Oui, quand je l'ai vu pour la première fois, ça m'a fait un choc, tellement il figurait le sauveur que j'avais autrefois attendu, espéré, celui pour lequel j'avais prié et qui n'était jamais venu. Dont l'éternelle absence m'avait sans doute détournée de la prière, et pour finir, de Dieu.

            Il se tenait dans l'entrée de l'hôtel, et le soleil, qui à ce moment précis donnait par la double porte vitrée, jouait dans ses cheveux. Sa haute silhouette se détachait à contre-jour. Il a posé doucement le grand sac de marin qu'il portait à l'épaule et m'a souri.

            J'étais tellement saisie de me retrouver comme ça plus de trente années en arrière, que je n'ai rien entendu des mots qu'il prononçait. Puis, en moi-même, je me suis dit que je devais avoir l'air d'une idiote, à rester figée, avec mes mains qui tremblaient, rougissante comme une petite fille.

            Je lui ai donné les clés d'une chambre, elles étaient toutes libres ce jour-là, indiqué son étage, les horaires des repas, et j'ai quitté l'accueil pour m'asseoir enfin dans ma cuisine, le souffle coupé. Minette a sauté sur mes genoux, me faisant sursauter. Vexée, elle a poussé un miaulement de protestation et j'ai tenté de lui expliquer.

            C'était lundi dernier. Déjà presque une semaine, ça passe si vite. Le temps s'était arrêté comme dans le château de la Belle au bois dormant, et maintenant le voilà qui s'emballe. Je me sens tellement bizarre en plus, j'ai envie de rire pour rien, je me recoiffe trois fois par jour, je mets la radio un peu plus fort. Pour un peu, je chantonnerais.

            À croire que je suis amoureuse. Mais ce n'est pas le cas, bien sûr. Il ne manquerait plus que ça, qu'une femme de mon âge s'amourache d'un inconnu, qui pourrait bien être son fils. Et un fils qui ressemble comme deux gouttes d'eau à mon père en plus. Je n'ai jamais vu de photo de mon père, bien sûr, mais je me comprends.

            D'un côté je m'affaire avec un entrain qui m'étonne, d'un autre je reste parfois immobile, à regarder les bateaux sur la mer, et sans le réaliser, je me mets à réfléchir. C’est comme ça que je comprends qu'il se passe quelque chose. Plus : qu'il doit se passer quelque chose.

X

«Mais si, t'as que des qualités et physiquement, t'es restée comme je pouvais l'espérer. C'est le bonheur rangé dans une armoire... »

            Il ressemblait à Jean Gabin quand je l'ai connu, lors de mon premier bal. Je dansais avec Françoise,. Je me souviens de la couleur de sa robe. Rouge-cerise. De la mienne aussi, que je trouvais moche et qui n'était pas bien belle il faut dire. Il nous regardait franchement, sans gêne. Avec un demi-sourire. Accoudé au comptoir de la buvette, il faisait des ronds de fumée.

Ces mêmes yeux bleus, incroyablement transparents, cette drôle de petite bouche pincée, cette belle voix grave, quand il a proposé ensuite de nous payer un bock. Fafa le regardait de travers, insolente, mais elle a accepté. J'ai pris une limonade, avec une paille.

Savoir pourquoi, c'est moi qu'il avait l'air de trouver à son goût. Même si je ne suis pas une beauté, je me prenais pour la Morgan du "Quai des brumes". Nous nous en amusions, il était drôle au début. Et si gentil, bien sûr. Il me faisait tant de compliments. Qui aurait pu deviner...

            J'avais vu aussi "Le Jour se lève", un film encore plus triste. Je pleurais tellement en sortant du cinéma qu'on m'avait fait asseoir. Tout ça pour dire que l'orpheline à peine majeure, émotive et maigrichonne que j'étais, sentimentale comme personne, était faite pour tomber dans ses bras de tendre costaud.

Dans ses bras, pour moi-même, je chantais Piaf et alors, il m'aimait souvent toute la nuit, mon "légionnaire". Avec passion, avec patience. J'étais vivante, j'existais de la tête aux pieds, j'étais la personne la plus importante du monde.

Dans ces bras-là, j'avais oublié toute les misères de ma jeune vie. Puis finalement j'ai oublié mes copines, mes rêves. Et lentement, c'est moi que j'avais oubliée,. Ici, au bord d'une mer grise et verte, que je vois sans la regarder.

