la Marquise Noire
cecile-g
- "Tu sais vivre..." me dit-il d'un ton lointain.
Je l'arrête. Tout en me retournant vers lui, je lui rétorque :
- "Sincèrement, je ne sais pas. Je suis sûre que j'ai traversé la rivière qui sépare d'un coté un monde atroce et de l'autre une humanité enivrante. Un microcosme bon vivant où les petites contrariétés quotidiennes m'amusent. Vous n'avez pas conscience que vous êtes bien nés !"
Il me regarda étonné. Il est natif d'ici. Il ne peut pas comprendre même s'il le désire. Je lui souris scintillante car son ignorance de l'horreur me rassure. Tant d'années j'ai trainé ma carcasse sur la rive opposée, du côté d’un littoral infâme et nauséabond où mon corps nourrissait ses funestes êtres destructeurs; que je ne pouvais imaginer à aucun instant que cette civilisation que je percevais parfois, sommairement, pouvait m'accueillir. Je suis un être sale, dénudé et massacré. J'aspirai seulement dans mon ultime espoir de petite fille à vivre dans les montagnes, loin de tout contact humain, loin de toute atrocité, à vivre ou plutôt à me reposer d'un seul œil fermé accompagner de bêtes bienveillantes.
Il ne comprenait pas mon sourire. Comment cela pouvait-il me rassurer de ne pas savoir si je savais vivre? Comment cela était-il possible? Je savoure pourtant une victoire incontestable, celle d’avoir pu atteindre la berge de tous les miracles. Je me promène légère maintenant parmi vous. Quel enchantement! Je ne connais pas encore tous les codes mais je sais aujourd'hui qu'il est inutile de paniquer face à des êtres humains.
Je suis née un dix novembre or ce putain de mois brumeux arrache cruellement les dernières feuilles des branches frêles des arbres en sommeil. Oui, tout s’assombrit en novembre. Il semble chaud de prime abord mais en réalité il t'effleure d'un froid cadavérique qu'il sème sur sa catin de route. Je suis née morte. Je suis née d’une âme morte. En ce jour de « fête », je distinguais péniblement de mes yeux de nouveau-né et avec effroi que ma famille ne comptait que des fantômes-victimes, des morts-vivants psychopathes bloquer dans notre dimension, et, des « vivants-morts » comme ma mère. La Marquise Noire a endossé le rôle d'ennemie pendant plus de seize ans ; elle me rattrape parfois. Une ennemie cinglante et redoutable qui surgissait de nulle part, aussi vivace, précise et hautaine qu’un coup de fouet. Néanmoins, j’ai appris à ne plus la craindre. Elle fut à l'origine de ma force, est devenue une amie inconditionnelle et une mère surtout. Jour après jour, elle est cette ombre fantomatique qui déambule à mes cotés, main dans la main, Madame La nègre, Noirounette de son petit nom, est mon amie pour la vie. Nous sommes toutes deux des réfugiées esquintées par ce long voyage jusqu’à vous. Et pour la première fois, nous sommes heureuses !
Je détourne mes yeux de lui. Mon regard longe la plaine puis les chemins escarpés des montagnes. J’ai couru à travers les sentiers maintes fois pour me réapproprier la douceur de leurs bras, qu’elles m’enivrent et qu’elles réchauffent mon petit cœur broyé. Elles cicatrisent si souvent mes plaies grâce à leurs édredons neigeux que même notre astre au zénith qui me chatouille en haut du Pic du midi, est transpercé par la réflexion de ses rayons. Habituellement je m'allonge au milieu de cette immensité inexplorée. Face à la lumière, les scintillements glace mon sang et je peine à bouger. Tandis que la neige duveteuse et câline m'enrobe d'une chaleur caniculaire. Le temps se suspend. Je me perds sereine dans les méandres, dans la démence de survivre. Le soleil dégoûte mes pupilles, j'attends la cécité patiemment. Il ne faut pas crever ! Mes paupières se referment timidement sur les lueurs d'espoirs, parmi ses étoiles aquarellées et phosphorescentes qui filent à toute allure devant mes yeux insouciants, enfin. J'ai faim. Je meurs de faim. Je meurs de ne pouvoir vivre. Une boulimie vorace de vivre gronde, explose comme un volcan enragé qui crache des hurlements jouissifs et à la fois furieux d’avoir du se tenir au silence. Cachée et anesthésiée pendant plus d’une décennie, la lave dévale avec démence la pente. J'ai toute ma vie voulu suivre les personnes qui ont la sagesse et la fièvre de vivre, qui savent jouir de chaque instant humblement, celles qui incarnent un petit Dalaï Lama, curieux et joueur.
Je me noie dans mes souvenirs et l'angélique Marquise Noire s'est assise lentement, épuisée, les genoux à terre, comme les nones qui prient, silencieuse. Je la sens toute proche et je surprends à son sourire qu’elle semble ravie. Tout à coup, je commence à comprendre qu'elle s'apaise, qu'elle s'assagit auprès de moi. Je lui tiens tète tant de fois. Je la hais autant que je l'aime. Oui, Madame La Marquise m'emportera en fin de compte. Elle recevra ma joie, mes victoires d'avoir écarter avec tant de ténacité toutes les horreurs subies. Mon cœur brule, brule d'énergie, une énergie passionnée de vivre s’embrase, virevolte tel un brasier en proie à des vents violents.
très poétique !
· Il y a presque 12 ans ·tendresse
La furieuse envie de vivre l'emporte sur le tumulte et l'espoir renaît ! Un texte d'une grande sensibilité Cécile. Bravo
· Il y a presque 12 ans ·nilo
De jolies images comme ces étoiles aquarellées...avec en filigrane cet indéfectible espoir! Bravo Cécile!
· Il y a presque 12 ans ·Frédéric Cogno