L'echelle de Darwin (concours de nouvelles)
hectorvugo
J’ai choisi ce métier pour survivre, inutile de regarder mon cv et de pousser un cri d’orfraie. Oui j’ai bac plus 5, oui je cherche dans la finance et je ne trouve plus, oui je suis technicienne de surface. Pour être plus précise, je fais les poubelles dans une entreprise du tertiaire. Comme messieurs dames sont incapables de trier leurs déchets, je m’y colle.
Une profession mineure n’empêche pas une certaine conscience.
Mes horaires ? Vous voilà bien curieux tout d’un coup. Elles sont variables suivant la rotation du personnel, et le bon vouloir d’un chef. Par moments il faut jouer de ses charmes pour avoir quelques passes droits. La nature m’a pourvue d’atouts bien placés. Mais rassurez-vous, je les emploie de manière à ce qu’il y touche le moins possible. Voir oui, palper non !
Les plus lettrés d’entre vous diront que j’aguiche, c’est juste. D’ailleurs j’aguiche avec classe. Mes congénères me surnomment la mannequin.
Chaussures en toiles tendance converse, eau de toilettes proche de Chanel sans en être, jean de la marque 100 (du 501 cinq fois moins cher), chemisier blanc faussement GAP piteusement H et M, voilà comment je m’apprête pour affronter le monde.
Le jour hésite encore à énerver la nuit lorsque je gare ma fiat punto. Au loin le MIN s’ébroue dans son activité folle, Rungis attaque ses dernières heures. Je n’en suis qu’au début. Le passage de relais est nerveux. Quand on vous dit que la France travaille 24 heures sur 24, ce n’est pas du pipeau.
L’agence est déjà ouverte, les premières se sont présentées pour pointer bien avant moi. Les fayottes ! Si vous voyez leur tête, vous comprenez. Elles ont un physique à passer inaperçu. Pour elles, aucune chance de voir leur planning changer par le truchement d’un regard ou d’une démarche ondulante.
Le pire est qu’elles doivent leur poste à une double soumission : celle du silence, celle d’un droit de cuissage. Ce dernier est la chasse gardée du nabot (le second du chef), un vieux garçon, vicieux, acariâtre, antithèse de George Clooney tant il est moche. A croire qu’il a réellement reçu le piano en pleine figure à la sortie de sa boutique de dosettes. Heureusement que je n’ai pas à faire à lui directement. Il n’ose pas m’aborder car je suis la préférée du big boss.
D’ailleurs le voilà le big boss, il me sourit, me donne mon planning. Je vais tout près d’ici, à deux pas, dans un bâtiment de quatre étages. La mission sera tranquille. Je suis une habituée.
A l’heure où j’arrive, il n’y a pas grand monde, quelques cadres, costumes gris et regards stricts, quelques intérimaires en mal de reconnaissance.
Les bureaux sont clairs et s’appuient sur une architecture open space. Quelques armoires délimitent des zones intimes où 5 collaborateurs tout au plus se retrouvent. La notion d’équipe resserrée y voit dans cette organisation un motif de survie.
Rassurez vous je ne travaille pas en sous main pour un concurrent de cette entreprise. Je tente de garder mon cerveau en état de marche. Vous pouvez penser à autre chose en vidant les poubelles. Moi, j’ai décidé d’enregistrer ce qui m’entoure. Je porte sur cet environnement un regard sociologique.
Ne vous moquez pas de moi, je peux mordre vous savez.
La secrétaire de direction arrive à 7 heures pile. Elle embrasse la plante verte, l’arrose. Elle allume son ordinateur, trie ses courriels. Je profite de ce moment pour effectuer ma tâche. Quand elle aura fini sa consultation, elle lèvera la tête et ne me dira pas bonjour. C’est le même rituel. Dans la hiérarchie des êtres vivants les techniciennes de surface sont inférieures aux végétaux. C’est dire l’hygiène intellectuelle de cette femme. Je ne crois pas avoir croisé une fois son regard, même par accident.
Je ne la méprise pas, j’ai de la pitié pour elle. Car toute puissante qu’elle est, on la respecte aussi peu que moi.