XI

J'allais au cinéma avec ma copine Fafa, avant de rencontrer celui qui deviendrait mon... mari. Une rigolote cette Fafa, ancienne du Sacré-Cœur elle aussi. Mais taillée dans une autre étoffe que moi. Pleine de rancune, de rage, décidée à "bouffer la vie". Décidée à faire payer les salauds, les bourgeois, les hommes.

            Elle me faisait tellement rire avant-guerre. Moins ensuite. Je l'avais perdue de vue durant les années d'occupation et quand elle est revenue ici, passant me rendre une petite visite, elle avait bien changé. Ce n'était pas seulement ses bijoux, ses fourrures, son maquillage voyant qui la vieillissaient tellement. Et si la guerre nous avait fichu à tous un drôle de coup, on voyait bien que pour elle c'était différent encore.

            Son joli visage menu était comme tendu, son regard de star se plissait de rides mauvaises, et même sa voix avait désormais quelque chose de vulgaire et d'amer.

            Quand elle avait débarqué, on s'était sauté au cou toutes les deux, tellement heureuses de se revoir après tant d'années sans nouvelles. On avait ri comme des gosses. Et on s'embrassait à n'en plus finir, comme les deux meilleures copines que nous avions si longtemps été. Mais quelque chose sonnait faux !

            C'était en 46, quand on manquait encore un peu de tout, même si les affaires reprenaient à l'hôtel. Et Fafa avait apporté du café, des bas nylon et pour moi un flacon de "Shalimar". C'était magnifique. Mais bizarre, bien sûr. D'où lui venait l'argent ? Comment une si jeune femme pouvait-elle bien conduire une voiture et payer toutes ces choses ?

            Elle n'était pas mariée, ne l'avait jamais été. J'ai compris pourtant, même si je n'en avais pas envie, même si j'aurais préféré ne rien savoir. Compris quel genre de fréquentations elle avait eu pendant la guerre, et quel genre de vie elle continuait à mener, puisqu'elle avait pris goût au luxe.

XII

Ce n'était pas à moi de la juger, Françoise. Je savais trop bien de quelle misère elle voulait se débarrasser à jamais. Avant même l'orphelinat, elle en avait bavé des ronds de chapeaux, ma blondinette. De quoi rendre enragé n'importe qui. Surtout à la ferme de ses "parents adoptifs", de beaux salopards, je n'ai pas peur de le dire, qui sous prétexte de la nourrir, l'avaient utilisée comme bonne à tout faire, dès l'âge de cinq ans. Au point que le Sacré-Cœur et sa discipline de fer, à son arrivée en tout cas, lui étaient apparus comme un jardin d'Éden.

            Rapidement elle avait tout de même pris les sœurs en grippe. Elle les rendait folles en leur jouant tous les mauvais tours possibles.  Mais qui avait commencé ? Au lieu d'accueillir cette enfant au corps maigre, marqué de bleus, avec des paroles réconfortantes et quelques gestes un peu affectueux, la Mère supérieure et les autres s'étaient tout de suite offusquées de son langage grossier, de ses manières farouches. Fafa collectionnait les punitions avec fierté, comme certains des médailles.

            Bien sûr qu'elle était sauvage. Nous les petites devinions bien pourquoi. Et même les grandes qui nous menaient la vie dure, avaient pitié de ce petit oiseau blessé. Je ne sais plus comment ni pourquoi je suis devenue sa confidente, sa meilleure amie. Mais nous savions que c'était pour toujours.

Sur la commode de notre chambre ici, il y a une statuette rapportée d'Asie, qui représente trois petits singes. Des guenons, dit-on, je ne sais pourquoi. L'une se cache les yeux, l'autre bouche ses oreilles, la troisième tient une main devant sa bouche. Ne rien voir, ne rien écouter et savoir se taire. Le secret d'une vie heureuse, dit-on.

Ce trio sculpté dans le jade me représente assez bien. Représentait la femme que je suis devenue, dans la monotonie de la vie conjugale. À pas même quarante ans, je me crois vieille et je suis presque morte. Repenser à l'orphelinat, où la vie était rude bien sûr, mais parfois si joyeuse, me rappelle que je n'ai pas toujours été une emmerdeuse. 

