La lettre au vent
sophie-dulac
La lettre au vent
D’ après l’œuvre de Félix VALLOTTON
Soldats sénégalais au camp de Mailly
Camp de Mailly,
Le 24 juin 1917
Chers frères
Ce matin, par les carreaux du mess des officiers, j’ai observé un moment un gradé qui écrivait une lettre. Il trempait sa plume dans un encrier par intermittence, reprenant méticuleusement de l’inspiration en se lustrant les moustaches. Il a considéré un moment une photographie de lui en uniforme, le képi droit, les boutons laqués, le sourire fringant. Il a paraphé l’image avant de la faire disparaître avec son billet calligraphié. Surpris par un sous lieutenant, j’ai du quitter la fenêtre.
Il m’est venu alors l’idée d’une lettre pour ceux de Sikasso, mes frères.
Comme je ne connais ni l’alphabet, ni l’écriture, je vais dicter ma prose au vent. Je ne suis pas crédule au point de penser que l’air puisse porter mes mots jusqu’aux portes du Soudan mais les larmes ne soulagent pas toujours et parler à ceux que j’aime adoucira peut être ma peine.
Dés mon débarquement en France, j’ai du me battre contre les intempéries, les tempêtes de neige incessantes et surtout le froid qui mordait mes pieds et mes mains. Beaucoup de mes camarades furent mortellement blessés, avant de pouvoir combattre, par des maladies portées par un hiver trop rigoureux pour nous.
Transis, parqués dans des cantonnements de fortune en attendant l’offensive, notre formation de soldat encore inachevée, on nous a envoyé à la bataille sous une pluie fine et glacée .
Il y a bien un enfer sur terre et je l’ai traversé. Enlisé dans la boue qui rentrait partout, même dans mon fusil, le rendant parfois inutilisable, je devais défendre des tranchées, des boyaux de glaise, contre la mitraille et les obus des allemands.
J’ai tenu des jours, le sol tremblait parfois envoyant la terre par paquets sur ma tête. J’avais très soif et faim malgré une forte odeur de pourriture, celle de la mort, du sang et de la peur. Pourtant, je n’ai pas invoqué Allah, il n’y avait pas de ciel dans ce trou, pas de salut, pas de paix, plus de pardon. Nous n’avons pas pu tenir nos positions et on donna l’ordre au reste de ma compagnie de se retirer.
Des bataillons de français qui sont revenus vivants de ce carnage, certains se sont mutinés. En attendant le conseil de guerre, nous, les tirailleurs sénégalais avons surveillé et encadré les rebelles. Nous avions pourtant partagé la même peine au front.
Je ne me sentais pas plus brave, loyal ou fort que ces autres soldats blancs, peut être davantage résigné et soumis. J’avais vu que le sang noir dans la boue avait la même couleur que celui des français. J’éprouvais le même sentiment de désespérance et de lassitude.
On nous fait la propagande de la « force noire ». Noir, je le resterai, le soleil pâle et le ciel trop souvent blafard de ce pays ne fait accentuer ma négritude. Mais la force, la force des Sénoufos de Sikasso m’a quitté. Elle est partie le matin des exécutions. Ils étaient cinq ligotés à des poteaux, cinq fusillés pour l’exemple.
Le courage n’était pas de survivre, le courage était de dire « assez », le courage était de se révolter et je suis resté muet.
J’ai impression depuis d’avoir tenu les fusils, d’avoir tué de mes mains mes frères d’armes et de misère.
Maintenant, je suis au camp de Mailly, on nous soigne, on reforme nos bataillons avant de nous faire repartir au front.
Ce matin, un artiste peintre est venu faire des croquis de nous au repos devant les baraquements. Il disait son impossibilité à représenter la guerre, la destruction et l’horreur.
Comment pourrais je le faire avec mes simples mots ?
On me verra peut être sur un tableau, un soldat noir, tout raide et triste, qui parle au vent.
Mes frères, voilà ce qui restera de moi.
Si les français recrutent encore à Sikasso, ne vous soumettez pas. La terre d’ici est sensiblement la même que celle de nos plantations de manguiers.
Votre terre sera ce que vous en ferez.
Qu’Allah vous protège.
Votre frère Bambara DJY DIARRA - Tirailleur 53ème BTS
Matricule 543 - Cercle de Sikasso
Merci pour l'inspirations
· Il y a environ 11 ans ·Philippe Larue