Script refusé : "La vengeance des Thétans"

o-negatif

Synopsis (détaillé) :

Histoire touchante d’un scénariste accro à l’homéopathie, d’un chat incontinent, et d’un témoin de Jéhovah (stagiaire).

Le texte :

John Locke n’avait pas été nourri depuis un mois. Il ne devait sa survie qu’au pillage et à une fuite de robinet. Sa placidité légendaire périclitait à mesure que d’épaisses touffes de poil se détachaient de son pelage roux. Sauf cas de force majeure, le chat ne s’aventurait jamais dans la chambre à coucher de son maître ; territoire exclusif d’un scénariste jadis courtisé, aujourd’hui  incapable de subvenir aux besoins primaires du moindre animal domestique. John Locke poussa la porte d’un coup de tête, se faufila dans l’entrebâillement et découvrit une zone de non-droit, à travers laquelle il évolua avec prudence. Il renifla chacune des frusques étalées sur le parquet : une soutane, une combinaison d’astronaute, un uniforme de pilote de ligne, une panoplie sadomasochiste (sur laquelle il projeta un bref jet d’urine), un smoking et une robe du soir. Ces effets hétéroclites étaient dispersés dans la pièce, à l’état de serpillères. Divers accessoires trainaient parmi la garde-robe schizophrénique. Loin d’en faire l’inventaire complet, le chat flaira un masque à gaz, un piolet, un éventail rococo, un ukulélé, ainsi qu’un véritable arsenal d’armes factices (du glaive au pistolet mitrailleur Uzi, suspendu par sa bandoulière à un rocking-chair)

John Locke bondit sur la table de nuit. Il enjamba une encyclopédie médicale ouverte au chapitre des maladies auto-immunes, avant d’atterrir sur le lit. Une couverture douteuse était jetée sur deux corps endormi. Le secteur empestait l’alcool, le tabac froid, la sueur, la maladie, et, d’une manière générale : le rat mort.

Soucieux de rappeler son existence (teintée de malnutrition), le chat commença par miauler tout ce qu’il savait à l’oreille du scénariste comateux. Cette mesure ne provoquant aucun effet notable, John Locke se mit en position et urina d’abondance sur son propriétaire.

La victime se retourna d’abord en grimaçant, puis se redressa dans un hurlement sauvage. Effrayé, le chat  déguerpit sans signer son œuvre, vers un bureau encombré de nombreux livres. Les ouvrages étaient marqués à divers endroits. Entre leurs pages savantes, on avait glissé une carte de visite, un ticket de métro, ou un morceau de salami. Le fauve s’attaqua sans tarder à la charcuterie coincée dans un volume au titre assez pénible : Psychologie du détenu, les limites du syndrome de Stockholm.

L’ex-dormeur souillé de pisse ne se montra pas d’une humeur épatante. Adossé contre sa tête de lit, il maudit d’abord John Locke, qu’il sanctionna d’une pendaison, après castration, suivie d’un passage à tabac. Il s’en prit ensuite à son téléphone portable. L’appareil vibrait sur une assiette ayant contenu, dans un passé plus ou moins proche, une portion de lasagne.

-          ALLO ?

-          Humphrey ! Plus qu’une semaine mon vieux. Où en sommes-nous avec ce pilote ?

-          Le pilote oui, hé bien…

Humphrey jeta un œil sur les murs de sa chambre. Les cloisons étaient couvertes de feuilles volantes, épinglées dans l’urgence à l’aide de fléchettes. La tapisserie disparaissait sous les bribes de dialogues, les séquenciers, une dizaine de portraits-robot et un grand nombre d’ébauches de profils psychologiques. Ces documents étaient écrits au stylo à pointe. Illisibles, pour la plupart. Des photographies d’acteurs et actrices sur le retour avaient également été placardées un peu partout dans la pièce. Certains portraits étaient décorés d’une moustache tracée au feutre, d’une verrue, d’un bec de lièvre,  et de commentaires rédigés sur des post-it : Parfait pour le rôle d’un singe mutant /  Eventuellement, si parvient à perdre trente kilos (et cet air de chien battu) / A considérer comme personnage secondaire (sourd et muet).


-          Humphrey, est-ce que ça avance oui ou merde ? Je n’ai toujours pas la moindre esquisse de scénario sur mon bureau et nous présentons le projet dans une semaine. Je veux un briefing, immédiatement ! Il est 15 heures. Ne me dites pas que je vous réveille ?

-          Pas la peine de gueuler. Quinze heures de quel mois ?

-          De quel mois ? Excellent. Vous êtes le meilleur, mon vieux. Gardez vos vannes pour mon  foutu pilote, ok ? Je sais pas chez vous, mais ici nous avons un mois de juin exceptionnel, et nous commencerons à tourner à la rentrée. J’ai BESOIN d’une histoire, Humphrey ! On va quand même pas filmer la migration des pigeons.

-          Les pigeons ne migrent pas, Tom. Au contraire, ce sont des animaux parfaitement séden…

-          Tout le monde s’en tape !

