La (mauvaise) réputation
nouontiine
La (mauvaise) réputation
Elle l’avait rencontré par hasard, au détour d’un café. Au Babylon by feet, le bar de paumés où elle s’engouffrait chaque matin, parce que le petit bonjour qu’on lui adressait dès qu’elle franchissait le pas de la porte la vivifiait et lui donnait l’impression (même fugace) d’appartenir à une « famille ». Elle sirotait son café qu’elle commandait toujours dans un verre et se laissait ainsi aller un instant, ravie d’être entourée, même par des esprits égarés ne lui accordant au mieux qu’un regard vague et indifférent, cependant heureuse d’appartenir à une espèce de communauté, aussi discutable soit-elle.
Elle vivait dans une cave, au sous-sol d’un bel immeuble de « caractère » et en éprouvait une gêne profonde, car il lui fallait chaque matin user de mille et une ruses pour sortir de chez elle sans être vue, et elle ressentait une rage tenace contre cette situation qu’elle jugeait indigne et profondément humiliante.
Il lui était arrivé un matin, de ne pouvoir pousser la petite porte de fer qui donnait directement sur la chaussée, parce qu’un individu (négligent, malveillant ?) avait attaché son scooter aux barreaux qui dissimulait son logement à la vue des passants et elle avait dû attendre, pétrifiée de honte et de colère, qu’il veuille bien venir les délivrer, sa fille et elle. La petite n’avait cessé de pleurnicher parce qu’elle allait être en retard à l’école, et répétait de sa petite voix nasillarde qu’il fallait sortir, maman, parce qu’il était 8h45 et que la maîtresse allait la punir encore mais elle, au comble de l’exaspération, n’avait pu s’empêcher de la gifler avec application pour qu’enfin, elle la ferme !
Elle craignait parfois de devenir un rat, craintif et maussade, à force de s’enfoncer dans ce trou dont le seul contact avec le monde extérieur était cette lueur blafarde que distillait, les jours cléments, l’étroit soupirail encastré dans l’un des murs poreux et humides de l’appartement.
Au début de leur emménagement, elle avait déployé toute son imagination pour assainir et arranger l’endroit mais à sa grande déception, les lieux étaient restés sombres, humides et glauques. Aussi s’était-elle résolue (avait-elle le choix ?) à évoluer dans l’ombre nauséabonde de ce deux pièces-cuisine aménagé au sous-sol d’un immeuble bourgeois et cossu, à respirer cette odeur fétide – mélange de tabac, de sueur et de relents de cuisine – qui s’imprégnait jusque dans les plis de leurs vêtements, parce qu’elle avait pour habitude de se contenter de peu, n’ayant jamais pu se payer le luxe de faire des choix, et ayant depuis l’enfance ingéré cette devise jusqu’à l’écoeurement : « Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras ».
Alors, elle le tenait cet endroit (quelle alternative ?), parce que comme le lui avait souligné la propriétaire, pour mettre un terme poli mais définitif à ses récriminations : « C’est ça ou la rue, ma chère, à vous de voir ».
Et ça coûtait 635 euros par mois, bien plus de la moitié de son allocation chômage.
C’était essentiellement ce quotidien médiocre, obscur et avilissant qui la diminuait et la faisait se sentir chaque jour comme une merde défraîchie. Aussi se réfugiait-elle au Babylon, après avoir déposé la petite à l’école où elle n’était jamais parvenue, en dépit de ses multiples tentatives, à se lier d’amitié avec les autres mères, peut-être parce que ses grands yeux de rapace, à la fois vides et avides, en décourageaient plus d’une, y compris « les socialement militantes ».