XIII

«Et tu vois, même,  si c'était à refaire,  je crois que je  t'épouserais de nouveau.   Mais tu m'emmerdes... »

Décidément, il m'en passe de drôles de trucs par la tête depuis un peu plus de dix jours. Les hommes disparaissant tôt le matin pour se balader Dieu sait où, ils reviennent manger le midi et dévorent en riant de bon cœur. Je me décarcasse pour trouver quelque chose de vraiment bon à faire deux fois par jour, et je suis toujours récompensée quand je vois Gabriel engloutir la nourriture.

            Et surtout, bien sûr, quand ses yeux rieurs, un peu voyous, me détaillent avec gourmandise. «Je vous mangerais bien vous aussi, Suzanne, même s'il faudrait grossir un peu» qu'il me dit. Ou «Comment une si jeune femme peut-elle bien connaître autant de recettes succulentes ?».

            Quand il dit à mon... mari qu'il a bien de la chance, ça gâche légèrement l'ambiance. J'ai oublié à quel moment celui-là a arrêté de me féliciter quand je réussissais un bon plat. Il y a si longtemps...

            Peu importe, j'en ai fait mon deuil des louanges. J'aime faire la cuisine et j'aime rendre la vie agréable à travers de petites choses, je le fais autant pour moi que pour lui. C’est devenu une routine, tout ça, mais quand même j’essaie de bien faire. Bref...

            Donc, voilà que je repense à l'arrivée de Fafa, dans sa belle voiture neuve, klaxonnant gaiement. Il y a plus de dix ans et j'ai toujours cette vision éblouissante de la belle blonde dans le soleil, les cheveux retenus par un foulard turquoise, une cigarette entre ses lèvres rouges.

            Les femmes qui fument, ça lui déplaît. Mais Fafa, il faut croire qu'elle ne lui déplaisait pas trop, étant donné qu'il s'était mis en frais pour elle aussi sec.  C'était ridicule : il était là à faire le beau, à parler mécanique lui qui n'y connaît rien, à sortir les liqueurs, exhiber mine de rien tatouages et cicatrices.

XIV

Elle l'allumait un peu faut dire, mais je ne lui en voulais pas : chez elle c'est une seconde nature. Dès qu'il y a un homme alentour, même un vieux, même un moche, Fafa-la-chatte joue des griffes tout en ronronnant ! Ce qui fit son succès, sa gloire même, mais qui lui a causé bien des malheurs aussi.

            Pendant la sieste, comme on parlait toutes les deux des années écoulées, elle s'était mise soudain à pleurer, dire que décidément les hommes sont tous des salauds... Même ceux qu'on croit du "bon côté". Je n'avais pas réalisé tout de suite à quoi elle faisait allusion, tellement sidérée de voir ma copine si forte craquer de cette façon-là. Et puis je suis lente à comprendre, par moments.

            À la libération de Paris, elle avait fait partie de ces troupeaux de femmes exhibées dans les rues, vêtements déchirés, poussées comme des bestiaux par les vainqueurs du jour, tondues brutalement en public. Ma pauvre Fafa, qui avait cru, après sa sortie du Sacré-Cœur, que plus rien ne pourrait lui faire mal. Qui était tellement certaine de se trouver désormais, à jamais, du côté des gagnants.

            J'étais pour les résistants moi, bien sûr, pendant la guerre. Je tremblais quand on apprenait qu'un jeune allait se faire fusiller par les Allemands. Même si nous en parlions peu, je crois que lui aussi approuvait les sabotages. Un temps j'avais même espéré qu'il s'engage pour de bon. Quand il disparaissait parfois sans rien me dire, j'avais cru que peut-être il employait son temps à des activités clandestines.

C'était dans un "clandé", comme disent les hommes, que le mien s'égarait, alors n'en parlons plus...

XV

D'ailleurs assez parlé du passé, puisque tout change, puisque l'avenir, décidément, bouscule le présent.

Ils sont trois désormais à boire et ripailler, ici ou là. C'en est fini du serment. Mais n'importe... Sur la plage l'autre nuit, ils ont lancé un vrai feu d'artifice, un boucan du tonnerre, et des lumières brillantes qui m'ont réveillée en sursaut, comme toute la ville. On se serait cru à nouveau sous les bombardements. Faut-il être stupide pour s'amuser ainsi à terroriser son monde, parce qu'on veut se croire jeune encore, ou même enfant. Je dis ça mais sans doute, si j'avais été de la partie, ça m'aurait amusée aussi. Ces messieurs ne m'invitent pas. Et moi, je ne demande rien.

