la lettre d'excuse (concours de nouvelles)

hectorvugo

Madame,

Il ne  m’est jamais venu à l’esprit de m’adresser à vous directement. Autant être franc  d’emblée : on ne se connaît pas. Je vous écris de la part d’un homme, le votre : Marc.  J’ai une dette littéraire envers lui.

Sachez Madame que je me sens responsable ce qui vous arrive tous les deux.  Vous l’avez quitté précipitamment, peu après avoir entendu de sa bouche une phrase dont je suis l’auteur.

Les pâquerettes jaunes dans un jardin hirsute sont ce qu’est l’acné sur un visage de jeune fille, une pollution. Ayant une rougeur à la joue qu’aurais je fait si l’on m’avait adressé en public une affirmation pareille ?

 J’aurais sans doute agi comme vous. Jeter un verre à la figure soulage. Il est la plus explicite des colères et des opinions. Partir est plus dangereux.

 Est-on prêt à mettre en péril une histoire, à fortiori si c’est la nôtre ? Quand on y réfléchit, non. Mais lorsque la spontanéité s’en mêle, cela mène au drame.

J’en sais quelque chose. Comme vous j’ai été victime de mon tempérament, comme vous j’ai mis en péril une relation qui me tenait à cœur. Au point d’y avoir porté un coup fatal.

Aujourd’hui je paie toujours les conséquences intimes de ce départ. Alors si je peux être utile. Si je peux inverser le cours de votre histoire….

 Laissez-moi le temps de vous convaincre l’espace d’une lecture, celle de ce courrier.

 Avant toute chose pardonnez-moi cette confidence, je suis peu coutumier du fait. Par excès de franchise je vous ai offert sur un plateau les raisons de mon engagement en littérature. J’écris souvent 250 pages pour dire je t’aime à quelqu’un. Beaucoup de lecteurs dont votre compagnon ont succombé à la déclaration. Une seule résiste : l’élue de mon cœur.

Alors j’écris encore jusqu’à ce qu’elle comprenne.  Par pitié Madame gardez pour vous ce que je vous livre ici. C’est un trésor. Vous ne pouvez pas imaginer le nombre de personne qui tentent de donner une explication à mon œuvre. Beaucoup pensent savoir ce qui me pousse à prendre le stylo. Tous se trompent. Je les entends parler d’argent, de reconnaissance, de postérité. Foutaises !

 Je vous le répète  j’écris pour être aimer d’une seule femme. Mathilde

Puisque nous en sommes au chapitre des confidences. Savez-vous comment je l’ai rencontrée ?

Et bien par le hasard d’une méprise. Jadis, elle  crut reconnaître en moi un membre de sa famille. Je lui ressemblais beaucoup, même calvitie, même regard bleu, même propension à porter son corps comme un poids.  Rares étaient les groupies qui m’abordaient. On connaissait peu mon image, excepté deux quatrièmes de couvertures ou mon visage apparaissait.

En la voyant fondre sur moi j’avais anticipé sa demande, préparé mon stylo.

Ton train est en avance mon oncle. Quel bonheur de te voir enfin ! me lança-t-elle d’une voix heureuse. Puis elle se pendit à mon coup et embrassa ma joue. 

Vous faites erreur sur la personne Mademoiselle m’empressai je de rectifier. Elle me ria au nez et vanta mon humour.

Au même moment mon sosie arriva de loin, tirant sa valise avec difficulté. Il s’adressa à la jeune fille : « Désolé Mathilde pour ce léger retard ».

Un silence vint, court. L’œil de la « jeune fille » nous examina tous les deux.  Une chance que nous ne portions pas les mêmes vêtements.

Mathilde comprit son erreur rapidement et se confondit en excuse : « désolé je vous ai pris pour quelqu’un d’autre, c’est fou vous êtes le portrait craché de tonton ! »

Nous rîmes de bon cœur. Chacun reprit son chemin dans l’instant. Enfin presque. Je fis un acte inhabituel. Je donnai à Mathilde ma carte avec mes coordonnées. Elle s’esclaffa : « vous êtes Emile Dufoul, l’écrivain ? »

Ainsi naquit son intérêt pour moi. J’en pris conscience le jour où elle me recontacta.

