La lettre
Sandra Mézière
La lettre
Jeanne. Je m’appelle Jeanne. Je ne sais pas ce que je donnerais pour entendre mon prénom, ne serait-ce qu’une fois, peut-être une ultime fois, pour me sentir vivante, encore un tout petit peu, pour ne pas avoir l’impression d’être uniquement Madame Lafargues, celle de la chambre 10, celle qui, comme les autres, qu’elles s’appellent Jeanne, Ernestine ou Pierrette, ne sont destinées, forcément, qu’à attendre, voire espérer, une seule chose : un soulagement, la mort. La vitre fermée sur l’extérieur et sur les possibles de l’existence me renvoie l’image d’une vieille femme aux cheveux gris bouclés, allongée, résignée, morte déjà. J’aimerais tant ressentir encore cette impression qui m’a si longtemps guidée, que tout peut recommencer demain, cet optimisme enfantin, une folie grâce à laquelle (ou plutôt à cause de laquelle) je suis là aujourd’hui, vivante à 80 ans. Dehors le soleil éblouissant me rappelle les doux et euphoriques frissons de la jeunesse, il me nargue de sa révoltante et éternelle luminosité. Je n’arrive pas à me dire que c’est fini, que plus jamais je ne ressentirai ce sentiment d’invulnérabilité. Une femme entre deux âges me regarde béatement. Une béatitude assassine. C’est Elodie (elle a un prénom, elle). En montrant du doigt la pomme posée sur mon bureau, elle me dit de ne pas oublier mon goûter. Elle me parle comme à une enfant, elle qui me nie le droit d’en avoir été une, celle dont elle ignore sans doute qu’on l’appelait Jeanne. Sans parler, mais sans quitter son sourire, elle me tend une enveloppe. Le nom semble écrit par un écolier appliqué : « Mme Jeanne Lafargue. » Plus personne ne prend la peine de m’écrire depuis bien longtemps. C’est sans doute une erreur mais je ne peux m’empêcher d’espérer sans bien savoir quoi. Elodie attend. Moi aussi. Son sourire finit par se figer. Elle sort enfin. Je regarde la lettre comme un trésor et finalement je me décide à l’ouvrir avec mes doigts devenus malhabiles.
Paris, le 15 octobre 2000,
Chère Jeanne
Mon cœur bondit. Je suis jeune, invulnérable, Jeanne à nouveau.
Chère Jeanne,
J’espère que tu ne m’en voudras pas de cette familiarité : celle de t’appeler par ton prénom et celle de te tutoyer. J’ai tant attendu cet instant que des préciosités sémantiques me semblent superflues, mais je ne voudrais pas te heurter, surtout si ce n’est pas toi, juste une homonyme qui m’aura donné le plus fol espoir de ma vie et la possibilité de mon plus grand regret. Par où commencer ? Par une date peut-être ? Le 11 novembre 1940. Le jour où le gamin arrogant était devenu un homme engagé. Le jour où chacun a pris pour l’acte de courage de mon existence ce qui était en réalité un acte d’amour déraisonnable, désespéré, fier. Le jour où ma vie est devenue un malentendu. L’ironie du sort, c’est que j’ai été décoré depuis mais que la seule décoration qui m’importait alors, c’était un sourire dont je croyais que le destin me l’avait à jamais rendu inaccessible. Pardonne-moi, Jeanne. Mes pensées sont désordonnées, pourtant j’ai tant de fois formulé cette lettre comme une consolation à ma révolte désespérée. J’ai vécu avec cet espoir irraisonné, ce souvenir destructeur, cet acte d’amour vain. Nous avions vingt ans alors. Imagines-tu : vingt ans… La guerre rendait si beau et cruel l’élan éperdu de notre jeunesse et de nos cœurs. Peut-être mon nom ne te dira-t-il rien. Je n’ose le croire. Je ne peux le croire. Cet été 1940, la guerre n’était pour moi qu’une rumeur lointaine, la source d’enrichissement de mon père qui entretenait des liens troubles avec l’ennemi et