la lettre
waxette
La lettre est posée sur le bureau.
Sa mère la lui a donnée hier au soir.
« Tiens, tu as reçu du courrier. Ça faisait longtemps qu’on avait plus reçu de courrier pour toi ici ! »
C’était dit sans malice aucune, presque joyeusement, comme si cela rappelait simplement de bonne humeur le temps ou il était encore seulement son fils, le temps ou elle relevait son courrier et le posait sur la petite étagère à l’entrée de sa chambre, bien en vue pour qu’il ne le rate pas en rentrant du foot ou de l’équitation.
Il n’a rien dit.
Il est resté impassible.
Il espère être resté impassible.
Il a saisi la lettre et l’a regardé curieusement, l’a retournée pour feindre de chercher un expéditeur, dans un geste puéril qui restait encore gravé dans sa mémoire. Une réaction adolescente pour montrer de la curiosité mais pas trop, un détachement qu’il voulait naturel, une semi indifférence qui voulait cacher l’emballement stupide de l’hémoglobine dans ses veines, entraînée par l’adrénaline qui abondait soudain.
Il avait reconnu tout de suite l’écriture.
Il n’aurait pas pu ne pas la reconnaître, cette écriture penchée, lisse, aux courbes régulières, presque aussi sensuelles que celles de l’écriture curviligne qu’il avait étudiée à l’université, les l bien remontés, courbés élégamment sur la suivante, les petits a discrets qui se penchaient en bombant le ventre comme une danseuse déhanchée.
Il avait failli rougir, ou peut-être qu’il avait rougit, ses mains avaient failli se mettre un peu à trembler, à moins que réellement il n’ai vu le papier bouger irrépressiblement entre ses doigts. Il avait eu envie d’enfouir la lettre dans sa poche, de ne plus la regarder, de ne plus la laisser regarder par qui que ce soit. Il avait voulu que sa mère même ne l’ai pas vue.
La garder pour lui et la cacher pour qu’on ne devine pas.
Qu’on ne voit pas la jolie écriture, les courbes douces de l’encre sur le papier, qu’on ne sache pas que c’est une femme qui lui écrit, qu’on ne se doute même pas qu’il peut recevoir une lettre comme celle-là.
Il a voulu bafouiller quelque chose, un « tiens, qui peut m’écrire ici ? », ou encore un « encore une réunion d’anciens élèves… » mais on ne la fait pas à sa mère. Il n’a rien dit, et elle n’a rien dit non plus, aucune remarque. Il a eu peur qu’elle voit ses mains trembler, qu’elle voie les rougeurs sur ses joues, alors il a enfoui la lettre et lui a parlé de n’importe quoi. Il a cru un instant que sa voix allait trembler, qu’il allait commencer à parler et que les mots ne sortiraient pas, ou alors sans aucune cohérence, à tel point qu’elle saurait tout aussi peu que lui ce dont il voulait parler.
Mais non, il s’était maîtrisé.
Il n’avait plus ces vingt ans timides, incontrôlables.
Néanmoins, du moment ou sa mère lui avait donné la lettre il avait eu envie de partir, très vite. Il avait parlé de choses étonnamment creuses, sans queue ni tête, de sa voiture en panne, de la voisine du cabinet qui laissait ses charentaises sur le seuil de sa porte quand elle sortait, et qui avait posé un paillasson ridicule devant sa propre porte, gentiment, parce qu’il n’en avait pas – « il faut toujours avoir un paillasson, vous savez, docteur, c’est important, de marquer l’entrée d’un endroit. »- et à laquelle il n’avait pas osé répliquer que sa porte suffisait largement déjà… Puis il écouta les nouvelles distillées par sa mère d’une oreille absente, tandis qu’elle s’agitait autour du four, cigarette à la main, tantôt fumant tantôt ouvrant le gouffre chaud pour surveiller l’énorme plat qui s’y trouvait, fumant autant qu’elle. Elle n’avait demandé aucune nouvelle, ce qui était en soi un aveu. Elle évita le sujet rendu délicatement tendu par l’existence de la lettre, cette chose qui existait à présent « entre » et qui constituait une chose-dont-on-ne-parle-pas et qui muselle par extension un certain nombre d’autres sujets.
Lui n’a plus qu’une préoccupation en tête.