C’était un mois après l’épisode de la gare.

Un texto m’annonçait : J’arrive sur Paris. Et si l’idée de me revoir vous traversait l’esprit ?

Le soir même nous passions la soirée ensemble. De fil en aiguille nous tissions un lien très particulier. A tel point que je me surpris  de l’aimer rapidement, de la demander en mariage tout aussi rapidement.

100 jours passèrent et  nous étions l’un et l’autre devant le maire avec deux amis choisis à la hâte comme témoin. Quel tourbillon de folie !

Deux oui, un repas à la volée, une nuit de noce inclassable plus tard et nous voilà dans un hôtel de Tunis.

Je suppose que vous aussi, Madame, vous avez vécu ces moments là. Vous avez ressenti oh combien les battements irréguliers de votre cœur, la légèreté que vous avez eue en toutes actions.

Le bonheur ne pèse pas, il transporte. On voudrait  le transmettre. Si peu suffit pour que l’autre en comprenne la teneur. Il faut être économe dans son expression. Or on en fait trop.

J’avais offert des fleurs à Mathilde, j’avais engagé un charmeur de serpents, un jongleur de feu, un troubadour pour qu’il récitât quelques vers pour elle.

J’avais mis les  petits plats dans les grands.

Sans doute, Marc a-t-il  joué aussi de cette surenchère ? Vous le méritez tant. Il tient à vous, vous savez.

Si vous aviez entendu les mots qu’il a employés pour vous décrire. Je n’ose vous les écrire là. Je suis bien trop timide. Je ne veux pas que le bénéfice de cette redite m’incombe. Je suis l’avocat de l’homme qui vous aime. Ni plus ni moins.

L’amour entre deux être est si intime. Il ne souffre pas d’une tierce personne pour le dévoiler. Voilà pourquoi je reste fidèle à cette ligne du silence. Marc est le seul habilité à vous avouer les sentiments qu’il a pour vous.

Le reste n’est que  littérature. Alors laissez-lui la chance de vous revoir. Ne la gâchez pas.

Et si votre colère est toujours aussi forte qu’à l’instant où il a commis cet impair, faites ce que je n’ai pas osé faire.

Je mis fin à ma relation avec Mathilde un soir de juin sous le soleil de Tunis. Nous dinions sur le balcon de notre chambre en silence. Chacun contemplait l’autre. J’avais envie de ne rien dire et de laisser parler mon cœur. Alors je pris sa main et la posa sur ma poitrine. Au lieu d’en faire autant, Mathilde crut bon de citer l’incipit d’Aurélien, le roman d’Aragon : La première fois qu’Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide » Elle finit la citation par cette phrase. Et bien moi la première fois que je t’ai vu, je ne t’ai pas trouvé beau.

Ivre de colère, je partis  J’errai dans les rues de Tunis toute la nuit, pour finir au petit matin sur le trottoir à refaire le monde avec quelques clochards, une bouteille de boukha à la main

Le concierge de l’hôtel envoya quelqu’un à ma recherche, un certain Afid. Il m’offrit un café chez lui et me présenta son oncle : un homme rare fabricant un filtre d’amour.

La personne qui le buvait retombait en amour. Elle remettait les compteurs à zéro.

Madame j’ai eu ce filtre  dans les mains, j’ai eu la possibilité de le boire, mais je m’y suis refusé par orgueil. Quel imbécile !

On ne refuse pas l’amour de sa vie pour sauvegarder la face. C’est une bêtise. Chaque jour que Dieu fait, je m’en mords les doigts. La haute idée de soi même quelle importance ! Seule compte l’idée que l’autre a de vous.

Madame je n’ai pas dans ma poche cette fiole, je n’en connais pas la composition. J’ai juste voulu vous raconter mon expérience. Faites en bonne usage.

Revenez et aimez-le !

Bien à vous

Emile Dufoul

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