dont, sot que j’étais, je ne retirais qu’arrogance. Ma vie était insouciante dans cette époque qui a rendu ce mot indécent et sans doute est-ce moi qui serais devenu indécent si je ne t’avais point rencontrée ce jour de 1940. J’avais aperçu une ombre nous épier et se cacher derrière la grande maison bourgeoise familiale depuis quelques jours déjà. J’avais décidé de te prendre par surprise. Je t’ai saisie par les épaules, téméraire ou surtout inconscient, et quand tu t’es retournée, j’ai été ébloui. Par ta gravité d’abord, moi dont la vie n’était que légèreté. Par ton air résolu ensuite, moi dont la vie n’était qu’indécision. Par ta fierté. Et par ta beauté qui n’était pas flagrante mais presque douloureuse et qui a planté dans mon cœur jusque-là insensible une aiguille qui n’a cessé depuis de me torturer d’un mal exquis. Je tenais ton poignet et tu grimaçais. Je m’en veux encore aujourd’hui de cette violence à jamais bannie de mon existence depuis ce jour, mais c’était davantage pour me donner l’apparence du courage que contre le tien. Je t’ai trainée jusque chez moi. Je t’ai forcée à t’asseoir sur une chaise dans la cuisine. Je te dominais mais je me sentais fragile pour la première fois de ma vie devant ta beauté grave et douloureuse. Tu m’as tout dit : mon père collaborateur, que tu étais engagée par la résistance pour le surveiller, et que tu avais vingt ans, comme moi. Je me demande aujourd’hui encore si c’était un piège pour que tu m’en dises autant ou si tu as deviné en moi ce que moi-même je ne pouvais imaginer. Tu m’as donné le choix (comme si c’était alors toi qui avais les cartes en main !) : te dénoncer et fermer les yeux sur les trafics de mon père (que je n’ignorais pas mais dont je pris seulement alors conscience de la portée) ou te relâcher et devenir ton informateur. Tu me demandais de trahir ma famille (à laquelle ce nom convenait d’ailleurs si peu). Je n’ai pas eu le temps de te répondre. Mon père est arrivé à cet instant. J’ai saisi ta main, t’es attirée à moi et embrassée. Il a éclaté de rire devant ton air stupéfait mais tu étais sauvée. Il était à mille lieux d’imaginer qui tu étais. Ensuite nous nous sommes revus, chaque semaine. Chaque semaine, je te disais ce que j’entendais dont je prenais d’ailleurs soudain conscience de la gravité. En échange, mon père était protégé. Pour moi, ce n’était pas assez pour exister à tes yeux dont la dureté à mon égard me glaçait et m’exaltait. Un jour, je ne suis pas venu. C’était le 11 novembre 1940. Je ne suis pas venu parce que j’avais appris que des étudiants allaient déposer une gerbe sur les Champs Elysées. J’allais devenir un résistant à mon tour. Devenir quelqu’un d’autre que le bel arrogant des beaux quartiers. J’ai été arrêté. Mon père m’a fait libérer mais ne m’a plus jamais parlé. Cela m’était égal. Je ne pensais qu’à te retrouver, briller comme un héros à tes yeux. Je voulais te montrer que le gamin arrogant avait cessé d’exister en te rencontrant, que je pouvais risquer ma vie pour quelque chose de plus grand que moi, pour les autres, la paix, mais en réalité l’amour que je te portais. Etrange d’écrire ce mot à une femme de quatre-vingts ans alors que je n’ai pu le faire à celle de vingt, pourtant en les écrivant, les émotions se ravivent. A la fin de la guerre, je n’avais qu’une obsession : te retrouver. Je n’oublierai jamais ce jour funeste où je suis allé chez tes parents, où une femme a pris cet air faussement contrarié de ceux qui se délectent d’avoir la vaniteuse pitoyable primeur d’annoncer les mauvaises nouvelles, où la terre s’est dérobée sous mes