Que veut-elle ? Pourquoi cette lettre ?
Aucun doute possible sur l’expéditeur, douter serait une insulte à lui-même.
Il voudrait juste savoir pourquoi elle écrit, juste avant de la lire vraiment. Pas en connaître les détails, non, cela n’a pas d’importance, les détails sont pour plus tard.
Sa mère a haussé un sourcil lorsqu’il a tiré une cigarette du paquet qui traîne sur la table. Cela fait des années qu’il fume en dilettante, et voilà longtemps qu’elle ne l’a pas vu le faire ainsi, sans un café ou un verre de pastis posé devant lui. Il appelle cela « fumer pour rien », et il lui reproche suffisamment souvent de ne pas apprécier le quart des cigarettes qu’elle allume à la chaîne, alors qu’il fume avec plaisir, avec saveur les rares tiges qu’il allume dans les moments de convivialité - « je conçois que tu t’abîmes la santé par pur plaisir, mais à condition que le plaisir soit réellement là à chaque fois »- et la concomitance avec l’arrivée du pli mystérieux ne lui échappe pas non plus. Il allume la gauloise presque comme par hasard, avec le geste de l’habitude comme quand il révisait ses examen de fin d’année, le nez plongé dans ses paperasses indigestes couvertes de notes de sa grande écriture penchée, tellement effilée qu’elle ressemblait plus parfois à des cheveux coupés tombés anarchiquement sur la feuille qu’a des mots compréhensibles. Il a le regard fixe, perdu quelque part au-delà du carrelage ocre. Il ne l’écoute pas. Mais elle continue de parler, elle lui donne le change. Elle a toujours bien su faire, l’air de ne rien voir, juste pour le laisser tranquillement avec ses pensées, continuer cette longue logorrhée verbale inutile qu’elle remplit de mots vides alors que ses propres pensées s’emballent ailleurs. C’est un don peu commun qu’elle a acquis de longue haleine, que de laisser filer ses pensée sur d’autres mots, pour éviter les silences, les passages d’anges gênants et fouineurs qui viennent montrer du doigt de façon indécente les absences et les instant intimes des pensées des hommes.
Alors, pendant qu’il fume pensivement le regard porté à travers le sol de sa cuisine et qu’elle lui raconte les derniers potins du village, elle s’inquiète.
C’est une écriture de femme sur l’enveloppe.
Il trompe Stéphanie.
Bon, qu’il l’a trompe n’est pas ce qui l’inquiète -ce qui le serait à son humble avis serait que depuis le temps il ne l’ait encore jamais fait, non qu’elle n’aime pas la femme qu’il a épousé, tellement aimable, lisse, qu’il faudrait être vraiment difficile pour ne pas l’apprécier, mais plutôt que c’est lui qui ne l’aime pas, de façon tellement flagrante qu’elle se demande toujours si elle est la seule à s’en apercevoir. Elle a longtemps trouvé cela désolant, mais avec un fatalisme implacable elle s’est toujours dit qu’un jour ils finiraient par s’en rendre compte, voilà tout. Non, c’est la lettre elle-même qui l’inquiète. On n’écrit pas aux gens pour rien, et quand une femme écrit, c’est rarement gratuit. Que lui veut-elle ? Rompre ? À moins que ce soit lui qui veuille rompre et n’y parvienne pas ?
Et pendant que sa mère s’inquiète et fantasme, il voyage en arrière.
La lettre l’a projeté violement dans un bond dans le temps qui le plaque au mur tant le retour est rapide, instantané, facile. Les quinze ans qui le séparent d’elle s’effacent avec une aisance déconcertante. Tout est comme gommé.
Tout disparaît jusqu’à ce moment magique partagé un mardi soir, à dix-sept heures environs, dans un couloir sombre et désert de leur lycée. Lentement il se laisse happer, et pendant qu’il aspire la fumée de sa cigarette, il se consume a peu près autant qu’elle. Le moment dure, il se rappelle, puise, creuse, fouille et déterre le passé si patiemment recouvert, si méticuleusement oublié. Si peu caché dans sa mémoire. Tout près là, à portée de ses doigts, la joue si douce, la peau de la nuque naissante sous les cheveux fins, aux confins de l’oreille et du cou… les grands yeux verts immenses qui l’engloutissent finalement dans la chaleur humide des lèvres maladroites.
