La maison bleue

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Lui, elle avait décidé de l’oublier. Mais elle se souviendrait du bleu. Le bleu de la mer. Le bleu des volets des maisons blanches et, dans les îles, sur la jetée du port, le bleu des tables des tavernes.

Elle avait mis quatre mois avant d’acquiescer : elle aimait les forêts du nord, elle n’aimait pas l’eau. Elle le connaissait depuis peu. Il était beau, c’est vrai. Son corps et sa blondeur lui donnaient de la joie. Mais c’était l’idée de rompre les amarres – elle avait alors la quarantaine – qui l’avait décidée.

Elle apprit donc à faire des noeuds et vendit tout. Des collègues à l’hôpital lui achetèrent ses disques, ses livres, ses vêtements d’hiver. Un chirurgien mit le prix pour le buffet hérité de sa mère. Le dernier soir, dans la salle du douzième, elle organisa une fête d’adieu. Ils s’étaient cotisés : un vélo pliable pour se balader une fois à terre.

Elle prit le train pour le rejoindre à P* où il vivait. Elle emportait un sac au dos, le vélo pliable et, de son précédent compagnon, le chat. Elle avait soigné son œil malade, il était maintenant borgne : ils étaient inséparables. Son amant l’attendait à la gare. Content de la voir. Mais pourquoi le chat ? Cela compliquerait la vie sur son bateau. Il avait déjà décidé de rallier, en flânant, la mer, au sud. Quand elle se serait habituée à vivre à bord du onze mètres, ils bifurqueraient vers l’ouest et l’océan. Ils entameraient alors leur tour du monde.

Ils naviguèrent mai et juin sur les canaux. Elle apprit à tenir la barre et à manoeuvrer pour entrer dans les écluses. Sur un lac, il l’initia au maniement des voiles, les hisser, les affaler… Elle s’exerça à tenir un cap et à en changer, à relever leur position.
Le printemps était lumineux et suave. Le matin, parfois, ils travaillaient  dans le village près duquel ils avaient passé la nuit : peinture, entretien de jardin… L’après-midi, souvent, ils accostaient le long d’un champ ou à l’orée d’un bois et descendaient dans la cabine. Ensuite, tandis qu’il cuisinait le repas du soir en buvant un verre, elle montait lire sur le tillac, le chat sur les genoux.

Ils atteignirent la mer. Elle la détesta dès la première nuit. Pourtant la journée avait été très Riviera : soleil, tiédeur de l’eau quand elle y plongeait de la proue et, au loin à bâbord, le dessin de la côte, ses villages, les falaises et les forêts… Mais soudain au crépuscule, le vent s’était levé. Il lui ordonna de s’abriter en cabine, il tiendrait la barre. Le vacarme des vagues cognant les flancs du voilier les terrorisaient, elle et le chat. Le roulis les envoyaient valdinguer d’un bord à l’autre ; elle, hagarde et échevelée ; le chat, le poil hérissé et miaulant de rage.
Ils ignoraient le nom du port où ils accostèrent, épuisés, le lendemain. Ils déjeunèrent sur la jetée. Tout à terre lui parut délicieux : le pain, le vin, les tomates, les grillades, la stabilité de sa chaise, les gens qui allaient et venaient. De retour à bord,  le chat s’était enfui. Sur le vélo pliable, elle le chercha et l’appela des heures durant dans le village. La soirée fut triste.

Elle lui avoua que la pleine mer la terrorisait. Il lui proposa de caboter quelques semaines, vers l’est, de port en port. La douceur d’arriver sur une île et la mélancolie de la quitter après quelques jours : quel enchantement ! Le soir, à quai, ils rencontraient d’autres navigateurs ; les nuits étaient drôles et longues. Quand la mer était agitée, ils parcouraient l’intérieur des terres.  Il acheta une motocyclette, elle vendit le vélo pliable. Le tour du monde à la voile pouvait attendre. Par des chemins de pierrailles, à deux sur la moto, elle serrée contre lui, ils découvrirent les villages de montagnes et l’hospitalité des gens simples.

Juin de l’année suivante fut étouffant. Que seraient juillet et août ? Elle eut le mal du pays et le désir des beaux jours dans le nord, là où il y a la rosée le matin, l’herbe partout comme un tapis, le pull à enfiler le soir.  Des mois d’errance : ses amis lui manquaient. Il accepta donc de laisser le bateau au port, le temps de l’été – ils éviteraient aussi les touristes – et de passer deux mois là-haut. Mais après, cap à l’ouest et en route enfin pour le tour du monde !

Le retour fut joyeux. Ils burent toutes sortes de bières. Elle se retrouva entre amis, il retrouva une amie. Quand les jours raccourcirent, à la rentrée, il lui annonça qu’il redescendrait sans elle dans le sud.

Elle ne put que chercher du travail. Elle fut engagée comme infirmière itinérante. Avec sa voiture blanche, elle faisait chaque jour la tournée des villages et des vieillards. Ils l’appréciaient. Leur porter de l’attention l’aida à remplir le vide, à supporter le manque de lumière et d’infini.

Des mois plus tard, au sortir de l’hiver – et il est long dans ces forêts -, un employé des postes à la retraite lui signala une maison à vendre. Les mensualités seraient raisonnables : un pylône de télécommunication rouge et blanc encombrait la vue.

Elle vit le pylône. Il ne la dérangeait pas. Il était comme un phare. Elle en aimait les couleurs de nappes à carreau, de verres d’anis, de salades de tomates servies avec les grillades de poissons.
La maison était trop grande : trois chambres, elle était seule. Mais le chemin d’entrée était comme un ponton vers la forêt en face.
Le jaune de la façade était laid. Qu’importe ! Elle emprunta sur vingt ans et acheta la maison : en été, elle la repeindrait en bleu.

(La photo illustrant et expliquant cette  nouvelle est sur http://hareng.eu/blog/la-maison-bleue/ )

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