pieds quand on m’a dit que tu étais morte, torturée par la gestapo, le 11 novembre 1940. Jeanne, tu n’as jamais su. Tu n’as jamais su que j’avais changé grâce à toi. Tu n’as jamais su que ton souvenir m’a accompagné toute mon existence, même quand d’autres l’ont partagée. Je sais qu’à notre âge on vit plus dans le souvenir que dans l’avenir, mais si tu acceptais de m’écrire, nous pourrions prolonger l’un et l’autre. Reprendre ce dialogue comme si nous avions encore vingt ans. Je sais que c’est un pari fou mais nous avons passé l’âge et n’avons plus de temps à perdre à être raisonnables. Jeanne, écris-moi et je serai le plus heureux des hommes. Jeanne, j’ai si souvent prononcé ce prénom dans le silence, dans le vide, comme une prière sans croire y recevoir un écho. Jeanne, je t’ai tant cherchée dans les yeux ou dans la droiture de quelqu’un d’autre. Jeanne, tu as un pouvoir unique, celui de me redonner mes vingt ans. Tu te demanderas sans doute comment je t’ai retrouvée. Tu t’en souviens certainement : la maison de retraite a édité cette brochure où le parcours de chaque pensionnaire était détaillé. Il y était question d’une Jeanne Lafargue dont la sœur était morte pendant la guerre. C’est là que j’ai compris. Je m’étais trompé : c’était ta sœur. Tu es vivante. Ce ne peut être que toi, Jeanne. Le même nom. Le même âge. Il n’y avait pas ta photo. M’en voudras-tu de te dire que j’étais soulagé qu’elle n’y soit pas, que le souvenir ne soit pas entaché. A défaut de retrouver notre visage de vingt ans, nous pouvons retrouver notre enthousiasme d’alors. Jeanne, j’espère que tu pardonneras ma fougue, ma sincérité, c’est celle d’un jeune homme qui renait grâce à toi. Jeanne, acceptes-tu de m’écrire, de tout reprendre depuis ce jour de 1940, de faire comme si nous n’avions point vieilli, comme si l’avenir était devant nous ?
Jeanne, mon avenir, moi qui pensais que ce mot était à jamais banni de mon vocabulaire, oui, mon avenir t’appartient.
Charles.»
Comme j’aurais aimé susciter des sentiments si forts. Comme j’aurais aimé avoir le courage de cette femme. Comme j’aurais aimé qu’il n’y ait pas de S à mon nom. Comme j’aimerais oublier cette chambre sans vie, comme mon univers condamné à en être dépourvu jusqu’à la fin. Comme j’aimerais avoir le courage de repousser cette dernière chance, ne pas saisir un stylo et une page blanche, ne pas écrire ces mots auxquels je vais croire en les voyant se former sous ma plume, ces mots au pouvoir salvateur et inestimable qui vont me redonner le goût d’attendre, d’espérer, et tout simplement de vivre, ces mots que je forme en mentant avec sincérité et qui vont m’embarquer dans une dernière aventure, inattendue, et me rappeler qu’il ne faut jamais cesser de croire.
« Mon cher Charles,
Comment aurais-je pu oublier la rencontre la plus marquante de mon existence…. ».
Très beau texte, émouvant!
· Il y a plus de 7 ans ·tantdebelleshistoires
Tout ce que je hais en littérature. Le style faussement durassien, qui passe pour moderne alors qu'il témoigne d'un manque ou d'une lassitude au travail. Depuis que le soupçon a été jeté sur la littérature, que la peur de la préciosité envahit la page blanche, on peut prétendre à tout, quitte à frôler le ridicule, voire l'absurde (ceci ne vous concerne pas). Relisons le début du texte: "Jeanne. Je m'appelle Jeanne." Une question me vient à l'esprit à la lecture de ces deux phrases : parlez-vous ou écrivez-vous ? Quand le mystère aura été levé, je m'appliquerai à aller jusqu'au fin mot de l'histoire.
· Il y a plus de 11 ans ·valmont
Poignant.
· Il y a plus de 12 ans ·robeen