La honte

faustine

La curiosité est un défaut qui fait mal...

Écrire, c'est mon truc. Depuis que je suis gamine. Au pensionnat en Belgique. Je m'ennuyais ferme en fin d'année, alors j'avais pris du papier et une plume et je m'étais mise à écrire. Principalement des nouvelles policières. Pleines de suspense. J'ai été très rapidement imitée par quelques autres qui, écrivant sans doute avec moins de fautes d'orthographe, m'ont vite chipé mes quelques clientes. Je me faisais payer en bonbons… j'ai évité la crise de foie !

Aujourd'hui, grâce à mes parents qui bougent beaucoup, j'effectue ma neuvième dans un douzième établissement. Le français, l'orthographe, c'est encore là que je m'en sors le mieux. Forcément, à force de déménager, je n'ai pratiquement jamais eu d'autres amis que mes livres ! Pour les maths, c'est une autre histoire. Une fois modernes, une fois classiques… c'est un miracle si je m'en sors en fin d'année. Faut croire que je ne suis pas si stupide ! En général donc, je reste la première de la classe pour tout ce qui concerne les dictées ou les compositions françaises, joli nom dévolu aux si redoutées rédactions. C'est ma petite revanche à moi. Ainsi, pratiquement chaque fois, la prof lit ma prose. Pratiquement chaque fois sauf aujourd'hui. Aujourd'hui, elle se tourne vers un autre camarade. Un être falot, voire insipide, qui, comme si ce n'était pas suffisant, a le mauvais goût de porter le prénom démodé d'Henri ! Grand, maigre, le nez pointu, le menton fuyant et le cheveu filasse, pas très intelligent – croyons-nous –, nous nous moquons volontiers de lui qui, gentil comme tout, ne nous en tient pas rigueur et souvent rit avec nous. À présent, la prof avec un trémolo dans la voix que nous ne lui avons jamais entendu, lui dit : « Cette fois, Henri, c'est toi qui l'emportes. Je t'ai mis un 20 sur 20. Pourtant, je ne lirai pas ton texte à haute voix, tu comprends pourquoi n'est-ce pas ? » L'intéressé acquiesce, cramoisi.

Alors ça, c'est la meilleure ! De quel droit ? Pourquoi ? Je suis tétanisée par cette injustice. Non seulement il me pique ma place, mais en plus on ne saura pas pourquoi. A la récré, je rassemble les copines. On ne va pas laisser faire une chose pareille. Notre curiosité est bien trop piquée au vif. Après un rapide colloque, nous nous organisons. Pendant que deux filles se chargent d'occuper Henri, nous allons, ma fidèle amie et moi-même dérober dans le sac d'école de l'intéressé le texte incriminé.

Ça prend un peu de temps. Il ne se laisse pas facilement faire, le bougre. Pourquoi, semble-t-il penser, un essaim de filles s'intéresse-t-il à lui, alors que jusqu'à présent, toutes l'ont toujours royalement ignoré et jamais réagi à ses faibles tentatives de rapprochement ? Il est moins une quand je glisse enfin la main dans son sac et récupère son texte. Déjà à moitié chiffonné. Un beau 20/20 en rouge le distingue des autres. Je glisse cette feuille au milieu de quelques-unes qui m'appartiennent et cours rejoindre les autres. Le temps qu'il en constate la disparition, la copie aura déjà retrouvé sa place !

Dans les toilettes des filles, refuge pratique autant que discret, nous nous entassons les unes sur les autres pour déchiffrer le plus rapidement possible les pattes de mouches qui défilent. Le style laisse un peu à désirer mais reste néanmoins compréhensible. Je poursuis et, au fur et à mesure que j'avance dans ma lecture, je sens que je deviens écarlate. Depuis la racine de mes cheveux jusqu'à la base de mon cou, un fourmillement désagréable m'envahit. Jamais encore je n'avais éprouvé une honte aussi intense.

J'entrevois un univers que je n'avais encore abordé que dans les textes classiques. Une histoire digne de Hugo, Balzac et Zola réunis. Deux pages qui résument l'atroce réalité de la triste vie de certaines familles. Un monde cruel, désespéré. Les mots d'Henri sont simples, son langage sobre, efficace. Et puis, raconte-t-il : … après toutes les vicissitudes, au bout du long tunnel, enfin l'espoir. On propose un nouveau travail au père qui permettra à toute la famille de quitter le sinistre terril, là-haut dans le nord, et de descendre au soleil, au chaud. Ils ont vendu leur maigre bien et les voilà tous qui s'entassent dans le célèbre Train Bleu. Direction Marseille, puis Toulon, Cannes et enfin, Nice. Au soleil éclatant de la Côte d'Azur, le bonheur est là, accessible.

Tous les espoirs sont permis. Une nouvelle vie, la terre promise. On se prépare à descendre. Il faut réveiller Maman. Ça fait assez longtemps qu'elle dort. Elle en avait tellement besoin la pauvre. Toutes ces émotions, les incertitudes, l'attente, le déménagement, tout ça. Seulement voilà, on a beau la secouer, Maman ne se réveille pas. Ne se réveillera plus jamais. L'épuisement a gagné. Le cœur a lâché. Maman est morte. A deux pas du tapis rouge de Cannes, elle a fait son entrée au Paradis, laissant cinq orphelins et un mari perdu.


Henri,

Rares sont les écueils de la vie que j'ai su éviter. J'ai toutefois tiré quelques leçons de mes (in-)expériences et jamais, je te le promets, je n'oublierai cette intrusion dans ton jardin secret. Depuis ce jour, chaque fois que j'entends une confidence, qu'on me murmure un secret, je m'applique, grâce à toi, à en rester l'anonyme et surtout muette, dépositaire.

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