Ils sont trois, un nouveau client est arrivé. Un écrivain je crois, ou bien un journaliste. C'est un drôle de type. Qui nous observe tous l'air de rien. Et prend des tas de notes.

Je le sais parce qu'en faisant sa chambre, je suis tombée sur une pile de feuilles. Il raconte ce qu'il voit. On reconnait la vieille ville, le port, la mer, les goélands. Mais ce n'est quand même pas tout à fait pareil. Au début j'ai remarqué des détails anodins. Il écrit que l'hôtel comporte dix-neuf chambres. Le rebaptise Hôtel Stella. Ajoute une fille de salle.

Ça m'a d'abord fait rire. Je n'avais jamais réfléchi à la façon dont les écrivains trouvent l'inspiration. Pour lui, c'est tout simple, on dirait. Il part d'une situation, banale, et modifie deux ou trois choses. Il écrit bien, il me semble, pour ce que j'y connais bien sûr. Il y a longtemps que je ne lis plus... Mais chaque jour je découvre des différences qui me mettent en rogne. Rien que sa façon de me décrire comme "une femme plaintive, renfermée, qui a peur de tout". Je ne me reconnais pas dans ce portrait imbécile. Et que sait-il de moi ?

On dirait qu'il m'en veut. Pourquoi ne se contente-t-il pas de dire la vérité ? Décrire la réalité ? Monsieur ne la trouve pas à son goût, bien sûr. Autrement, s'il m'avait posé des questions, je me serais prêtée au jeu.

Puisque à présent tout me revient. J'en aurais eu des choses à dire... Il préfère inventer... À l'en croire, c'est mon... mari qui fait les courses au marché aux poissons, prépare les repas, fabrique les menus... Au début c'était vrai, mais c'est bien fini. Alors, à quoi ça rime de lui attribuer mon rôle, le moindre de mes petits gestes, à lui qui prend déjà tellement de place dans le décor, qui aspire goulûment jusqu'au grand air du large ? Bah...

XVI

«Tu m'emmerdes gentiment, affectueusement, avec amour, mais tu m'emmerdes.»

Et voilà. Ils s'en vont. Tous les trois.

Mon... mari m'a informé, l'air bourru, qu'il allait rendre visite à son père. Un vieillard fermé et hostile auquel il ne parlait plus. Ça lui a pris soudainement.

Gabriel repart. Emmenant avec lui sa petite fille. C'est pour elle qu'il était venu, finalement. Pour une enfant dont il ignorait tout, dont longtemps il ne voulut rien savoir, lui l'ivrogne, le joli cœur, l'apprenti torero. Le rêve de la petite, ce rêve que je connais si bien, s'est enfin exaucé, quand elle l'a découvert, timide et bravement rieur, dans le hall de l'orphelinat.

L'écrivain, ayant fini de taper les notes mensongères qui feront un roman, s'en retourne à la vie parisienne.

Chacun me dit au revoir. Ils ne savent pas que moi aussi, je pars. Je les laisse filer, car un taxi dans une heure vient me prendre. Fafa, au téléphone, après tout ce temps, était si heureuse de m'entendre que j'en ai eu le cœur pincé. Avant qu'on ne rie à nouveau.. Elle m'attend. Je m'en vais pour toujours.

Bye-bye Tigreville !!!

À la mémoire de la belle Suzanne Flon

LA GUENON est parue dans CHANGER (3e recueil de nouvelles de Giuglietta / SELFISH / mai 2010)

  • C'était un très agréable moment de lecture. J'aime vraiment beaucoup ton écriture, une écriture ouverte sur le monde et les autres, un ton juste pour décrire le ressenti du personnage principal. J'ai beaucoup aimé l'évocation de la Normandie et les parallèles avec les dialogues d'Audiard. Bravo, belle maîtrise, beau sujet et définitivement belle écriture.

    · Il y a environ 14 ans ·
    Dsc00245 orig

    jones

  • un vrai roman de qualité, du vécu en plus, bravo, du beau du bon sous le bonnet.

    · Il y a environ 14 ans ·
    Photo 321 orig

    gribouille--2

  • Je suis admirative, Giuglietta!

    · Il y a environ 14 ans ·
    Bambou orig

    ko0

  • Du bel ouvrage, bien façonné, bien bâti qui sonne juste ô combien!
    Incontestablement une nouvelle aboutie.

    · Il y a environ 14 ans ·
    Avatar orig

    Jiwelle

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