Elle était toute à ses mornes pensées lorsqu’elle l’aperçut pour la première fois. Il poussa nonchalamment la lourde porte boisée du Babylon et resta un instant immobile sur le seuil, comme s’il y cherchait quelqu’un. Il balaya la salle du regard et lui adressa un bref clin d’oeil souriant auquel, surprise, elle ne su comment répondre. Il commanda un café noir sans sucre et le bu lentement, négligemment accoudé au comptoir, tandis qu’elle le détaillait avidement du coin de l’oeil : le profil émacié, l’allure chétive et dégingandée, tout de noir vêtu et à la hâte, visiblement ; un ridicule chapeau de paille enfoncé sur la tête. Il avait le teint mât, presque noir et elle se demandait de quel pays il pouvait bien débarquer ?
Elle n’osait pourtant l’aborder sans transition parce qu’il s’entretenait avec Will, le barman, lequel l’avait éconduite sans égard, un soir de grande faiblesse. Elle s’était offerte, confiante et lascive et d’un seul regard, il avait repoussé ses avances comme s’il s’agissait d’une blague ; une bonne boutade certes, mais ô combien ridicule ! Elle s’en mordait encore les lèvres, digérant mal l’offense faite publiquement, dans son bar et devant la famille ! Aussi observait-elle prudemment les deux hommes, à bonne distance et de biais, habituée qu’elle était à ne susciter qu’un intérêt négligeable.
Bien qu’il fut parti depuis un certain temps déjà, et que William lui ait sèchement fait comprendre à plusieurs reprises qu’il était également temps pour elle d’y aller, elle se roula une clope de ses doigts courts jaunis par le tabac, prolongeant la plénitude du moment parce qu’il y avait longtemps, fort longtemps qu’un homme n’avait daigné poser les yeux sur elle ; et même s’il s’agissait d’une oeillade distraite et peut-être, goguenarde, elle estimait que c’était toujours bon à prendre dans le désert sentimental au milieu duquel elle se desséchait.
Aux alentours de 12h, elle regagna néanmoins son trou, à grands regrets, rasant les murs jusqu’à l’entrée de la cave où elle se faufila agilement et sans un regard en arrière, de peur qu’on ne la reconnaisse. Elle jugeait cette technique efficace - pour en avoir essayé bien d’autres - et pinçait rudement la petite Salomé lorsque celle-ci traînait sur le chemin.
La petite, généralement taciturne, lui avait demandé la veille (dans un élan d’enthousiasme inquiétant) si elle pourrait cette année fêter son anniversaire à la maison, et non au parc comme elles avaient coutume de le faire, parce qu’il ferait sûrement très froid cette année, à la mi-novembre. Ahurie, sa mère n’avait pu retenir un rire mauvais, à la fois moqueur et stupéfait. « Tu ne doutes de rien, ma fille ! », avait-elle lâché en guise de réponse et Salomé, qui était une enfant perspicace du haut de ses 8 ans éprouvés, n’avait naturellement plus évoqué le sujet, parce qu’elle aussi savait qu’un tiens vaut mieux que deux tu l’auras.
Le reste de la journée s’écoula dans une morosité angoissante et elle tournait en rond, comme un rat dans sa cage, ne sachant que faire pour tuer le temps qui jamais ne l’épargnait. À 16h30, elle alla récupérer la petite à l’école et elles traînèrent au parc, comme elles en avaient l’habitude, retardant au maximum, dans une tacite entente, le moment de retourner à la « maison ».
Elle avait bien essayé de trouver un travail, n’importe lequel, depuis deux ans qu’elle était au chômage et bientôt en fin de droits. On l’avait récemment appelé pour faire un essai en tant que serveuse, dans l’une des brasseries chic du centre-ville et elle s’était présentée, souriante et pleine d’espoir, faisant déjà des projets, rêvant de rebondir du haut de ses 36 ans et de repartir d’un bon pied parce qu’elle n’en pouvait plus de subir cette vie mesquine et désespérante. Mais elle avait aussitôt déchanté, comprenant instantanément dans le regard fuyant de la responsable qu’elle n’avait pas la gueule de l’emploi : pas assez belle, naturellement. Elle avait pourtant tenu à faire son essai, ignorant les sourires railleurs des autres membres du personnel qui ricanaient de loin en observant sa mise empruntée et son air gauche. Elle était restée, parce qu’elle avait besoin d’argent, comme toujours et se foutait pas mal qu’on se gausse d’elle, se plaçant, en habituée de la chose, au-delà des railleries.