-- ça va ?
La réalité revient comme une gifle.
-- oui, oui, ça va bien. Je suis un peu crevé, c’est tout.
-- tu voudras manger là ?
La phrase trahit sa mère, l’inquiétude qu’il a suscité. Combien de temps est-il resté absent ? Trop longtemps visiblement. C’est si rare qu’elle interrompe une absence.
-- non, merci M’man. Il faut que je rentre.
Quelle conviction dans le ton ! Il regarde l’heure mais ne bouge pas, bien sûr.
Immobilité du corps, immobilité des mots, immobilité des sens.
La mère regarde son fils qui a eu l’air de se recroqueviller, à l’instant.
Cette lettre mystérieuse, cette ombre menaçante, ce papier épais et crissant dont on devine les bulles à l’intérieur, laide comme une lettre d’huissier, banale comme le courrier d’une banque, cette enveloppe à la fois moche et fascinante. Pendant qu’elle ouvre le four pour vérifier la cuisson, qu’elle tapote sa cigarette pour faire tomber la cendre, qu’elle tourne et virevolte autour de lui et de sa cuisinière, son esprit s’emballe, s’empêtre, tisse des hypothèses, disserte en elle-même.
Et lui est reparti de plus belle dans son couloir sombre un soir d’hiver. Il repart à zéro, du moment ou en rencontrant ses lèvres il a compris que plus rien, jamais, ne serait pareil. Cela lui avait paru très bête et romantique, à l’époque, et il serait mort plutôt que de l’avouer ou même, seulement, de se l’avouer. Mais avec son recul de quinze années, il se rendait compte à quel point cela avait été vrai, et là, soudain, comme un coup dans la figure, il ne trouvait pas cela romantique, il trouvait cela pathétique.
Extrêmement pathétique.
Tout ce qu’il a fait depuis se résume à de la gesticulation, aussi incontrôlée, impuissante et inutile que les gestes désordonnés d’un futur noyé qui, se voyant perdu décide d’apprendre à nager avant de boire son dernier coup sur terre. Ses diverses relations, ses petites amies accumulées, entassées dans sa vie jusqu’à l’écoeurement –il avait même réussi pendant presque un mois entier à avoir des rapports sexuels chaque semaine avec cinq filles différentes, toujours les mêmes. Jusqu’à l’écoeurement. Jusqu’à ce qu’un soir, après le coït, au moment de se rhabiller et de s’échapper vite de la chambre moite pleine de leurs odeurs mélangées, il voie son propre reflet dans le miroir. Il n’avait même plus la marque du plaisir au fond des yeux, aucune fatigue particulière. Elle était allongée sur le côté, penchée pour rallumer son joint, il voyait sa croupe et ses cuisses tendues dans le geste, et il se demanda à quel moment, réellement, il en avait eu envie. Il lui fallu un effort pour se souvenir. A peu près jusqu’au moment ou il l’avait eu, la première fois. A peu près jusqu’au moment ou il avait eu le signal. Après, il n’avait fait que profiter des conséquences et des circonstances. Ses fesses molles ne l’intéressent plus, depuis un certain temps, celle de la veille a un cul bien plus joli… Alors il avait croisé le regard de cet homme qui se préparait, un peu pressé, comme au sortir de table, même pas un bon repas, rien de particulier. Juste une pitance quotidienne au bistrot du coin avant de reprendre le boulot, le genre de repas ou la nourriture est aussitôt oublié qu’ingérée. Une espèce de routine sans miracle.
Oui, ce jour là, à cet instant là, il s’était senti comme un boulimique qui se ferait vomir et croiserait son regard dans la glace en relevant la tête de la cuvette des toilettes. Il avait vomi en rentrant chez lui.
Et tout cela pouvait très bien résumer ce qu’il avait fait dans sa vie depuis Elle.
Il avait foncé dans le tas, parce quand on vit on fait cela, ceci, mi sol do ré.
Il fallait bien avancer, alors avec sa délicate machette, il avait fait sa vie. Il avait coupé à grand coup de lames tout ce qui l’empêchait d’avancer, avait redoublé d’efforts devant les difficultés, avançant des plus grands pas dont il était capable pour finir ses études, voyager, travailler, rencontrer, baiser, manger, engloutir, engloutir, engloutir tout ce qu’il pouvait, engloutir tout ce qui passait. Il avait été urgent de vivre alors il avait vécu.