Continuons de remonter l’échelle de Darwin des travailleurs, une marche au dessus. On se rapproche du sommet, son bureau est en retrait. Il bénéficie d’un porte manteaux pour lui tout seul, l’homme fait mine d’être important en ignorant la secrétaire de direction, la plante verte et moi-même. Il domine le plateau entier et bénéficie d’une vue sur chaque bureau. C’est un pion de collège, un colporteur d’informations, il fait sa ronde et surveille. Il entend les conversations. Il feint d’être aimable avec ceux qui le sont avec lui. C’est une comédie. Je suis en périphérie de ce cinéma, je vide sa poubelle. Rien que pour m’emmerder je sais qu’il laisse un chwing gum usagé dans sa corbeille de papiers. Il sait que je collerai ce même chwing gum sous son siège et qu’il ne pourra rien dire. Je n’existe pas pour lui, j’en profite.
Nous approchons de 8 heures, Le pion présente ses hommages et son rapport au numéro deux. Le numéro deux c’est quelqu’un, son bureau est à l’ancienne, planqué au fond d’un couloir avec des cloisons autour. Rien ne filtrera de cet entretien quotidien, il durera 15 minutes. Pendant ce temps, je vois les collaborateurs arriver au compte gouttes. Le grand théâtre se met en branle et chacun trouve sa place, surtout ne pas se mélanger, ne pas donner des signes de compassions. L’organigramme des atomes crochus doit correspondre à celui de l’entreprise, même si l’on se ment. C’est une question de survie économique.
La secrétaire de direction a amené des croissants, elle demandera à l’intérimaire de faire le café pour le comité. On prépare la salle de réunion, un bloc en retrait de l’open space. Début des hostilités 9 heures. Je ne serai plus là, j’aurai fini ma journée.
J’examine par acquis de conscience le plan des bureaux. Je fais une croix sur ceux que j’ai visité, 35 en tout pour 70 corbeilles.
Reste cette pièce là bas, je n’y rentre jamais. Interdiction formelle c’est le bureau du PDG. Mais aujourd’hui j’ai l’âme d’une rebelle.
Je suis passée devant tout à l’heure et j’ai vu de la lumière. J’y ai même entendu des bruits étranges
Qui sait si dans 5 minutes, ce bureau se videra, l’opportunité de le visiter se présentera alors.
Voilà je repasse devant, la pièce est dans l’obscurité. Il suffit d’actionner la poignée de porte et d’entrer.
Je me lance, advienne que pourra. Dans une semi obscurité je me repère sans grande difficulté. L’endroit est impeccable, aucune trace de poussière. Une vague odeur d’encens me parvient. Puis j’entends un bruit comme une respiration timide. La lampe du bureau s’allume, une voix m’apostrophe :
- j’avais pourtant dit de ne pas me déranger. J’espère que vous avez une bonne raison.
- Excepté la curiosité, non
- La curiosité voyez vous cela ! Vous êtes du tac au tac. C’est rare, d’habitude les gens tremblent lorsqu’ils rentrent ici
Le siège du bureau pivote et laisse apparaître une grenouille.
- et bien si l’on avait dit…
- Dit quoi ?
- Qu’une grenouille dirigeait cette société
- On vous aurait pris pour folle. D’ailleurs on vous prendra pour folle si vous glissez le moindre mot de cette entrevue à quelqu’un
- On ne me croira jamais c’est vrai. Alors comme ça c’est vous le patron. Qu’est vous a poussé à être ici au lieu de traîner dans un étang ?
- Je n’ai pas été grenouille toute ma vie
- Ne me dites pas que vous étiez un prince avant et que pour des raisons matrimoniales qui ont mal tourné vous êtes devenue grenouille ?
- Pas tout à fait
- Avant j’étais dirigeant dans une grande entreprise. Lors de vacances à Saint Barth, j’ai fait la connaissance d’un mage. On a sympathisé, un peu trop. Il m’a demandé des conseils de placements en bourses.
- Alors ?
- Je lui ai donné deux ou trois tuyaux. Il a été ruiné. Fou de colère, il m’a transformé en grenouille. Et non content de me faire grenouille, il fit de moi le patron d’une entreprise de seconde zone.
- Mais vous resterez grenouille toute votre vie ?
- Hélas oui
- Le mage est mort il y a quelques années emportant avec lui son secret
9 heures je sors du bureau sans être vue. Je traverse l’open space en faisant bonne figure.
Ce monde va continuer à tourner sans se rendre compte de rien. Ici une grenouille est au sommet de l’échelle.
S’il vivait aujourd’hui Darwin n’en croirait pas ses oreilles.