Toute la journée durant, elle avait fait le commis, dressant et débarrassant des tables, récurent les toilettes entre deux clients, passant la serpillère pour ôter toute trace de gras dans l’arrière-salle qui servait d’office et essuyant au passage les remarques désobligeantes de la gérante qui la trouvait invariablement pas assez rapide, pas assez efficace ; pas assez tout en définitive.
Elle était restée pourtant et avait, à la fin de cette longue journée, empoché la modique somme de 60 euros pour ses 10 heures de travail. Dépitée, elle avait alors réclamé sa part de pourboires, déclarant d’une voix bien assurée qu’elle ne quitterait pas les lieux sans son dû. Elle s’était alors attiré des regards courroucés, menaçants, soulevant un sentiment de rage générale. « Quelle audace, avec sa gueule de déterrée ! », pouvait-elle lire sur les visages mauvais des serveurs ; mais elle avait tenu bon, têtue et silencieuse, tirant fébrilement sur une cigarette dans l’arrière-salle, jusqu’au moment où la gérante, au bord de l’implosion, lui avait fourré deux billets de plus dans la main, pour éviter tout esclandre. Ce n’est qu’à ce moment-là qu’elle avait accepté d’ôter son tablier noir, lentement, savourant l’agressivité à peine contenue qu’elle suscitait, avant de prendre congé dans un grand éclat de rire cristallin.
Elle avait conscience du fait que sa seule présence suscitait généralement malaise et inconfort, peut-être à cause de ses grands yeux vides et affamés ou de sa manière d’être là sans l’être totalement. Elle faisait des efforts pourtant, pour sembler avenante, même si son physique encore jeune mais courtaud, ses cheveux maladroitement coupés à la garçonne et son accoutrement excentrique laissaient le plus souvent dubitatif, elle le sentait bien. Et puis, il y avait la petite Salomé qui trottinait toujours à sa suite, comme un animal de compagnie gentil mais collant et encombrant, qu’elle ne pouvait pourtant raisonnablement laisser seule dans leur maison-cave, parce que Dinorah, sa voisine du premier dont elle entendait le pas nerveux résonner jusqu’à tard dans la nuit, l’avait à l’œil depuis qu’elle s’était affichée à la dernière fête des voisins.
Personne (évidemment) ne l’avait conviée à cette party, parce qu’elle vivait dans la cave (et avec sa fille !), mais elle s’était invitée et avec une bonne bouteille de vin parce qu’elle savait vivre, n’en déplaise à certains ! Mais il est vrai qu’elle s’était laissée aller, contrariée car personne, pas même Dinoh qu’elle s’efforçait de faire passer pour son amie (parce qu’elle était belle, enthousiaste et appréciée), ne lui avait vraiment adressé la parole. Elle s’était alors rabattue sur le buffet improvisé et avait vidé quelques bouteilles (à commencer par la sienne que personne n’avait daigné ouvrir) et il avait fallu qu’elle parte... à la fin.
Elle avait fait le tour de l’immeuble, quittant le petit patio auquel elle n’avait pas accès depuis son sous-sol et avait pissé (de rage, de lassitude ?) devant l’entrée de sa cave, la nuit, au beau milieu de la rue. Et elle se souvenait du regard gêné, consterné de Dinoh qui s’était empressée de conduire Salomé à l’intérieur. Elle l’avait mise au lit et la petite, inquiète pour sa mère, avait expliqué à la voisine comment procéder dans ce cas-là : une tisane et une douche froide. Dinoh avait préparé la boisson chaude, lui avait rapidement fait couler un bain et avait même proposé de l’aider à se dévêtir, parce qu’elle s’était souillée et empestait l’urine.
