La mort des frères Perignon

drhache

La mort des frères Pérignon


Un matin d’avril au retour des vacances de Pâques, j’ai appris que les deux frères Pérignon étaient morts. J’avais dix ans et j’étais en CM2, à l’école communale de la rue du Cardinal Amette ou j’avais fait toute ma scolarité depuis le jardin d’enfant jusqu'à la fin du primaire. Nos routes s’étaient croisées dans plusieurs classes sans qu’ils ne deviennent mes amis pour autant, ils étaient des membres familiers de mon univers posé là, entre les institutrices, les anniversaires le mercredi après midi et les lignes du trottoir sur lesquelles on ne marche pas.
Je crois même m’être battu avec l’un d’entre eux une fois en le traitant de grand con car il nous dépassait tous d’une tête, étant peut être à l’aube d’une préadolescence précoce.
Le matin de la rentrée, la nouvelle s’était propagée en rebondissant sur les murs de la cour de récréation comme un ballon trop gonflé, pour atterrir dans le filet de mes angoisses. Sans savoir bien comment, j’avais cru comprendre qu’ils avaient été bloqués dans une voiture au milieu d’une rivière, que les flots avaient grossi et que toute la famille était morte noyée.
J’étais revenu déjeuner chez moi et en avais parlé à Maria, qui nous gardait encore à l’époque et avec qui mes relations étaient tendues. Elle n’avait pas dû remarquer l’impact de cette nouvelle, trouvant toujours de toutes façons que je faisais trop d’histoires, et que j’étais compliqué. Maria tentait à sa manière de me simplifier par l’intermédiaire de coups de pieds au cul, méthode efficace mais dont nous avions trouvé les limites un ou deux ans avant, et il ne subsistait de notre affection préalable qu’ une méfiance réciproque.
Je n’ai jamais pu savoir si j’avais inventé l’histoire de la noyade en voiture pour nourrir d’obscurs fantasmes de l’enfance et obéir à quelques ordres subconscients illustrant la peur de se noyer dans son bain, si l’un de mes camarades m’avait servi cette fable inventée par lui-même ou un autre, peu importe d’ailleurs.
Mais en retournant à l’école cet après midi là, j’allais naturellement à la quête aux détails, tentant de combler par des faits concrets le vide béant qui s’ouvrait devant moi : la mort violente de deux de mes pairs.
L’histoire était toute autre.
Luc Renaud, l’un de mes camarades avec qui je jouais au petit train depuis quelques années m’apprit en entrant dans la cour que les frères Pérignon avaient été abattus par leur père, qui avait massacré toute sa famille avant de se tirer une balle dans la bouche. La cour de récréation étant le berceau de toutes légendes et exagérations, je ne crus pas cette abomination tout d’abord, mais un petit gros teigneux du nom de Baudry se précipita vers moi en me tirant dessus avec ses doigts repliés en forme de pistolet, en hurlant « jvais te tuer comme le père à Pérignon ».
Il louchait.
Du reste de l’après midi, je n’ai qu’un souvenir diffus, mais je pense que l’histoire a été confirmée par le corps professoral ou par le directeur, ce qui me laisse aujourd’hui encore pantois. Comment peut-on expliquer à des enfant entre 6 et 11 ans que deux d’entre eux on été abattus par leur père ? En 1976, peut être pensait-on qu’on ne doit rien cacher aux enfants, mais le môme que j’étais ne valida pas le schéma.
Au lieu d’une oppression intérieure, je me souviens d’un poids sur mes épaules, de plus en plus lourd à porter au fur et à mesure que les heures passaient, et de sable dans les yeux.
Mais plus que la croix de leur mort et l’empathie, je ressens encore la terreur absolue s’infiltrer dans mes veines et prendre rapidement le contrôle. Beaucoup plus tard, je lirais les effets de crises de manque chez les grands drogués, lorsque toutes vos terminaisons nerveuses envoient en même temps des messages de souffrance à votre cerveau bien incapable de gérer cet afflux d’aiguillons chauffés à blanc.
A l’intérieur de moi s’ouvrent des failles que je ne peux combler, et je regarde avec effarement mes copains continuer à jouer et ne montrer aucun malaise, se réfugiant dans le rire, l’exagération ou l’oubli.
Je me sens seul et j’aimerais pleurer avec eux tous mais ils fuient, et je me ferme, me tais, tout se brise en silence.
Le poids sur les épaules se déplace à l’intérieur de mon ventre, un démon vient me ronger les parois de l’estomac et je ne suis qu’une contraction lorsque j’arrive chez moi. Je reste sur mon lit en chien de fusil, incapable de parler pendant deux heures en geignant au rythme de ma respiration.
Alertée par Maria, ma mère rentre du bureau et parvient à me calmer à force de baiser et de présence.
De mon père, je n’ai pas de souvenir pendant toute cette histoire. Au vu des événements, avais je développé une petite méfiance devant une potentielle furie criminelle de la gente paternelle, ou était il juste peu là pour nous, je ne sais pas. Probablement les deux.
Mes yeux se plissent, mais je ne pleure pas. Je dois avoir l’air méchant et fermé, et fermé je suis, mon cœur est en fonte noire.
J’agrippe les mains de ma mère et les tords, je n’irais pas à l’école demain. Mercredi non plus.
Je n’aime pas l’école, et j’aime qu’on s’occupe de moi. J’ai vite compris que la maladie ou l’angoisse sont de bons vecteurs d’intérêt, et je resterais longtemps celui qui aime être plaint. Je me glorifie dans la douleur, quand j’ai mal tout m’est permis, je n’irais pas à l’école.
Ma jeune âme ne sait pas bien si elle calcule ou si elle souffre, et le péché originel vient couvrir de mélasse une situation déjà confuse. Je suis coupable car je ne vais pas à l’école, je souffre car j’ai touché la mort, j’ai peur car j’ai distingué la violence au loin, et je suis heureux de ne pas aller à l’école, avec les félicitations du jury.
Jeudi, je n’irais pas à l’école, je ne peux pas je ne peux pas je ne veux pas mais je peux parler, je sens je sais que mon entourage ressent les nuances de mon angoisse, je n’ai même plus l’illusion de pouvoir tromper les adultes, et sous ce jeu de faux semblant j’enfouis la terreur sourde du père fou qui vise ses enfants au fusil, qui tire, et tout ce sang, que vais je bien pouvoir en faire ?
Je l’enfouis.
Le directeur me convoque le vendredi après une longue discussion avec ma mère. Il descend de son piédestal mais reste vielle école, école quoi qu’il arrive.
Il mentionne le fait que les frères Pérignon avaient des amis proches, plus proches que moi qui ont mieux réagi, qu’il faut maintenant que mes blocages s’arrêtent et que je rentre dans le rang. Je ne suis même pas choqué par l’inanité de cette quantification de la douleur, cette équation absurde où l’angoisse serait un X explicable et réductible.
Au contraire, le léger électrochoc me réveille, je n’avais besoin que de cela, il faut secouer les gamins une fois de temps en temps. L’écho que ma mère me fait de cette scène des années plus tard est bien diffèrent. Le directeur m’aurait reçu dans son appartement au-dessus des salles de classe, et m’aurait donné le choix de revenir en classe de façon souple et en me confortant dans ma douleur. Je suis incapable de savoir aujourd’hui ce qu’il en a été, mes souvenirs tronqués ne sont peut-être que le fruit d’une vision insupportable mais nécessaire de l’autorité, car je me vois encore sur une chaise en bois dans son bureau mal éclairé, lui me vouvoyant et me parlant du devoir, du travail et du quotidien.
Je retournais à l’école le vendredi après midi, parvenais à glisser d’un ton docte que j’avais eu des problèmes avec l’histoire des Pérignon à qui voulu bien l’entendre ( assez peu de monde) et passais à autre chose.

