Une nuit longue comme le Malecon

anton-ar-kamm

Vingt heures approchait.

Le soleil couchant embrasait doucement le ciel de La Havane et un petit vent d’ouest en provenance du Golfe du Mexique commençait enfin à rafraîchir l’air ambiant. Les palmiers bruissaient légèrement.

J’avais rendez-vous avec Alessio.

Sur le Malecớn, le bruit de la circulation, encore dense, couvrait le ressac des vagues qui se fracassaient sur les rochers. De vieilles voitures américaines allaient et venaient sur cette grande promenade qui longeait la mer, s’arrêtaient de temps à autre pour déposer des jeunes gens venus retrouver des amis, faire du sport ou prendre le frais, et repartaient, pétaradantes, miraculeusement.

Alessio, quant à lui, n'arrivait pas et je n'en étais que peu surpris.

Le crépuscule gagnait peu à peu et les réverbères s’allumèrent par section pour illuminer le Malecớn qui serpentait sans fin le long de la mer. Les embruns arrosaient les jeunes filles assises sur la digue. La foule était de plus en plus nombreuse, elle discutait, elle fleuretait.

J’aperçus enfin Alessio. Il arrivait avec presque une heure de retard. La ponctualité à la cubaine, tranquilo. Il était grand, beau, mince et athlétique, une peau couleur chocolat au lait, les cheveux ras, des lunettes de soleil aux verres bleus. Je l’avais rencontré la veille dans un hôtel, dans lequel, depuis peu, les cubains avaient l'autorisation d'accéder. Paradoxalement, ils n’avaient même pas les moyens de s’y offrir un lit de camp dans les lingeries. Mais après tout, cela leur laissait la possibilité de mener leur business.

A moitié dealer, à moitié maquereau, Alessio traînait dans le hall de l’hôtel en proposant sa marijuana et les services intimes d’une plantureuse jeune femme métisse, prénommé Irene, aux touristes en mal d’exotisme. Il s’était présenté à moi comme travaillant pour le compte de l’Office National du Tourisme Cubain. Il avait beaucoup d’humour, nous avions bavardé et sympathisé autour d’une bière, puis décidé de se retrouver le lendemain soir pour que je découvre la fièvre des nuits cubaines.

Nous quittâmes rapidement le Malecớn pour nous engouffrer dans une série de petites rues bordées d’antiques bâtiments délabrés et laissés à l’abandon. La vétusté des lieux jurait pourtant avec l’incroyable et frénétique vie qui grouillait le long de notre chemin. Ça parlait, ça criait, ça hurlait, ça vivait. La Havane était une vieille dame bien décrépie mais encore bien alerte.

La casa de Julίan. Un bar complétement ouvert sur l’extérieur avec une terrasse et des petites tables disséminées. De l’intérieur crachait une musique rythmée mêlant chant, congas et cucharas.

- Salsa ?, demandai-je à Alessio.   

- No, amigo. Rumba !

Il m’expliqua que la salsa n’était pas cubaine mais américaine. En tout cas, cela sonnait rudement bien. Des couples dansaient devant le groupe de musiciens. Alessio partit nous commander deux mojitos. Il revint du bar avec nos verres et accompagné d’une fille qu’il semblait connaître. Il me présenta Maria qui me serra la main tout en me disant en anglais que j’avais des yeux magnifiques. Les cubaines ne perdaient pas leur temps. Elle me demanda si j’avais une fiancée. Je lui répondis que oui et que j’étais très amoureux. Elle me dit qu’elle aussi avait un fiancé... à la cubaine, précisa-t-elle.

Nous nous assîmes tous les trois à la terrasse et discutâmes longuement.

Alessio me parla de lui, de son petit appartement qu’il partageait avec son père et une abuela un poco loca, une grand-mère un peu folle et un peu sorcière, qu’il semblait aimer énormément, et qui le soignait avec des potions de sa fabrication. De là démarrait sa vigoureuse réputation auprès des femmes. Il me dit qu’après les mexicaines et les brésiliennes, les françaises étaient ses préférées. Les cubaines étaient hors catégorie. Alessio parlait vite. Très vite.

Son père était fonctionnaire et désespérait de ne pas le voir prendre un emploi stable. La combine faisait partie de l’âme cubaine m’expliqua-t-il.

La moiteur de la nuit me fit moins souffrir quand j’avalai mon deuxième mojito.

Le monde affluait à la Casa de Julίan et les musiciens étaient increvables, si bien que plusieurs couples vinrent danser dehors, à la fraîche. Maria partit danser avec un jeune homme mince aux cheveux longs. Je remarquai sa descente de rein vertigineuse et ses fesses délicieusement rebondies. Sa chevelure brune et bouclée virevoltait au rythme de la musique, et son déhanchement se calait sur celui de son partenaire. Elle s’éclatait sans retenue ni pudeur.

Alessio me proposa un nouveau verre. Un Cuba Libre. Je ne connaissais pas.

- Ron Habana Club con lemon y cola, me dit-il.

Cuba Libre. L’alliance de la boisson impérialiste américaine par excellence et d’une fierté nationale cubaine. Effectivement, c’était peut-être un bon moyen de s’affirmer libre.

Maria vint me saluer et repartit avec le jeune homme aux cheveux longs. Un fiancé à la cubaine, pensai-je. Alessio me ramena mon Cuba Libre. Il me cita un adage cubain que je pourrai à peu près traduire comme suit :

- Cuba est bien trop loin de Dieu pour s’en soucier, mais trop proche des Etats-Unis pour les oublier.

Nous bûmes nos Cuba Libre d’un trait. La musique sembla encore s’accélérer.

Elle s’envolait dans la nuit de La Havane qui promettait d’être sans fin.

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