Elle me jette sa pitié à la gueule, comme une insulte.
Et c’est à ce moment-là (elle s’en souvenait parfaitement maintenant, avec stupeur), qu’elle lui avait fait des avances. Dinorah s’était alors détournée avec effroi et avait filé, affolée, souhaitant « bonne nuit » à Salomé, d’une voix rauque et tremblante, et c’est depuis cette nuit qu’elle la tenait à l’œil.
C’est pourquoi elle emmenait sa fille avec elle au Babylon, les soirs de grande solitude parce que son « amie » était bien capable de la dénoncer et d’appeler les services sociaux si la petite venait à rester seule la nuit, dans leur maison-cave. Et elles formaient un duo bien étrange, la grande et la petite unies dans une même quête de reconnaissance.
Mère et fille poussèrent en même temps la lourde porte boisée du Babylon, en habituées. Il y avait de l’ambiance ce soir-là et elles estimèrent dans une harmonie silencieuse, qu’elles avaient bien fait de venir (tout compte fait). D’ailleurs, il était là, l’homme noir. Elle l’aperçut aussitôt, dissimulé au fond du bar, scrutant avidement la nuit à travers les fenêtres crasseuses du lieu, son grotesque chapeau toujours enfoncé sur la tête.
Elles s’installèrent au comptoir, parce que Will ne travaillait pas ce soir-là et ne pouvait donc la tourmenter comme il s’amusait à le faire depuis « l’incident ».
Elle se jucha sur un tabouret, bien en vue, commanda une grenadine pour la petite et une bière brune pour elle.
Elle était prête. Et concentrée. Parce que la joie vaut mieux l’avoir que la voir, martelait-elle intérieurement avec une espèce de fureur sourde.
Elle en était à sa deuxième bière quand il vint enfin la rejoindre. La petite, qui avait deviné les intentions de sa mère à la manière dont celle-ci dévisageait l’inconnu au fond de la salle, glissa sans mot dire de son tabouret et fit mine de s’intéresser un instant aux affiches éclectiques qui tapissaient les murs du bar. Sa mère lui décocha un large sourire, un peu trop appuyé peut-être, et but goulûment sa bière pour se donner contenance.
L’homme grimpa à côté d’elle, sur le siège libéré par la petite et lui offrit une troisième bière. Au bout de quelques gorgées, elle se sentait à merveille dans la chaleur étourdissante du bar, l’esprit en alerte et le corps en ébullition.
Ils bavardaient depuis près d’une heure, quand elle commença à s’agiter sur son tabouret, nerveuse et pressée de conclure la chose, parce que la petite, lassée par le spectacle désolant de sa mère riant à gorge déployée pour on ne savait quelle ânerie, s’était étendue de toute sa longueur sur l’une des banquettes, alors qu’une bruyante partie de poker se jouait indifféremment à la table voisine.
« Tu habites dans le coin ? », lui demanda l’homme noir qui disait s’appeler Almado, mal à l’aise à son tour, suivant le regard de la mère et détaillant la gamine affalée sans grâce sur la banquette d’un rouge criard.
Comme une insulte.
« Dans une cave, répondit-elle spontanément, échaudée par l’alcool, avant de se reprendre et d’assurer d’un ton qu’elle voulait badin : « Un sous-sol de carac-tère. À deux pas d’ici ». Almado lui jeta un regard en coin, comme s’il essayait de comprendre les véritables motivations de cette femme étrange qui, loin d’être une épave, appartenait néanmoins à la communauté du Babylon, au point d’y traîner sa fille, tard le soir, et s’apprêtait à prétexter une soudaine fatigue, le décalage horaire, n’importe quoi, quand elle lui intima subitement, comme une menace dans la voix : « On y va ? ».
Oui, il nous faut une suite ! troublante nouvelle, belle description de la solitude et de la détresse de son héroïne, on sent presque à force de détails le moisi de son terrier;
· Il y a environ 13 ans ·sophie-dulac