La relation compliquée avec la violence se cristallise à partir de ce moment-là. J’ai l’impression durant toute mon adolescence d’être d’une lâcheté physique maladive, mais j’aime bien les armes, et mon parrain m’offre une carabine à 13 ans.
Plus tard je passerai mon permis de chasse, et mon cœur bat plus vite lorsque l’oiseau tombe.

Par la suite, je m’écorcherai aux histoires d’enfants maltraités, en séparant bien les viols des meurtres. Les viols me rendent fou car, jeune enfant beau et blond, j’ai eu ma part de mains dans le caleçon chez les amis des parents, et me sens investi d’une fureur sacrée sur un sujet qui pourrait me conduire aux violences extrêmes sans pollution de culpabilité d’aucune sorte.
Mais les meurtres d’enfants me glacent, je ne peux les confronter ni même en accepter l’aune.
Je les fuis, leurs récits dans la presse me rongent.
Et puis ce matin, je lis l’adversaire, d’Emmanuel Carrère. Une amie me l’a recommandé voire un peu plus, elle me l’a apporté à la suite d’une discussion sur le sujet.
Bloqué au lit par des vertèbres récalcitrantes, j’avale le livre en deux heures pendant que mes trois enfants gazouillent ou crient autour de mon lit.
À la mort des petits Romand je tremble mais termine, et recommande l’ouvrage même si le caractère principal est plus démon que damné.
La démarche de Carrère est séduisante, mais je n'arrive pas à m'intéresser au personnage de Jean Claude Romand, peut être parce que c'est ce qu'il cherche et a toujours cherché, et que sa rédemption n'est qu'un acte de plus dans la mauvaise pièce d'un petit escroc narcissique qui aurait bien voulu rejouer Amok mais n'a su que survivre à sa propre médiocrité.

  • Un texte prenant et poignant, qu'on lit d'une traite, malgré le malaise. Merci !

    · Il y a plus de 13 ans ·
    Nature orig

    mls

  • Chapeau ! Un texte bien mené, à bonne distance et grande sensibilité... J'ai plongé dedans comme un(e) perdu(e) sur le divan du psy... et j'ai haleté avec vous. Merci. Ce témoignage est un présent sans prix. Je note le livre de Carrère que je n'ai pas lu. Merci Lou pour le partage. Coup de coeur.

    · Il y a plus de 13 ans ·
    Img 0789 orig

    Gisèle Prevoteau

  • Très belle mise en perspective, mister Drahche. Dans la région natale de ma mère, la drache est une forte pluie soudaine et incessante et je trouve que votre texte fait un peu cet effet. Comme si ça vous tombait dessus et qu'on traversait cette pluie avec l'envie d'en finir puis au bout d'un moment, on en apprécie les bienfaits. Bravo, coup de coeur et en plus, je viens aussi de lire L'Adversaire que j'ai moins aimé que D'autres vies que la mienne, soit dit en passant...

    · Il y a plus de 13 ans ·
    Dsc00245 orig

    jones

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