Des souris et un homme

salander

DES SOURIS ET UN HOMME

Le jour où j’ai rencontré Jack, j’ai béni le destin, le hasard, Cupidon, Saint Valentin et ses acolytes. Parce que j’avais toujours pensé que si la vie me glissait ce genre de type élégant, drôle et intelligent dans les pattes, il ne m’aurait pas accordé le moindre clin d’œil. Une fille comme moi, pas très grande, large d’épaules, les traits dégrossis au pic à glace et la mèche constamment grasse… Pourtant, c’est arrivé.

Jack m’a écrasé le pied en sortant du bus. Du 47 en fonte sur du 38 en daim. J’ai hurlé de douleur. Tous les usagers se sont retournés, aucun ne m’a porté secours. C’est Jack, déconfit comme jamais, qui a accueilli mon corps tremblant entre ses bras.

- Je suis confus, gémit-il ; sincèrement.

- Mon pied aussi, répliquai-je en ravalant mes larmes.

Notre idylle a débuté quelques jours plus tard. Un démarrage lent, avec son cortège d’invitations à des repas suivi d’une série approches maladroites mais touchantes : je te prends la main dans la rue, je te tiens par la taille, je t’effleure les fesses ou les seins avec une délicatesse exagérée. Enfin Jack m’a embrassée, incisives et canines embouties dans un magma de salive. J’ai commencé à léviter et notre amour a accéléré comme une navette spatiale.

Durant les cinq premières années, nous avons essayé de faire des enfants. C’était notre vœu le plus cher. Jack ne voulait pas devenir un vieux père (il avait vingt-sept ans, quand je l’ai connu) et moi, qui avais toujours eu l’air vieille, je ne me voyais pas quitter cette terre sans avoir contribué à son explosion démographique. Nous avons donc relu le Kamasutra, brûlé pilules, stérilet et préservatifs durant une séance de sacrifices et tenté de varier les positions coïtales.

Rien n’a fonctionné. Mes parents s’en fichaient – je les soupçonnais de me préférer sans enfant, craignant que ma progéniture soit pire que moi –, mais ceux de Jack frémissaient d’inquiétude. Lors d’un repas chez eux, j’ai pu mesurer l’ampleur de leurs tracas.

- Tes spermatozoïdes ne sont peut-être pas très vaillants ? suggéra le père de Jack en servant un sixième whisky à son fils.

- À mon âge, tu crois…

- Les ovules de Meg ont dépassé la date de péremption, déclara sa mère avant de me lancer un regard venimeux.

- Oh, Meg est fraîche comme un glaçon, contra Jack.

- Un gardon, rectifiai-je ; pas un glaçon.

Vexée, je n’ai quasiment plus desserré les mâchoires de toute la soirée. Par la suite, j’ai senti que mon amour pour Jack s’étiolait. J’admirais toujours cet homme, le travail qu’il abattait dans son bureau d’ingénieurs, ses traits d’esprit (lorsqu’il n’était pas ivre, il savait ce qu’était un gardon), son odeur aussi, mais il me semblait que cette histoire de procréation creusait une tranchée entre nous.

Les mois suivants, nous avons discuté. Insister, adopter, s’octroyer les services d’une mère porteuse ? Rien ne nous satisfaisait. Ni Jack ni moi n’avions envie de forcer la nature. Accoucher à quatre-vingt-dix ans ou se faire cloner par un descendant du docteur Mabuse nous effrayait. Nos enfants devaient arriver d’une manière traditionnelle, tout était clair. Mais ils se sont fait désirer, à tel point que nous n’en parlions plus, surtout chez mes beaux-parents.

Un soir, Jack est rentré du travail en poussant la porte du pied, ce qui ne lui ressemblait pas. Il l’a même claquée du talon. « Bonjour chérie », m’a-t-il quand même lancé avant de déposer au salon l’énorme carton qui l’avait empêché de franchir le seuil normalement. « Tu aurais dû me demander de l’aide », lui ai-je dit en constatant qu’il était en nage. Il a hoché la tête et retiré son manteau. Je l’ai compris plus tard, tout en le soupçonnant déjà : non seulement Jack et moi quittions lentement l’orbite commune sur laquelle nous tournions depuis presque huit ans, mais le contenu du carton lui appartenait, à lui seul – j’étais exclue sans même l’avoir cherché.

Jack avait reçu trois souris d’un de ses collègues. « Il ne pouvait pas les garder, tu comprends, ça nous changera… » Je ne comprenais pas, non, et puis de quoi cela nous changerait-il ? Sur le moment, je me suis ratatinée d’attendrissement devant ces bestioles comme une grand-mère face au nouveau-né qu’on lui tend. À la limite du gâtisme. Ces petites choses grises, avec leurs grands yeux ronds, leurs crottes minuscules et leurs concours d’agilité dans la roue m’ont émerveillée. Durant quelques semaines, voire deux ou trois mois. Ensuite, je me suis lassée. Pas Jack.

Il avait installé leur terrarium dans la chambre qui lui servait de bureau. Il m’indiquait donc clairement que je n’étais qu’une visiteuse. Sans l’entrée gratuite et le droit de les nourrir, j’aurais pu me croire au zoo. À partir de cette période, et de manière croissante, Jack est devenu toqué de ses rongeurs. Matin et soir, il les regardait souffler. Le week-end, il annulait parfois des repas sous prétexte qu’il ne s’était pas assez occupé d’elles. Il lui arrivait même de téléphoner depuis son travail pour me demander comment elles se portaient. Si j’étais à la maison – mon emploi de secrétaire à mi-temps ne m’accaparait pas trop –, je posais le combiné près de la cage et il se délectait des cris qui s’en échappaient.