Humphrey voulut attraper la bouteille de vieux Nick qui trainait à ses pieds, afin d’oublier cette odeur nauséabonde dans laquelle il baignait. Sa main gauche refusa de lui obéir. Retournant la couverture d’un geste paniqué, l’auteur découvrit  qu’il était menotté à un mannequin. Il ne s’agissait pas d’une perche anorexique tchécoslovaque en chair et en os, mais bien d’un de ces épouvantails que l’on exhibe dans les vitrines des magasins de vêtements. La « fille » portait une perruque blonde et une tenue d’infirmière. Ses yeux de poupée étaient fascinés par le plafond. Figée dans une pause aguicheuse, mains sur les hanches, elle affichait une mine radieuse en dépit de l’heure matinale et du décor cryptique. Humphrey ne parvint pas à réprimer un cri d’épouvante.

-          Quelque chose qui ne va pas ?

-          Non, rien. Ca avance. Je suis parti sur une trame médicale. L’histoire d’un chirurgien alcoolique maussade qui voit sa vie basculer le jour où il est pris en otage avec son assistante pour opérer un chef de la pègre atteint d’une maladie orpheline. Clandestinement, ça va sans dire…

-          Une série médicale, vous vous foutez de moi ? Ce filon est sucé jusqu’à la moelle.

-          Rien à voir avec tout ce qui a déjà été fait, le personnage principal… le chirurgien… joue aussi dans un groupe de rock… . De plus, il entretient une relation paradoxale avec la fille du parrain… qui se révèlera être sa sœur.  La sœur du médecin, vous captez ? Le parrain est fils unique. Et puis c’est aussi son père. Au médecin. Bref, je tiens le bon bout, Tom.

Humphrey luttait toujours avec le mannequin, tentant de se débarrasser des menottes.  Il avait complètement oublié où se trouvaient les clefs. Il arracha brusquement le stéthoscope qui pendait à son cou.

-          Je ne suis pas très chaud pour cette histoire de groupe de rock. Qu’est-ce que ça vient faire au milieu du reste ?

-          C’est une intrique secondaire, destinée à humaniser le personnage. Il compose des chansons à la guitare sur… les maladies qu’il a soignées, les gens qui sont morts sur sa table d’opération…  la difficulté d’établir un diagnostic. C’est très touchant. J’avais pensé à Robbie Williams pour la bande son.

-          Je ne suis pas rassuré Humphrey. Vraiment pas. Je me demande s’il ne vaudrait pas mieux s’intéresser aux pigeons finalement. Quoi qu’il en soit, je veux que vous m’envoyiez tout ce que vous avez écrit jusqu’ici. Avant ce soir. Je ne voudrais être obligé de réclamer le remboursement de l’avance qui vous a été faite. J’ai le sentiment que vous avez replongé dans la dope et que vous n’êtes plus capable d’aligner trois scènes.

La table de nuit était encombrée d’une pharmacopée suicidaire ;  pot pourri d’anxiolytiques, de stéroïdes, d’amphétamines, d’hormones de croissance et, assez étrangement, de nombreux tubes de produits homéopathiques.

-          Tom, sérieusement, je n’ai pas touché à l’Arnica depuis des mois ! Vous en aurez pour votre argent. Il y a quelques passages excellents, à mon avis. Mon esprit est comme la foudre. Je vous fais parvenir mon travail avant l’aube. Je veux dire… ce soir. Peu importe. Sans faute. Oubliez les pigeons, ok.

-          J’y compte bien, au boulot.

Après avoir raccroché, Humphrey fut tenté d’envoyer  le combiné se fracasser contre le mur d’en face, mais un scénariste chevronné ne se laisse pas piéger par le premier cliché venu. Il chercha plutôt un moyen de se désolidariser de sa partenaire d’une nuit. Le temps de trouver une solution, il mit la main sur son dictaphone, dont il rembobina la bande plusieurs fois, jusqu’à tomber sur le début d’une scène qui lui avait traversé l’esprit la veille (une fulgurance). L’appareil fit entendre la voix de l’auteur, grésillante et encombrée de l’accent caractéristique provoqué par l’abus de rhum :

« Séquence 58. Une chambre d’hôtel -  Intérieur Nuit.


Jack et Sarah sont étendus sur un lit double, ficelés l’un à l’autre. Derrière la porte de leur piaule minable, un larbin de Don Paolo joue les plantons, assis sur une chaise,  manipulant un téléphone portable Blackberry semi-tactile.


Jack.  Sarah, je regrette de vous avoir embarqué dans cette histoire. Votre place est auprès des vôtres, au chevet de votre mère. J’aurais… Je croyais pouvoir la sauver. Sans cette stupide erreur de diagnostic, elle aurait encore deux poumons étanches et une chance de s’en tirer.


Sarah : Ne soyez pas trop dur avec vous-même, Jack. Vous ne pouviez pas prévoir qu’une bande de trafiquants de  méta-amphétamines nous tomberait dessus pendant l’intervention.


Jack : J’avais une confiance absolue en Tyron.


Sarah : Le directeur du service de neurochirurgie ?