De même, longtemps après cette nuit où la fille aux fesses molles avait presque réussi bien malgré elle à marquer son souvenir, longtemps après cette immense nausée qu’il avait ressentit a se voir ainsi dans son miroir vulgaire et triste, il s’était marié.
Cela avait été une grande fête, avec tout le tralala habituel, bien inutile mais indispensable. Beaucoup de monde, beaucoup de bruit, beaucoup de nourriture, beaucoup d’alcool. Encore une journée à engloutir, de champagne et de vin, de sourires, de mains serrées, de regards échangés. Cela avait été un beau mariage, vraiment, même si sa mère était ce jour-là, aussi noire qu’une sicilienne en deuil. Encore une de ces excentricités, peut-être pour exprimer son avis sur la question... lui n’avait pas eu d’avis sur la question. Il se foutait du mariage comme du concubinage, alors pourquoi pas, au fond ? Sa douce compagne y tenait tant, à ce curé et à ces promesses.
Cette lettre décidément est un sacré sésame.
Il fait impitoyablement le bilan, les yeux dans le vide, pendant que sa mère fulmine intérieurement contre cette lettre énigmatique dont elle voudrait bien parler parce qu’elle voit bien l’importance grandissante qu’elle a entre eux, comme si, grossissant, elle séparait la pièce en deux de son volume blanc indécent.
Pourquoi ne l’avait-il pas rappelée, rattrapée ? Comment avait-il laissé filé, sans esquisser un geste, ce bref moment ou il aurait été encore temps ? Comment avait glissé ce moment là, ou tout était naturel et simple ? Pourquoi avait-ce été si compliqué ?
Il ne sait plus, bien sur, aujourd'hui, tout est enseveli sous les souvenirs qu'il a accumulé par dessus, qu'il a amassé, des odeurs, des baisers, des petits matins dans les rues désertes à traverser d'un pas vif pour rentrer...Il n’avait plus osé appeler ensuite. Parfois, dans ces périodes de célibat effréné, lui prenait le songe de la revoir. Aussitôt rabroué par sa mémoire défaillante, et ce gamin de dix-sept ans, fiévreux et tremblant.
Quoi faire, comment, trouver quel moment et quelle excuse pour le faire, et d’un faux air détaché lâcher une phrase stupide et creuse qui livrerai son âme et ses intentions.
Plutôt mourir.
Il s'était voué au jeu du hasard, se retrouver l’un devant l’autre dans une queue de super marché, se retourner surpris, se laisser emmener, emporter. Peut-on avoir confiance dans le hasard ?
Et puis quoi, avouer des mois après, des années ensuite, qu'il pensait encore a elle, à cet épisode si pathétiquement romantique... Il s'était noyé de corps nus, enseveli sous les chevelures, il avait gouté du sexe en oubliant la saveur de ses lèvres et ce jeu puéril de leurs dix-sept ans.
Oublié ce baiser d'anniversaire, caché par des autres, transparents et insipides, qui ne le masquaient que par leur nombre. Une ombre.
Une ombre dans sa vie.
bravo
· Il y a plus de 7 ans ·erwens
Je trouve que vous avez une très belle façon d'étirer, concentrer, évoquer... le temps dans ce que j'ai lu de vous, aussi c'est pudique et cru tout à la fois... Merci et bravo !
· Il y a plus de 13 ans ·Edwige Devillebichot
Merci à vous. vraiment !
· Il y a plus de 13 ans ·waxette
Etait-elle d'Elle ?... Ne pas le savoir est fantastique, on se retrouve du coup face à soi même, l'histoire se retourne et le personnage central cède la place au lecteur et à ses propres questionnements sur sa vie. Merci
· Il y a plus de 13 ans ·dinoruf
Très belle nouvelle !
· Il y a plus de 13 ans ·Je la verrais bien participer à l'appel à textes LEITMOTIVE (jusqu'au 15 juillet 2011)
http://www.suite101.fr/content/jacques-flament-comment-on-devient-editeur-a27752
Cliquer sur LEITMOTIVE...
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