Jack devenait maboul.

Patricia, une amie psychiatre, a essayé de me rassurer : « Ton mari vit sa paternité à travers ses souris. Elles représentent les enfants que vous désespérez de mettre au monde. Une bonne manière s’accomplir son deuil si vous n’arrivez pas à vos fins. » Son explication m’a mise en colère. Motivée, je l’étais encore. D’autant que, la trentaine franchie, je voyais mes ovules sécher telles des dattes au soleil (à ce rythme, belle-maman finirait par avoir raison). Seulement, pour tomber enceinte, il me fallait l’aide de Jack. Or nos rapports s’espaçaient tellement qu’il me semblait ne jamais avoir fait l’amour avec lui. Nous étions mal barrés.

Les souris étant des êtres vivants, elles ont fini par tomber malades. Les trois en même temps. « Intoxication alimentaire », a diagnostiqué le vétérinaire qui les a gardées en convalescence. Effondré, Jack m’a soupçonné de leur avoir refilé de la nourriture avariée. Il m’a fait une scène digne d’un vaudeville, a claqué des portes, tonitrué au balcon. Il s’est calmé lorsque le vétérinaire a déclaré qu’une bactérie véhiculée par l’eau, inoffensive pour les humains, les avaient mises au tapis. Je jubilais. La boisson de ces avortons, je ne m’en occupais jamais. La queue entre les jambes, Jack s’est excusé. Puis il est parti au chevet des petites malades, comme chaque matin et chaque soir. Satisfaite de son repentir, je n’en étais pas moins fâchée. Il commençait à me courir sur le haricot, avec ses rongeurs.

Deux jours avant leur retour, j’ai trouvé Jack en larmes devant le terrarium vide, tripotant les abris, la roue, les récipients à nourriture. « Si elles meurent, je ne m’en remettrai jamais », a-t-il geint. Agacée, je lui ai affirmé qu’elles étaient guéries, même si je souhaitais tout à coup leur trépas. Il a paru soulagé et, sans même m’accorder un regard, est parti chez le vétérinaire. C’en était trop. La colère crépitait dans ma tête, ondoyait le long de mes membres, me coupant le souffle. J’ai décidé d’agir.

Nous étions jeudi. Je savais que Jack n’aurait pas le temps de rendre visite à ses saletés de rongeurs à cause d’une réunion de travail. Je suis donc partie chez le vétérinaire récupérer les bestioles. Celui-ci ne voyait aucun inconvénient à me les laisser un jour plus tôt. La cage sous le bras, j’ai roulé jusqu’à la forêt toute proche, déniché un endroit tranquille où personne ne pouvait me surprendre et j’ai estourbi les trois souris (elles n’ont pas souffert). J’ai glissé leurs cadavres dans un sachet, ensuite je suis allée préparer le repas du soir.

Nous avons mangé tard. Salade, pâtes et ragoût de lapin (auquel je n’ai pas touché), succulent selon Jack même s’il lui a trouvé un goût original. « C’est le gingembre, ai-je dit ; ça relève les plats ». Il n’a rien répondu et, après cinq minutes de recueillement devant le terrarium vide, est allé se coucher. Je n’ai pas fermé l’œil. La culpabilité m’agitait les neurones. Qu’avais-je commis ? J’avais agi sous l’emprise de la colère, sans réfléchir, et maintenant que la passion dévorante de Jack était consommée, qu’allait-il se passer ? Que pouvais-je inventer pour m’en sortir ? Je me sentais dans la peau de ces mythomanes obligés d’imaginer sans cesse de nouveaux mensonges pour dissimuler les précédents.

Au matin, tremblante de peur à l’idée que Jack pouvait me tuer pour ce que j’avais commis, je lui ai préparé son café. Il avait l’air souriant, détendu, presque aussi beau que le jour de notre rencontre. « Tu sais, a-t-il soudain lâché, je crois que je deviens cinglé avec ces souris. Je me rends compte que je t’ai délaissée, rien d’autre n’avait d’importance, j’en suis sincèrement désolé. Je vais appeler le vétérinaire, il saura où les placer. J’espère que tu me pardonnes, Meg. »

Il m’est tombé dans les bras et s’est mis à sangloter. J’ai pleuré avec lui, plus de soulagement que par amour, avant de lui proposer d’appeler moi-même le vétérinaire parce que je pensais que cela l’affecterait trop. « Tu es formidable », a-t-il déclaré avant de m’embrasser à pleine bouche. Son haleine n’était pas très fraîche, mais j’étais tellement aux anges que je l’ai respirée goulûment.

À son retour du travail, je lui ai raconté que le vétérinaire connaissait une famille prête à adopter les souris. Il a ri, m’a remerciée et nous avons fait l’amour comme à nos débuts, sur le tapis du salon.

Dix jours plus tard, j’étais enceinte.

  • Merci. Les commentaires sont rares, ça me fait plaisir. J'aime bien imaginer de quelles manières l'humain fuit la réalité du quotidien, avec ou sans souris :-)

    · Il y a plus de 12 ans ·
    Wall e orig

    salander

  • Une rencontre au pif, une lecture sous caféine et comment dire... J'ai "souris"! Beaucoup, je me suis "émue"! Beaucoup! Bref, bravo!

    · Il y a plus de 12 ans ·
    375705 10150405459877878 1691361839 n 300

    charlotte-laquiche

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