Jack : Et bassiste de mon groupe. C’est lui qui les a laissés s’infiltrer.


Sarah : Quoi qu’il en soit, ils vont nous obliger à opérer Don Paolo. A moins que vous ayez une autre idée…


Jack : Pour l’instant, faisons ce qu’ils demandent. C’est notre unique chance. J’ai eu accès au dossier médical de cette crapule. Les résultats de l’endoscopie  font apparaitre des lésions, de type aphtoides,  relativement profondes. Exactement comme dans la maladie de Crohn.


Sarah : A-t-il été soumis à une biopsie de la muqueuse digestive ? Car si c’est le cas, la présence d’un granulome épithélioide confirmerait votre diagnostic.


Jack : Vous n’êtes pas une infirmière comme les autres, Sarah.


Sarah : Je fais de mon mieux, Jack. Vous allez certainement trouver ça idiot… mais… je joue du synthétiseur depuis que je suis toute petite.


Jack : C’est idiot, en effet.


Sarah : Je vous admire docteur : ce que vous avez fait pour ma mère, votre groupe de rock…


(Elle tente de l’embrasser)


Jack : Sarah, non ! Je suis désolé… Vous êtes… une femme brillante. Et très séduisante. Mais je ne PEUX pas. Parfois j’ai l’impression que Cathy est encore…


Sarah : Cathy est morte depuis plus de cinq ans, Jack ! C’était un accident de voiture, vous n’y êtes pour rien. N’importe qui aurait…


Jack : Syndrome de Guillain Barré !


Sarah : Qu’est-ce que vous racontez… Ecoutez, si je ne vous plais pas, il suffit de le dire.


Jack : Laissez tomber… Vous avez remarqué la démarche de Don Paolo, quand il nous a conduits au laboratoire clandestin ?  Ce type clopine tel  un garçon vacher sodomite. Le syndrome de Guillain Barré s’attaque aux membres inférieurs : fourmillements, douleurs. Les jambes de Don Paolo seront bientôt paralysées. Ses diarrhées nous ont guidées sur la piste d’un Crohn mais c’est un Guillain Barré !


Sarah : Je ne vois pas bien ce que ça change pour nous.


Jack : Tout, Sarah… Je crois que je  viens de trouver un moyen de nous tirer de ce pétrin.


(La porte de la chambre s’ouvre sur une femme élégante, dans un fauteuil roulant)


Paraplégique (élégante) : Bonjour Jack… Apparemment, J’aurais du frapper. Je suis ravie de constater que tu ne te morfonds pas trop.


Sarah : Qui êtes-vous ? Et qu’est-ce que vous attendez de nous, bon sang ?


Jack : Je crois que je peux répondre à la première question. Cathy, voici Sarah, mon assistante. Sarah, je vous présente ma femme accidentée, décédée au cours de la première saison.


(Montée de violons désaccordés – Gros plan sur Cathy, qui sourie tristement – Roulement de tambours assourdissant – écran noir – cut)


Humphrey appuya sur la touche stop. Il jugea que cette fulgurance, une fois à jeun, n’était qu’un révoltant tissu de connerie. Fou de rage, il déboita l’épaule du mannequin et quitta son lit en trimballant un morceau de bras en plastique au bout d’une paire de menottes.

Il se rendit à la cuisine et fit couler un café. Même en travaillant toute la journée sous l’effet combiné de la coke et d’un tube de Sulphur Iodatum 15ch, il n’y avait aucune chance pour qu’il torche un scénario viable avant la tombée du jour. D’autant plus qu’il avait promis à John Locke une juste sentence, exécutable sans délais. Pour ne rien gâcher, on frappait à la porte. 

-          Si vous n’êtes pas un bourreau de chat itinérant, dégagez ! hurla Humphrey en agitant le bras articulé en direction de l’entrée de son appartement.

Les coups redoublèrent. L’auteur en slip rua à travers le couloir et trébucha sur un monocycle (son dernier court-métrage se situait dans l’univers du cirque. Le script incluait de nombreuses scènes de poursuites). Il s’étala face contre terre. On cognait de plus belle. Coupé dans son élan, Humphrey ouvrit la porte avec dépit, découvrant un jeune homme tiré à quatre épingles, portant une élégante mallette en cuir et un sourire en coin accroché à une gueule de jeune premier.

-          Ok, vous avez gagné. Je possède un téléviseur. J’ai peut être oublié de le signaler dans ma dernière déclaration. 

-          …

-          Sérieusement, les programmes ne valent pas la redevance ! J’en sais quelque chose : ce sont des gens comme moi qui les écrivent.

Le regard du visiteur se porta d’abord sur le troisième bras d’Humphrey, passa brièvement sur le slip, s’attarda sur la tache puante étalée sur son t-shirt, puis se focalisa sur le visage de cet homme d’une quarantaine d’années, victime d’une barbe néolithique, d’une pâleur post-mortem et de cernes époustouflantes. Alors, le visiteur dit :

-          Voulez-vous connaitre le sens véritable de la vie ?

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